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les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

Stépan Pétritchenko – Les causes de l’insurrection de Kronstadt - 1925

Stépan Pétritchenko d’abord nommé président de l’Assemblée Générale de la brigade des cuirassés de Kronstadt sur la place centrale de l’Ancre devint par la suite président du comité révolutionnaire provisoire.

J’ai pris connaissance, dans le n° 6-7 de "Znamia Borby", de la correspondance échangée entre l’organisation des Socialistes-Révolutionnaires de gauche et des maximalistes, d’une part, et les communistes anglais, d’autre part. L’insurrection de Kronstadt de mars 1921 y est abordée. Le bureau politique du Comité Central du Parti Communiste anglais reproche dans sa réponse aux S.R. de gauche et aux maximalistes de "rendre hommage, dans leur presse, à l’insurrection de Kronstadt ; laquelle fut soutenue, sinon inspirée, par les organisations contre-révolutionnaires du monde entier, russes et étrangères, ainsi qu’on le sut par la suite".

Quant à moi, je pense que l’insurrection de Kronstadt en 1921, devrait être saluée par tous ceux, en qui bat un cœur révolutionnaire, et qui veulent défendre les intérêts des travailleurs.

S’il n’avait pas été possible sur le moment d’être pleinement informé de l’esprit et du but de cette insurrection, à cause du blocus [1], l’intuition du révolutionnaire devrait lui faire comprendre qu’il y a eu là-bas une lutte pour la Révolution, et non une contre-révolution. En effet, chaque socialiste russe connaît la signification politique de Kronstadt. Comme les organisations sus-nommées sont socialistes, je pense qu’elles n’ont pas commis un crime, en saluant dans leur presse l’insurrection de Kronstadt. Bien au contraire, cela eut été un tort de leur part si elles ne l’eussent pas fait, en nous refusant leur soutien moral.

En tant qu’ancien président du Comité Révolutionnaire de Kronstadt, durant l’insurrection, j’estime de mon devoir moral d’expliciter brièvement ces événements au Politburo du P.C. anglais.

Je sais que vous avez été informés à ce sujet par Moscou, et je sais aussi que cette information unilatérale est trop partiale. Il ne vous serait pas mauvais d’entendre le point de vue opposé. Je promets que ces événements seront soumis plus tard au jugement du prolétariat mondial et de la paysannerie laborieuse, avec toutes les précisions nécessaires.

Vous avez reconnu vous-mêmes que l’insurrection de Kronstadt n’avait pas été inspirée de l’extérieur, en d’autres mots, cela signifie que la patience des travailleurs — marins, soldats rouges, ouvriers et paysans — avait atteint son terme.

La colère populaire accumulée contre la dictature du Parti Communiste russe, ou plutôt contre ses dirigeants, s’est exprimée dans cette insurrection, et c’est ainsi que commença l’effusion insensée d’un sang précieux. Oui, précisément d’un sang précieux, car là, il n’y avait pas de conflit de caste ou de classe : des deux côtés, il n’y avait que des travailleurs en armes.

La seule différence était que les Kronstadiens se battaient sans contrainte et en toute conscience, alors que les assaillants étaient trompés et forcés de marcher à l’assaut par les dirigeants du P.C.R. Je suis même prêt à vous en dire davantage : les Kronstadiens n’avaient aucune envie de combattre et de verser le sang. Je reviendrai sur ce point plus loin, mais pour l’instant je prends note, avec gratitude, du fait que vous ne niez pas l’aspect spontané et autonome de l’insurrection. Il est toujours agréable d’entendre de la bouche des bolchéviks, ne serait-ce qu’une parcelle de vérité, même s’il ne s’agit que du Politburo du P.C. anglais. Par la même occasion, il est à signaler encore une autre démonstration de ce fait : j’ai justement le document sous la main. Vous verrez plus bas à quoi cela va servir.

Il s’agit du n° 1 de la Pravda de Petrograd, du 1er janvier 1922 ; c’est un organe politique officiel que nous pouvons croire sans réserve. L’éditorialiste de ce journal, Brystriansky, écrit en faisant le bilan de l’année 1921 : "Mais nos ennemis n’ont pas tenu compte d’un facteur décisif : le bon sens du guide et du dirigeant du prolétariat russe — le Parti Communiste — Devant une situation menaçante, il a su changer sa tactique en 24 heures, donner au gouvernail du navire le coup de barre nécessaire, donner une nouvelle direction à la politique économique du Parti, etc."

Comme vous pouvez vous en rendre compte, cette reconnaissance officielle est importante, car elle montre que les dirigeants du P.C.R. ne réagissent que devant une situation menaçante, et si précipitamment, qu’ils le font en 24 heures. Mais jusqu’à ce que la situation devienne menaçante, tout fonctionne mécaniquement. Ils ne voient rien, ne sentent rien, n’entendent rien : Tel un pachyderme pataud. A la seule différence que l’éléphant est guidé par la baguette de son cornac, à laquelle il obéit ; alors que les dirigeants du P.C. de Moscou ne réagissent que lorsqu’on a pointé sur eux les canons de 12 pouces de Kronstadt.

Eh bien, que s’est-il donc passé pour que les Kronstadiens en arrivent à parler la langue des canons avec les dictateurs du P.C. Russe se dénommant "Gouvernement ouvrier et paysan" ?

Les Kronstadiens sont ceux-là mêmes qui prirent une part active dans la création de ce gouvernement. Ils l’ont défendu contre toutes les attaques de la contre-révolution. Ils ont protégé non seulement les accès de Pétrograd, cœur de la Révolution mondiale, mais encore ils ont envoyé des détachements expéditionnaires contre tous les innombrables fronts des Blancs, en commençant par Kornilov et en finissant par les généraux Ioudénitch et Néklioudov.

Les Kronstadiens sont ceux-là mêmes, que vantait le "gouvernement ouvrier et paysan" non seulement en Russie, mais aussi dans le monde entier. Ce sont ceux, pour lesquels le "gouvernement ouvrier et paysan" ne trouvait pas assez de termes pour louer leur esprit révolutionnaire, leur audace et leur fermeté. Il les appelait des noms les plus élogieux à commencer par "héros de l’univers", les portant aux nues, jusqu’à les comparer à des aigles, à des albatros, etc. Ces mêmes Kronstadiens seraient-ils devenus brusquement les ennemis de la Révolution ? Seraient-ils donc déclarés contre-révolutionnaires, agents de l’Entente, espions français, soutiens de la bourgeoisie, des S.R., des mencheviks, etc.?

Pourtant le gouvernement "ouvrier et paysan" lança de telles accusations contre les Kronstadiens. Il est surprenant que les Kronstadiens soient devenus les ennemis dangereux du gouvernement "ouvrier et paysan", au moment où tout danger était écarté pour lui du côté des généraux blancs et de la Contre-révolution armée.

Au moment précis où il fallait passer à la reconstruction du pays, et commencer à récolter les fruits des conquêtes d’Octobre ; quand il fallait montrer la marchandise sous son vrai jour, étaler son bagage politique — car il ne suffit pas de promettre, faut-il encore réaliser — lorsque vint le moment de faire le bilan de la Révolution, ce à quoi personne n’osait pas même rêver pendant la tension de la guerre civile.

A ce moment-là, les Kronstadiens devinrent des ennemis. En quoi cela consistait-il ? Quel crime avait commis Kronstadt contre la Révolution ?

Je n’ai pas l’intention d’approfondir ici l’origine des erreurs de tout le système de la dictature et du communisme de guerre (je rappellerai à ce propos que Trotsky apprécia beaucoup le communisme de guerre, et qu’il insista avec force pour qu’il soit conservé économiquement pendant toute la période de renaissance du pays). Je ne m’arrêterai que sur un fait précis. Avec la liquidation de la guerre civile, les ouvriers des usines de Pétrograd estimèrent être en droit de rappeler au Soviet de Pétrograd, que le moment était venu de se soucier de leur situation économique, et de passer ainsi d’un régime de guerre à un régime de paix. Les ouvriers dirent qu’ils étaient affamés par la sous-alimentation systématique, et exténués par un travail excessif.

Le Soviet de Pétrograd vit la contre-révolution dans cette exigence innocente et vitale des ouvriers. Il resta sourd et aveugle à ces revendications les plus élémentaires des travailleurs et se mit à réprimer : perquisitions et arrestations, les déclarant espions et agents de l’Entente. S’appuyant sur la force armée et se couvrant du drapeau de la Révolution, la Tchéka appliqua là aussi ses méthodes favorites. Ces bureaucrates s’étaient laissés corrompre pendant la guerre civile, lorsque personne n’osait rien dire, et ils agirent mécaniquement comme auparavant. Ils ne comprirent pas que la situation avait changé. La réponse des ouvriers fut la grève. La fureur du Pétrosoviet ne connut plus de bornes. Rendu sanguinaire, comme une bête féroce, il prit les ouvriers, affamés et épuisés, dans un étau de fer, à l’aide de ses argousins, afin de les contraindre par tous les moyens à travailler.

Les unités militaires de marins et de soldats rouges qui se trouvaient à Pétrograd, n’osèrent pas prendre la défense des ouvriers, malgré leur sympathie, car les autorités les menaçaient de Kronstadt, présentée comme le bras séculier de la Révolution, châtiant tous ceux qui oseraient attenter au Pouvoir soviétique. Mais cette fois-ci, le "gouvernement ouvrier et paysan" ne réussit pas à spéculer sur Kronstadt, bien que cela lui eût réussi plus d’une fois dans le passé.

Grâce à leur proximité géographique, les Kronstadiens purent s’informer de la situation à Pétrograd. Ne vous étonnez pas que cela fut avec retard, bien que Pétrograd ne se trouve qu’à 30 km de Kronstadt. Car la dictature du "Prolétariat" existe justement pour que le prolétariat ne sache rien.

Aussi indignés qu’ils fussent par les actes du "gouvernement ouvrier et paysan" envers les ouvriers pétrogradois, les matelots savaient avec raison qu’on ne pouvait se fier seulement à des bruits, et ils voulurent voir de leurs propres yeux, aussi s’y prirent-ils de manière organisée. A cette fin, ils désignèrent une délégation de marins des navires mouillant à Kronstadt, pour qu’elle aille à Petrograd se rendre compte sur place de la situation réelle et faire ensuite un rapport. Qu’y avait-il là de criminel ?

Mais lorsque cinq marins du Sébastopol, délégués par leur équipage, tentèrent de monter sur le Petropavlovsk, pour accorder leur action avec celle de l’équipage de ce navire, les sentinelles leur interdirent le passage, sur ordre du collectif du P.C. ; ce qui n’avait jamais eu lieu, car les relations entre les deux équipages étaient habituellement toujours libres. Aux protestations de ceux du Sébastopol, des mitrailleuses furent pointées sur eux ; ce qui était une nouvelle surprise, car il n’y avait jamais eu de mitrailleuses sur le pont supérieur du navire.

Apparemment, le collectif du P.C. avait des instructions pour agir ainsi le cas échéant.

L’équipage du Pétropavlovsk fut rapidement informé de cet incident et un groupe de matelots monta sur le pont, et fit entrer triomphalement ceux du Sébastopol. Les membres du Parti, qui gardaient les mitrailleuses, durent subir les admonestations de leurs camarades de navire, et suivirent, le rouge au visage et la tête baissée, l’ensemble de leurs camarades sur le grand pont. Cet incident troubla encore plus les marins et le meeting résolut de désigner, sans perdre de temps, une délégation, et de l’envoyer tout de suite à Pétrograd.

Malgré les obstacles créés par l’administration, comme l’interdiction de tout rassemblement, de tout meeting, etc. vu l’état de siège décrété, malgré le sabotage des comités de soviets locaux, contrôlés par les communistes, malgré tout cela, les délégués purent visiter tout de même des usines, prendre contact et discuter avec les ouvriers, afin de s’informer de la situation exacte. Toutefois, ils rencontrèrent un obstacle de taille dans leurs efforts.

Qu’est-ce que cela pouvait être ? Que pouvez-vous imaginer comme obstacle, camarades anglais ? Peut-être pourrez-vous comprendre en prenant connaissance des rapports des délégués.

Ils étaient tous identiques : directs : sans arrière-pensées, révélateurs par leur contenu :

"Les usines, vues de l’extérieur, prêtent à confusion ; on peut croire que ce ne sont pas des usines, mais des bagnes du régime tsariste. Elles sont encerclées par une garde militaire. A l’intérieur, des koursantis [2] se promènent, l’arme à la main ; on y rencontre aussi des tchékistes. Les ouvriers se tiennent à leur place de travail, le regard perdu, lorsque le responsable communiste de l’usine leur demande de se rassembler pour écouter les délégués de Kronstadt, ils se mettent en cercle de mauvais gré. Certains ne bougent pas de leur place. D’autres murmurent avec colère : "Nous la connaissons cette délégation !"

Nous leur demandons : Pourquoi, camarades, ne vous rassemblez-vous pas de bon gré pour discuter avec nous, délégués de Kronstadt ?

Tous prêtent l’oreille et nous regardent obstinément, comme s’ils voulaient nous convaincre de quelque chose, et continuent à se taire. Pourquoi vous taisez-vous ? ils se taisent toujours. "Nous sommes des délégués de Kronstadt, envoyés ici pour éclaircir les causes de votre mécontentement à l’égard du pouvoir, et pour cela nous vous prions de nous dire la vérité directement et franchement..." Une voix s’élève parmi les ouvriers : "Nous avons déjà reçu des délégués, et après ils ont emmené tous ceux qui leur avaient fait confiance."

Nous sommes obligés de montrer tous nos documents, pour les convaincre que nous sommes bien mandatés par Kronstadt. "Maintenant, nous croyez-vous ?" Ils se taisent et montrent des yeux la garde armée et les membres du Parti, présents à la réunion. Nous commençons à comprendre de quoi il retourne. Alors, les délégués s’efforcent de rassurer les ouvriers, leur promettant leur soutien dans leurs revendications. Ils leur assurent que le "pouvoir soviétique" prendra celles-ci en considération, avec le soutien de Kronstadt.

Ils veulent, par ces paroles, provoquer la discussion.

Mais rien, les ouvriers se taisent toujours, certains même ne peuvent retenir leurs larmes.

"Camarades, que pourrons-nous dire en revenant à Kronstadt ? Pourquoi vous taisez-vous ? On ne vous a tout de même pas arraché la langue ?" Enfin il se trouve un ouvrier qui a du cran et qui intervient : "Oui, camarades, nous n’avons plus de langue et plus de mémoire, notre aspect en témoigne. Je sais ce qu’il adviendra de moi après votre départ, mais puisque vous êtes de Kronstadt, dont on se sert sans arrêt pour nous faire peur, et que vous voulez savoir la vérité, la voici : nous sommes affamés, mal vêtus et mal chaussés, aussi le froid nous transit, et surtout nous sommes terrorisés moralement et physiquement. Nous ne pouvons plus vivre ainsi ! Nous n’avons plus de forces ! A chacune de nos demandes et revendications, le pouvoir répond par la terreur. La terreur, sans cesse la terreur. Allez voir les prisons de Pétrograd, vous verrez combien de nos camarades ont été emprisonnés ces trois derniers jours. Non, camarades, cela ne peut plus continuer ainsi, le temps est venu de dire ouvertement aux bolchéviks : Arrêtez de vous cacher derrière notre nom.

A bas votre dictature, qui nous a mené dans une impasse. Empruntons la voie sans-parti.

Vive les Soviets librement élus ! Eux seuls nous sortiront de ce cul-de-sac !"

Camarades anglais, voyez-vous maintenant où en était réduit l’ouvrier pétrogradois. C’est le même ouvrier, qui de sa poitrine fraya la voie vers Octobre. Il a été assimilé à du bétail : muselé et terrorisé.

Oui, les Kronstadiens durent apprendre beaucoup de choses amères à Pétrograd. Nous ne nous y arrêterons pas en détail. Nous ne sommes tous que des hommes, et nous pouvons tous nous tromper. Mais tout de même, en faisant la somme de tout ce qui avait été entendu, vu et vécu, sans tenir compte des attaques et cris hostiles au régime existant, en écartant les petits défauts du pouvoir, et finalement en prévoyant la contre-révolution qui n’aurait pas manqué de se produire dans ces conditions, comment donc devaient réagir les Kronstadiens devant une pareille situation ? Ils adoptèrent une résolution, portant sur des exigences et des demandes, tout à fait élémentaires. Vous connaissez probablement, camarades, le contenu de cette résolution, qui ne voulait pas rompre avec le Parti Communiste en son entier ; elle voulait juste se démarquer des dictateurs impudents et corrompus, pour supprimer l’arbitraire régnant dans tout le pays, à la suite du Communisme de guerre.

Cette résolution ne voulait qu’élargir les droits des travailleurs à disposer des conquêtes d’Octobre. A cette fin, elle ne réclamait que des "Soviets librement élus", ce qui nécessitait "la liberté de parole, de la presse et de rassemblement pour les ouvriers et paysans, anarchistes et les partis socialistes de gauche".

Cela signifiait la fin de la terreur physique et morale contre ceux-là mêmes qui avaient porté Octobre sur leurs épaules, tout autant que les communistes et sinon plus.

Pour l’instant, nous n’allons pas nous attarder sur le reste de la résolution. Que peut-on discerner de contre-révolutionnaire dans ces premières revendications ? Cependant, quelle a été la réaction du gouvernement "ouvrier et paysan" ? Il s’abstint de quelque concession que ce soit, il éluda les pourparlers avec le Comité Révolutionnaire ; lequel n’avait pas encore abandonné l’espoir de résoudre la situation créée par des voies pacifiques.

Il déclara Kronstadt contre-révolutionnaire, la qualifia de complot blanc-gardiste, lui accola l’ex-général Kozlovsky, malade, invalide et incapable de quoi que ce soit, vu son âge ; le contre-espionnage français, les agents de l’Entente, les S.R., les menchéviks et ainsi de suite. Puis ce gouvernement ouvrit le feu le premier, le 7 mars, à 6 h 45 du soir, contre une Kronstadt animée d’intentions pacifiques.

Que devaient faire les Kronstadiens ? Il ne leur restait plus qu’à se défendre, et leur victoire morale réside en ce fait.

Ainsi, camarades anglais, vous avez raison, lorsque vous dites que l’insurrection de Kronstadt ne fut pas inspirée de l’étranger, comme je vous l’ai démontré plus haut.

Je voudrais encore que vous me disiez en quoi consista l’aide aux Kronstadiens qu’auraient fournie les organisations contre-révolutionnaires du monde entier, russes et étrangères ?

Je rappellerai encore une fois que l’insurrection de Kronstadt ne s’est pas produite par la volonté d’une organisation politique quelconque ; il est même vain d’en parler, car il n’y en avait pas à Kronstadt ; l’insurrection s’est déclenchée spontanément, par la seule volonté de la masse même de la population et de la garnison.

Cela apparaît aussi bien dans le contenu de la résolution, que dans la composition du Comité Révolutionnaire désigné. Nulle part, on ne peut remarquer l’expression dominante de la volonté d’une organisation antisoviétique quelconque.

Pour les Kronstadiens, tout ce qui eut lieu et tout ce qui se fit, fut dicté par les circonstances et les événements. Les Kronstadiens ne mirent aucun espoir ou calcul en qui que ce soit. Cette question ne fut jamais soulevée par personne, ni au Comité Révolutionnaire, ni aux assemblées de délégués, ni aux meetings. Pour cette raison, de son côté le Comité Révolutionnaire ne prit aucune initiative dans ce sens, bien qu’il en eût la possibilité. Le Comité Révolutionnaire s’efforça seulement d’appliquer strictement la volonté de la masse.

Je ne suis pas en état de juger cela bon ou mauvais, mais c’était la masse qui guidait le Comité Révolutionnaire, et non l’inverse. Il n’y avait pas parmi nous de politiciens patentés, qui voient tout à 3 archines [3] sous terre, et savent pour cela ce qu’il faut faire afin d’en tirer bénéfice. Les Kronstadiens agirent sans plan, ni programme, en tâtonnant seulement, dans les limites de la résolution et selon les circonstances. Coupés du monde, entier, nous ne savions pas ce qui se passait en dehors de Kronstadt, tant dans la République Soviétique qu’à l’étranger. Peut-être quelqu’un spéculait-il sur notre insurrection ? ce qui se produit toujours dans ces cas-là, mais je dois dire que c’était en vain. Ne faisons pas d’hypothèses sur ce qui aurait pu se produire ultérieurement, au cas où les événements eussent pris une autre tournure, car tout pouvait arriver, et nous ne pouvions rien prévoir.

Mais les Kronstadiens ne s’apprêtaient pas à donner l’initiative à qui que ce soit, tant qu’ils étaient vivants. Si les communistes nous ont accusés dans leurs journaux, d’avoir accepté la proposition de la Croix Rouge Russe, se trouvant en Finlande, pour nous aider en ravitaillement et en médicaments ; de notre côté, nous n’y voyons rien de mal.

Nous l’avons fait selon la volonté de tout le comité et de l’assemblée des délégués. Nous considérions que c’était une organisation purement philanthropique, nous proposant une aide inoffensive et sans arrière-pensée. Lorsque nous décidâmes de laisser entrer à Kronstadt cette délégation, nous l’avons menée à l’Etat-major de la forteresse les yeux bandés. A la première réunion, nous leur avons déclaré que nous acceptions leur aide, en tant qu’organisation philanthropique, mais que nous étions libres de toute obligation. Nous donnâmes satisfaction à leur demande de laisser un représentant à Kronstadt, pour surveiller la répartition des produits qu’ils devaient faire parvenir principalement aux femmes et aux enfants.

Le capitaine Vilken resta à Kronstadt, enfermé dans une chambre sous surveillance, afin qu’il ne puisse sortir sans autorisation. Quel danger ce Vilken représentait-il ? S’il pouvait constater uniquement l’état d’esprit de la garnison et des citoyens de la ville, de toute façon ce n’était pas une "assez bonne noisette pour ses dents".

Est-ce en cela que consistait l’aide de la contre-révolution ? Peut-être même en ce que Victor Tchernov envoya son salut à Kronstadt insurgé, et lui proposa ses services ; ce à quoi le Comité Révolutionnaire répondit que son salut était reçu avec reconnaissance, mais que son arrivée était inopportune. Le C.R. considérait en effet que ce problème devait être réglé par le Soviet désigné après de nouvelles élections. Est-ce en cela que consista le soutien de la Contre-révolution russe et internationale ? Est-ce ainsi que les Kronstadiens se jetèrent dans les bras d’un parti anti-soviétique ? Je ne fais que rendre compte des faits, le plus exactement possible, comme ils se sont produits, indépendamment de mes convictions politiques personnelles.