Bandeau
les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

Alexander Berkman – Extrait du livre "Le mythe bolchevik" – 1932

Petrograd, février 1921.

Il fait un froid intense et la ville souffre énormément. Les tempêtes de neige nous ont isolés des provinces ; il n’y a pratiquement plus d’approvisionnement de la ville. On ne distribue plus qu’une demi-livre de pain. La plupart des maisons ne sont pas chauffées. Au crépuscule, de vieilles femmes rôdent autour du tas de bois près de l’Hôtel Astoria, mais la sentinelle est vigilante. Plusieurs usines ont été fermées par manque de combustibles, et les employés ne reçoivent plus que des demi-rations. Ils ont convoqué une assemblée pour discuter de la situation, mais les autorités ont interdit qu’elle ait lieu.

Les ouvriers de l’usine de Trubotchni se sont mis en grève. Ils se plaignent que pour la distribution de vêtements d’hiver les communistes ont été excessivement avantagés par rapport à ceux qui n’appartiennent pas au Parti. Le Gouvernement refuse d’examiner les doléances jusqu’à ce que les hommes aient repris le travail.

Des foules de grévistes se sont rassemblées dans la rue près des usines, et des soldats ont été envoyés pour les disperser. C’était des kursanti, des jeunes communistes de l’académie militaire. Il n’y a pas eu de violence.

Maintenant les hommes des ateliers de l’Amirauté et des docks de Galernaïa se sont joints aux grévistes. Le ressentiment contre l’attitude arrogante du Gouvernement est grand. On essaya de faire une manifestation de rue, mais des soldats à cheval la réprimèrent.

27 février.

Sentiment de nervosité dans la ville. Les grèves créent une situation de plus en plus grave. Les usines Patronny, et celles de Baltïskie et de Laferm ont arrêté le travail. Les autorités ont donné l’ordre aux grévistes de reprendre le travail. Loi martiale dans la ville. Le Comité spécial de Défense (Komit et Oboroni) est investi de pouvoirs exceptionnels, avec Zinoviev à sa tête.

Hier soir, pendant la session du Soviet, un membre militaire du Comité de défense a accusé les grévistes d’être des traîtres à la Révolution. C’était Lashevitch. Il était gros, gras et injurieusement sensuel. Il traita les travailleurs mécontents de "sangsues qui essaient d’extorquer" (shkurniki) et exigea des mesures draconiennes contre eux. Le Soviet a voté une motion pour lockouter les ouvriers de l’usine Trubotchni. Cela veut dire perte des rations — véritable famine.

28 février.

Des publications des grévistes ont apparu dans les rues aujourd’hui. On y cite des cas de travailleurs trouvés morts de froid chez eux. Les exigences principales concernent les vêtements d’hiver et la distribution plus régulière des rations. Certaines de ces circulaires protestent contre la suppression des meetings dans les usines. "Les gens veulent se consulter pour trouver des moyens de soulagement", déclarent-ils. Zinoviev soutient que tous les ennuis sont dus à des complots des Mencheviks et des Socialistes-révolutionnaires de gauche.

Pour la première fois on attribue aux grèves une tournure politique. Tard dans l’après-midi une publication fut expédiée par la poste, qui contenait de plus amples revendications. "Un changement total de la politique du Gouvernement est nécessaire, dit-elle. En premier lieu les ouvriers et les paysans ont besoin de liberté ; ils ne veulent pas vivre selon les décrets des Bolcheviks ; ils veulent diriger leurs propres destinées. "Nous exigeons la libération de tous les travailleurs socialistes et ceux qui ne sont pas inscrits au parti ; l’abolition de la loi martiale ; la liberté d’expression, de presse, et de réunion pour tous ceux qui travaillent ; des élections libres des comités d’ateliers et d’usines et des représentants syndicaux et du Soviet".

1er mars.

Beaucoup d’arrestations ont lieu. Des groupes de grévistes encerclés de tchekistes, en route pour la prison, est un spectacle courant. Beaucoup d’indignation dans la ville. J’entends dire que plusieurs syndicats ont été liquidés et que leurs membres actifs ont été remis entre les mains de la Tcheka. Mais des publications continuent de paraître. La position arbitraire des autorités a pour effet de stimuler les tendances réactionnaires. La tension monte. On entend des appels pour la Utchredilka (Assemblée constituante). Un manifeste circule, signé par les "Travailleurs socialistes du district de Nevsky", attaquant ouvertement le régime communiste. Il dit : "Nous savons qui a peur de l’Assemblée Constituante. Ce sont ceux qui ne pourront plus nous voler. Au lieu de cela, ils auront à répondre devant les représentants du peuple de leur duperie, de leurs vols et de tous leurs crimes."

Zinoviev s’alarme ; il a télégraphié à Moscou pour l’envoi de troupes. On dit que la garnison locale sympathise avec les grévistes. L’armée des provinces a reçu l’ordre de rallier la ville : des régiments communistes spéciaux sont déjà arrivés. Aujourd’hui on a instauré une loi martiale extraordinaire.

2 mars.

Des rumeurs des plus alarmantes. Des grèves importantes ont éclaté à Moscou. J’ai entendu dire aujourd’hui à l’Astoria que des conflits armés ont eu lieu près du Kremlin et que le sang a coulé. Les Bolcheviks prétendent que la coïncidence des événenements dans les deux capitales est la preuve d’une conspiration contre-révolutionnaire.

On dit que les marins de Kronstadt sont venus dans la ville pour se renseigner sur la cause des troubles. Impossible de dire ce qui est réel et imaginaire. L’absence de toute presse publique encourage les rumeurs les plus folles. Les journaux officiels sont mis en doute.

3 mars.

Kronstadt est agitée. La ville désapprouve les méthodes draconiennes du Gouvernement contre les ouvriers mécontents. Les hommes du bateau de guerre Petropavlovsk ont voté une résolution pour montrer qu’ils sympathisent avec les grévistes.

On a fini par savoir aujourd’hui que le 28 février un comité de marins avait été envoyé dans cette ville pour étudier la situation créée par les grèves. Son rapport fut défavorable aux autorités.

Le 1er mars, les équipages de la 1ère et 2ème escadre de la Flotte de la Baltique convoquèrent une assemblée publique sur la place Yakarny. Au moins 16.000 marins, soldats de l’Armée Rouge et travailleurs y assistèrent. Le Président du Comité Exécutif du Soviet de Kronstadt, le communiste Vassiliev, présidait. Kalinine, Président de la République, et Kuzmine, Commissaire de la Flotte de la Baltique s’adressèrent à l’assistance. L’attitude des marins était tout à fait bienveillante envers le Gouvernement, et Kalinine fut reçu à son arrivée à Kronstadt avec les honneurs militaires, la musique et des bannières.

Au cours de l’assemblée on discuta de la situation de Petrograd et du rapport de la commission d’enquête des marins. L’assistance exprima franchement son indignation devant les moyens employés par Zinoviev contre les travailleurs. Le Président Kalinine et le Commissaire Kuzmine réprimandèrent les grévistes et accusèrent la Résolution de Petropavlovsk d’être contre-révolutionnaire. Les marins mirent l’accent sur leur loyauté au système soviétique, mais condamnèrent la bureaucratie bolchevique. La résolution fut votée.

4 mars.

Grande tension nerveuse dans la ville. Les grèves continuent. Des désordres dans le milieu ouvrier ont encore eu lieu à Moscou. Une vague de mécontentement traverse le pays. On signale des soulèvements de paysans à Tambov, en Sibérie, en Ukraine et au Caucase. Le pays est au bord du désespoir. On avait espéré avec confiance qu’avec la fin de la guerre civile les communistes allégeraient le sévère régime communiste. Le Gouvernement avait annoncé son intention de remonter l’économie du pays, et les gens désiraient beaucoup y collaborer. Ils attendaient un allègement des lourdes charges, l’abolition des restrictions du temps de guerre, l’introduction des libertés élémentaires.

Il n’y a plus de fronts, mais la vieille politique suit son train et la militarisation des travailleurs paralyse le renouveau industriel. On porte ouvertement l’accusation que le Parti communiste est plus intéressé à implanter son pouvoir politique qu’à sauver la Révolution.

Un manifeste officiel a paru aujourd’hui. Il est signé par Lénine et Trotsky et déclare que Kronstadt est coupable de mutinerie (myatezh). La revendication des marins pour des Soviets libres est dénoncée comme étant "une conspiration contre-révolutionnaire contre la République prolétarienne". Des membres du Parti communiste reçoivent l’ordre de se rendre dans les entreprises et les usines pour "rallier les travailleurs à la cause du Gouvernement contre les traîtres". Kronstadt doit être supprimée.

La station de radio Moscou a émis un message adressé à "tous ! tous ! tous !" :

Petrograd est calme et rangée, et même les quelques usines où l’on a formulé des accusations contre le Gouvernement Sovietique comprennent maintenant que c’est le travail de provocateurs .°.. Au moment précis où en Amérique un nouveau régime républicain prend les rênes du Gouvernement et montre un penchant pour rétablir des relations commerciales avec la Russie Sovietique, le fait de répandre des rumeurs mensongères et d’organiser des désordres à Kronstadt a pour seul but d’influencer le Président américain à changer sa politique vis à vis de la Russie. Au même moment la Conférence de Londres tient ses sessions et le fait de répandre ces mêmes rumeurs influence également la délégation turque et la rend plus docile aux exigences de l’Entente. La rébellion de l’équipage du Petropavlovsk fait indubitablement partie d’une vaste conspiration qui a pour but de créer des difficultés à l’intérieur de la Russie Sovietique et de nuire à notre situation internationale ... Ce projet est exécuté par un général tsariste et d’anciens officiers et leurs activités sont soutenues par les Mencheviks et les Socialistes-révolutionnaires.

Tout le district du nord est soumis à la loi martiale et tous les rassemblements sont interdits. Des précautions minutieuses ont été prises pour protéger les institutions du Gouvernement. Des mitrailleuses sont placées à l’intérieur de l’Astoria, où logent Zinoviev et d’autres importants bolcheviks. Ces préparatifs font croître la nervosité générale. Des proclamations officielles ordonnent aux grévistes le retour immédiat dans les usines, interdisent l’arrêt du travail et avertissent la populace qu’il est interdit de se rassembler dans les rues.

Le Comité de Défense a instauré un "nettoyage" de la ville. Beaucoup d’ouvriers soupçonnés de sympathiser avec Kronstadt ont été arrêtés. Tous les marins de Petrograd et une partie de la garnison supposée "indigne de confiance" ont été affectés à des

endroits éloignés, alors que les familles des marins de Kronstadt habitant Petrograd sont tenues en otage. Le Comité de Défense a avisé Kronstadt que "les prisonniers sont gardés comme "gages" pour la sécurité du Commissaire de la Flotte de la Baltique, Kuzmine, du Président du Soviet de Kronstadt, T. Vassiliev, et d’autres communistes. Si nos camarades ont le moindre mal, les otages payeront de leurs vies".

"Nous ne voulons pas d’effusion de sang, fut la réponse télégraphique de Kronstadt. Nous n’avons fait de mal à aucun communiste".

Les ouvriers de Petrograd attendent le développement des événements avec impatience. Ils espèrent que l’intervention des marins tourne la situation en leur faveur. L’exercice des fonctions du Soviet de Kronstadt touche à sa fin et des dispositions sont prises pour les prochaines élections.

Le 2 mars a eu lieu une conférence des délégués à laquelle ont assisté 300 représentants des bateaux, de la garnison, des syndicats et des usines et parmi eux aussi un certain nombre de communistes. La Conférence approuva la Résolution votée le jour précédent à la réunion générale. Lénine et Trotsky l’ont déclarée contre-révolutionnaire et prouvant l’existence d’une conspiration blanche.

Ce document historique, supprimé en Russie, est reproduit ici en entier.

RÉSOLUTION DE LA RÉUNION GÉNÉRALE DES ÉQUIPAGES DE LA PREMIÈRE ET DE LA SECONDE ESCADRE DE LA FLOTTE DE LA BALTIQUE

Tenue le 1er Mars 1921,

Ayant pris connaissance du rapport des représentants envoyés par la Réunion Générale des équipages des bateaux de Petrograd pour y étudier la situation, avons décidé :

1° Étant donné que les Soviets actuels ne représentent pas la volonté des travailleurs et des paysans, de procéder à des nouvelles élections immédiates par scrutin secret, et d’assurer une campagne pré-électorale de liberté totale parmi les ouvriers et des paysans ;

2° D’établir la liberté d’expression et de la presse pour les travailleurs et les paysans, les anarchistes et les partis socialistes de gauche ;

3° De garantir la liberté de réunion pour les syndicats et les organisations paysannes ;

4° De réunir une Conférence impartiale de travailleurs, de soldats de l’Armée Rouge et de marins de Petrograd, de Kronstadt, et de la Province de Petrograd, pas plus tard que le 19 mars 1921 ;

5° De libérer tous les prisonniers politiques des partis socialistes, aussi bien que tous les ouvriers, paysans, soldats et marins emprisonnés par rapport aux mouvements ouvriers et paysans ;

6° D’élire une Commission pour réexaminer les cas de ceux qui sont retenus dans les prisons et les camps de concentration ;

7° D’abolir tous les politodeli (bureaux politiques), parce qu’aucun parti ne devrait profiter de privilèges spéciaux pour propager ses idées, ni recevoir une aide financière du Gouvernement pour de tels usages. A leur place il faudrait créer des commissions éducatives et culturelles, élues localement et financées par le Gouvernement ;

8° L’abolition immédiate de tous les zagraditelniye otryadi (unités armées organisées par les Bolcheviks dans le but de mettre fin au commerce et de confisquer les denrées alimentaires et d’autres produits. Leurs méthodes irresponsables et arbitraires étaient proverbiales dans le pays tout entier ;

9° De rendre égales les rations de tous ceux qui travaillent, à l’exception de ceux qui sont employés dans des métiers nuisibles à la santé ;

10° D’abolir les détachements communistes de combat dans toutes les branches de l’Armée, aussi bien que les gardes communistes qui sont de service dans les entreprises et les usines. Si de tels gardes aux détachements s’avéraient nécessaires, ils doivent être désignés dans l’Armée selon les grades, et dans les usines d’après le jugement des ouvriers ;

11° De donner aux paysans une liberté d’action totale en ce qui concerne leurs terres, ainsi que le droit d’avoir du bétail, à condition qu’ils y pourvoient par leurs propres moyens ; c’est à dire sans engager de main-d’œuvre ;

12° De demander à toutes les branches de l’Armée, ainsi qu’à nos

camarades, les kursanti militaires, de s’entendre sur nos résolutions ;

13° De revendiquer pour celles-ci la publicité dans la presse ;

14° De désigner une Commission de Contrôle itinérante ;

15° De permettre une libre production kustarnoïe (individuelle sur une petite échelle) par efforts personnels.

Résolution adoptée à l’unanimité par le meeting de brigade, deux personnes s’abstenant de voter.

PETRICHENKO, Président du meeting de brigade. PEREPELKINE, secrétaire. VASSILIEV, Président.

Kalinine et Vassiliev votent contre la Résolution.

4 mars.

Tard dans la nuit. Pour la session extraordinaire du PetroSoviet, le Palais Tauride était bourré de communistes, la plupart des jeunes, fanatiques et intolérants. Admission par carte spéciale ; il fallait aussi se procurer un propusk (permis) pour pouvoir rentrer chez soi aux heures où il était interdit de circuler. Les représentants des ateliers et des comités ouvriers étaient dans les galeries, les communistes occupant la partie centrale. On donna la parole à quelques délégués d’usine, mais au moment où ils essayaient de présenter leurs arguments, ils furent hués. A plusieurs reprises Zinoviev exhorta l’assemblée à donner à l’opposition une possibilité d’être entendue, mais son appel manquait d’énergie et de conviction.

Pas une voix ne s’éleva en faveur de l’Assemblée Constituante. Un ouvrier d’usine implora le Gouvernement de prendre en considération les doléances des travailleurs qui ont froid et faim. Zinoviev répondit que les grévistes étaient les ennemis du régime soviétique. Kalinine déclara que Kronstadt était le siège du complot organisé par le général Kozlovsky. Un marin rappela à Zinoviev le temps où lui et Lénine étaient poursuivis comme contre-révolutionnaires par Kerenski et furent sauvés par ces marins mêmes qu’ils dénoncent maintenant comme traîtres. Kronstadt ne revendique que des élections honnêtes, déclara-t-il. Il ne peut aller plus loin. La voix de stentor et l’appel exalté de Yevdakimov, lieutenant de Zinoviev, provoqua un grand degré d’excitation chez les communistes. Sa résolution fut adoptée au milieu d’un tumulte de protestations de la part des délégués non-alignés et des syndicalistes. La résolution déclara Kronstadt coupable de tentative contre-révolutionnaire contre le régime sovietique et exige la reddition immédiate. C’est une déclaration de guerre.

5 mars.

Beaucoup de Bolcheviks refusent de croire que la résolution du Soviet sera exécutée. Ce serait trop monstrueux d’attaquer par la force des armes la "gloire et l’orgueil de la Révolution russe", comme Trotsky appelait les marins de Kronstadt. Dans le cercle

de leurs amis beaucoup de communistes menacent de démissionner du Parti si un acte aussi sanglant avait lieu.

Trotsky devait s’adresser au Petro-soviet hier soir. Le fait qu’il n’apparut pas, fut interprété comme indiquant l’exagération du sérieux de la situation. Mais il arriva dans la nuit et aujourd’hui il a adressé un ultimatum à Kronstadt :

Le Gouvernement des Travailleurs et des Paysans a décrété que Kronstadt et les bateaux insubordonnés doivent se soumettre immédiatement à l’autorité de la République Soviétique. C’est pourquoi j’ordonne à tous ceux qui ont levé la main contre la patrie socialiste de déposer immédiatement leurs armes. Les obstinés seront désarmés et remis aux autorités soviétiques. Les commissaires et autres représentants du Gouvernement arrêtés, seront immédiatement libérés. Seulement ceux qui se rendront sans conditions pourront compter sur la clémence de la République Soviétique.

En même temps je publie des ordres pour réprimer la mutinerie et soumettre les mutins par la force des armes. La responsabilité pour le mal dont pourrait souffrir la population pacifique retombera entièrement sur les mutins contre-révolutionnaires.

C’est l’ultime avertissement.

TROTSKY, Président du Soviet militaire révolutionnaire de la République.

KAMENEV, Commandant-en-chef.

La ville est au bord de la panique. Les usines sont fermées, et on parle de manifestations et d’émeutes. Les menaces contre les Juifs deviennent perceptibles. Les forces militaires continuent d’affluer à Petrograd et de ses environs. Trotsky a exigé une nouvelle fois que Kronstadt se rende, son ordre contenant la menace " je vous abattrai comme des faisans". Même certains communistes sont indignés par le ton que prend le Gouvernement. C’est une erreur fatale, disent-ils, de considérer comme étant de l’opposition, la revendication des travailleurs pour obtenir du pain. Zinoviev a transformé en complot contre-révolutionnaire la sympathie de Kronstadt pour les grévistes et leur requête pour des élections intègres. J’ai parlé de la situation avec plusieurs amis parmi lesquels se trouvent un certain nombre de communistes. Nous pensons qu’il est encore temps de sauver la situation. Une commission dans laquelle marins et travailleurs auraient confiance pourrait apaiser les passions impétueuses et trouver une solution satisfaisante des problèmes urgents. Il est inconcevable qu’un incident comparativement insignifiant tel que la grève

initiale dans l’usine de Trubotchni, puisse tourner en guerre civile avec toutes les effusions de sang qu’elle entraînerait.

Les communistes avec lesquels j’ai parlé de mon idée y sont tous favorables, mais ils n’osent pas en prendre l’initiative. Personne ne croit l’histoire de Kozlovsky. Tous s’accordent à dire que les marins sont les supporters les plus loyaux des Soviets ; leur but est de forcer les autorités à accorder les réformes nécessaires. Ils ont déjà réussi à un certain degré. Les zagraditelniyé otryadi, notoirement brutaux et arbitraires, ont été abolis dans la province de Petrograd et certaines organisations syndicales ont eu le droit d’envoyer des représentants dans les villages pour acheter des vivres. Ces derniers deux jours des rations spéciales et des vêtements ont été distribués à plusieurs usines. Le Gouvernements craint un soulèvement général. Petrograd se trouve maintenant en "état de siège extraordinaire", on ne peut sortir que jusqu’à neuf heures du soir. Mais la ville est calme. Je ne pense pas qu’il y aura une insurrection grave si on peut persuader le Gouvernement de prendre une voie plus raisonnable et plus juste. Dans l’espoir de trouver une solution pacifique, j’ai soumis à Zinoviev un projet d’arbitrage signé par des personnes bienveillantes pour les Bolcheviks :

Au Soviet du Travail et de la Défense,

PRÉSIDENT ZINOVIEV,

Rester silencieux est impossible maintenant, et même criminel. Des événements récents nous obligent, nous anarchistes, de parler franchement et d’expliquer notre attitude dans la situation présente.

L’effervescence manifeste parmi les ouvriers et les marins est le résultat de causes qui exigent une attention sérieuse de notre part. Le froid et la faim avaient provoqué le mécontentement, et l’absence de toute possibilité de discussion et de critique, pousse les ouvriers et les marins à faire connaître leurs doléances ouvertement.

Des groupes de gardes Blancs veulent et essayent peut-être d’exploiter ce mécontentement dans l’intérêt de leur mouvement. Se camouflant derrière les travailleurs et les marins, ils lancent des slogans sur l’Assemblée Constituante, le commerce libre et de semblables exigences.

Nous les anarchistes avons longuement dénoncé le faux de ces slogans, et nous déclarons au monde entier que nous nous battrons avec des armes contre toute tentative contre-révolutionnaire, en collaboration avec tous les amis de la Révolution Sociale et main dans la main avec les bolcheviks.

En ce qui concerne le conflit entre le gouvernement Soviétique et les ouvriers et marins, nous estimons qu’il faut le régler non par la force des armes, mais par un accord basé sur la camaraderie Avoir recours à l’effusion de sang, de la part du Gouvernement Soviétique, n’intimidera pas et ne calmera pas, les ouvriers — dans la situation donnée —. Au contraire, cela ne fera qu’aggraver les problèmes et renforcer l’Entente et la contre-révolution interne.

Plus important encore, l’usage de la force par le Gouvernement des travailleurs et des marins contre les travailleurs et les marins aura un effet démoralisant sur le mouvement révolutionnaire international et fera un tort incalculable à la Révolution Sociale.

Camarades bolcheviks, réfléchissez avant qu’il ne soit trop tard ! Ne jouez pas avec le feu : vous êtes sur le point de franchir le pas le plus sérieux et le plus décisif.

Par la présente, nous vous soumettons la proposition suivante : qu’on choisisse cinq personnes pour former une Commission, comprenant deux anarchistes. La Commission se rendra à Kronstadt pour régler le différend par des moyens pacifiques. C’est la méthode la plus radicale dans la situation donnée. Elle aura une portée révolutionnaire internationale.

Alexander BERKMAN Emma GOLDMAN PERKUS

PETROVSKI

Petrograd, le 5 mars 1921.

6 mars.

Aujourd’hui Kronstadt a fait une déclaration à la radio, sur sa position. Elle dit :

Notre cause est juste, nous sommes pour le pouvoir des Soviets, non celui des partis. Nous sommes pour des représentants des masses laborieuses librement élus. Les Soviets de remplacement manipulés par le Parti communiste ont toujours été sourds à nos besoins et nos revendications ; la seule réponse a toujours été : fusillée... Camarades ! Ils déforment délibérément la vérité et ont recours à la diffamation la plus ignoble. A Kronstadt le pouvoir tout entier est exclusivement entre les mains des marins, soldats et travailleurs révolutionnaires — et pas avec des contre-révolutionnaires conduits par un certain Kozlovsky, comme la radio de Moscou qui ment essaie de vous le faire croire ... Dépêchez-vous, Camarades ! Venez, nous rejoindre, contactez-nous demandez que vos délégués soient admis à Kronstadt. Eux seuls vous raconteront la vérité et vous révéleront la calomnie diabolique à propos du pain finnois et des offres de l’Entente.

Longue vie au Prolétariat et à la paysannerie révolutionnaires ! Longue vie au pouvoir des Soviets élus librement !

7 mars.

Un grondement lointain arrive à mes oreilles tandis que je traverse la Nevsky. Il résonne de nouveau, plus fort et plus proche, comme s’il roulait vers moi. Soudain je réalise que ce sont des tirs d’artillerie. Il est 18 heures, Kronstadt a été attaquée !

Jours d’angoisse et de canonnades. Mon cœur est engourdi de désespoir ; quelque chose est mort en moi ! Les gens dans les rues semblent ployer sous l’affliction, abasourdis. Personne n’ose parler. La canonnade d’armes lourdes déchire l’air.

17 mars.

Kronstadt est tombée aujourd’hui. Des milliers de marins et de travailleurs sont étendus morts dans les rues. L’exécution sommaire de prisonniers et d’otages continue.

18 mars.

Les vainqueurs célèbrent l’anniversaire de la Commune de 1871. Trotsky et Zinoviev accusent Thiers et Galliffet du massacre des rebelles de Paris ...