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les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

Cronstadt : une tragique nécessité

Texte écrit en 1982 par le Parti communiste international, né en 1952 et publiant jusqu’aujourd’hui le journal Le Prolétaire et la revue théorique Programme Communiste. Voir leur site pour en savoir plus sur l’ensemble de leurs publications.

Cronstadt est devenu un symbole et un drapeau pour tous les ennemis du communisme. Bourgeois, social-démocrates, anarchistes, voient dans la répression de la révolte de Cronstadt en 1921 l’annonce et la préfiguration de l’écrasement de Berlin en 1953, de Budapest en 1956, de Prague en 1968 et de la Pologne en 1981, c’est-à-dire la preuve de la continuité entre la politique de Lénine-Trotsky et celle du stalinisme et du post-stalinisme. Les anarchistes et les ultra-gauchistes "infantiles" sont sans doute ceux qui font le plus de bruit. Cronstadt marque pour eux le début de la contre-révolution, la preuve de la dégénérescence irrémédiable du pouvoir soviétique. Les premiers y voient la confirmation de la perversité de tout Etat, fût-il prolétarien, les seconds la preuve de la nécessité pour la dictature du prolétariat d’être... sans contrainte d’Etat et surtout sans direction de Parti : Cronstadt prouverait la fausseté des principes du marxisme "autoritaire", Etat, parti, terreur centralisée. Leur démonstration ne repose pas seulement sur la légende d’un Cronstadt rouge, fleur de la révolution prolétarienne, massacrée par les bolchéviks sanguinaires, ces nouveaux tsars, légende dont nous montrerons plus loin l’inconsistance. Elle repose aussi plus ou moins explicitement sur une vision naïve et idyllique de la révolution.

Cronstadt, en effet, soulève deux séries de questions que, contrairement aux libertaires en tout genre, nous devons distinguer. D’une part le problème des rapports entre les diverses couches du prolétariat, et surtout entre l’avant-garde et les franges arriérées au cours des hauts et des bas de la révolution ; d’autre part les questions historiques particulières relatives à la situation et aux événements de Cronstadt. Ces questions sont évidemment dialectiquement liées. Il serait vain de discuter des terribles exigences d’une situation qui ont contraint les bolchéviks à écraser Cronstadt avec quelqu’un qui refuse par principe qu’un pouvoir prolétarien en train de naître ou de se consolider puisse tirer sur des ouvriers. L’examen du terrible problème que l’Etat prolétarien a dû affronter renforce à son tour la critique d’une vision de la révolution à l’eau de rose et permet de comprendre pourquoi l’écrasement de cette rébellion fut, selon le mot de Trotsky, "une tragique nécessité", mais une nécessité et même un devoir.

Dans la vision spontanéiste, les masses prolétariennes bougent et agissent "comme un seul homme" dans le sens révolutionnaire, pourvu qu’elles aient trouvé la "conscience de classe". Le rôle de l’avant-garde — du parti, pour ceux qui utilisent le mot — est de répandre cette conscience, et toute autre intervention est un "abus de pouvoir" inadmissible : les prolétaires doivent tout faire directement "par eux-mêmes" et dans leur totalité, sans "déléguer" aucune tâche de centralisation ni de direction à qui que ce soit. Or la moindre lutte réelle, la moindre grève par exemple, prouve l’inanité d’une telle vision. Elle montre que "la masse" est au contraire hétérogène, composée de catégories et de couches de maturité, de combativité et capacité d’organisation très différentes. Elle montre que la mise en mouvement de cette masse sous la poussée d’exigences matérielles et surtout l’unification de son combat se font par l’action d’éléments et de groupes d’avant-garde.

Lorsque la lutte éclate et avance, le rapport entre cette avant-garde et la masse est relativement simple. Cependant, même dans cette phase il est nécessaire de faire preuve de fermeté pour rallier les hésitants et parfois d’user de violence pour empêcher les couches les plus arriérées de saboter la lutte. Que faire si le patron fait venir des jaunes ? Ce sont, eux aussi, des ouvriers, moins conscients, moins organisés et surtout talonnés par la misère. On essaie de leur expliquer les choses, de les convaincre de se joindre à la lutte ; mais si on n’y parvient pas, il faut bien utiliser des arguments frappants si l’on en la force. Qui s’y refuserait ? Que les bourgeois prônent la "liberté du travail", ça se comprend. Mais que feront ceux qui radotent de "liberté individuelle" ? Les libertaires refuseront-ils de faire des piquets de grève pour empêcher par la force brutale des éléments arriérés de déserter ou de saboter la grève ?

La situation devient plus délicate si la grève traîne, piétine, subit des revers, commence à s’essouffler. Alors, les franges les moins fermes commencent à vaciller, à donner des signes de lassitude. Même si elle a démarré massivement, la lutte tend à s’effriter par morceaux, et les rapports entre les diverses composantes des "masses" deviennent très difficiles. Il est clair que le noyau le plus dur et lé plus solide ne peut pas contraindre les franges fatiguées ou découragées à poursuivre la lutte. Mais il est clair aussi qu’il ne peut pas sonner la retraite dès que des fractions notables décrochent. Parfois, il devra même continuer pendant un moment une action devenue minoritaire, si une reprise paraît possible.

Aucune règle formelle, aucune recette a priori ne permet alors d’esquiver les tensions que les difficultés de la lutte font naître entre les éléments les plus dynamiques et ceux qui lâchent, et ces tensions pourront aller des engueulades en assemblée générale aux affrontements physiques. Même si la direction de la lutte est suffisamment mûre et expérimentée pour sentir jusqu’où on peut aller, si une faiblesse est passagère et comment la surmonter, ou bien s’il faut reculer pour éviter une débandade, la lutte ne se déroule jamais de façon harmonieuse. Le combat contre le patron ne va pas sans lutte parmi les ouvriers eux-mêmes, lutte entre les différentes orientations et méthodes de combat, entre les "durs" et les "mous", ceux qui reculent et ceux qui reprennent courage. Et plus le combat contre le patron est dur, plus les oppositions parmi les ouvriers pourront être violentes et "fratricides" : on est parfois obligé de taper sur le compagnon de lutte qui recule, ou sur celui qui sera peut-être demain à l’avant-garde.

La révolution pose tous ces problèmes à une échelle infiniment plus vaste, avec une intensité multipliée par les dimensions de la lutte et l’importance de son enjeu. Loin d’être une "fête", la révolution est un combat acharné qui exige du prolétariat les plus grands sacrifices et l’oblige pendant toute une période à bander ses forces au-delà du supportable. "La dictature du prolétariat, c’est la guerre la plus héroïque et la plus implacable de la classe nouvelle contre un ennemi plus puissant, contre la bourgeoisie dont la résistance est décuplée du fait de son renversement", écrit Lénine [1] et il précise : "La dictature du prolétariat est une lutte opiniâtre, sanglante et non sanglante, violente et pacifique, militaire et économique, pédagogique et administrative contre les forces et les traditions de la vieille société".

Cette lutte titanesque ne peut pas ne pas provoquer au sein même du prolétariat des tensions terribles. En effet, s’il est évident que le parti ne fait pas la révolution et ne dirige pas la dictature contre ni même sans les masses, la volonté révolutionnaire de la classe ne se manifeste pas par des consultations électorales ou des "sondages" mettant en évidence une "majorité numérique" ou, chose encore plus absurde, une unanimité. Elle s’exprime par une montée et une orientation toujours plus précise de luttes où les fractions les plus déterminées entraînent les indécis et les hésitants, et balaient s’il le faut les opposants. Au cours des vicissitudes de la guerre civile et de la dictature, les positions et les rapports des différentes couches peuvent changer. Et, loin de reconnaître en vertu d’on ne sait quelle "démocratie soviétique" le même poids et la même importance à toutes les couches ouvrières, semi-ouvrières ou petites-bourgeoises, explique Trotsky dans Terrorisme et Communisme, leur droit même de participer aux soviets, c’est-à-dire aux organes de l’Etat prolétarien, dépend de leur attitude dans la lutte.

Aucune "règle constitutionnelle", aucun "principe démocratique" ne permet d’harmoniser alors les rapports au sein du prolétariat. Aucune recette ne permet de résoudre les contradictions entre les besoins locaux et les exigences de la révolution internationale, entre les besoins immédiats et les exigences de la lutte historique de la classe, contradictions qui trouvent leur expression dans l’opposition des diverses fractions du prolétariat. Aucun formalisme ne permet de codifier les rapports entre le parti, fraction la plus avancée de la classe et organe de sa lutte révolutionnaire, et les masses qui subissent à des degrés divers la pression des conditions locales et immédiates. Même le meilleur parti, celui qui sait "observer l’état d’esprit de la masse et influer sur lui" comme dit Lénine, doit parfois demander l’impossible aux masses. Plus exactement, il ne trouve la "limite du possible" qu’en essayant d’aller plus loin.

Car c’est la lutte elle-même qui, à travers ses hauts et ses bas, montre jusqu’où les masses sont prêtes à aller à un moment donné et cette "démonstration" est toujours dramatique : si le parti ne tire pas assez fort, il manque à sa tâche, s’il tire trop fort, le lien avec les masses casse. Le problème est d’autant plus difficile que, encore une fois, les "masses" ne sont pas homogènes. Un mouvement d’ensemble uniforme est impossible ; l’avance, et aussi bien le recul, se font par une succession de secousses dans lesquelles les différentes couches se tirent, se retiennent, se poussent, se bousculent et... se cognent.

Les choses sont encore beaucoup plus complexes dans une révolution non purement prolétarienne, comme celle de 1917 en Russie. Ici, le prolétariat n’est pas la seule classe qui participe à la révolution et à l’Etat révolutionnaire. Une bonne partie de la paysannerie, qui constitue près de 4/5 de la population et est elle-même très hétérogène, est son alliée. Sur le problème déjà délicat des rapports entre les couches plus ou moins avancées ou arriérées du prolétariat se greffe alors celui du rapport entre les deux classes. Elles sont alliées, mais pas sur un pied d’égalité, loin de là : contre toute "logique démocratique" mais en bonne dialectique historique, c’est le prolétariat qui, bien que numériquement très minoritaire, est le dirigeant politique de cette alliance. Mais ses rapports avec son alliée-subordonnée sont loin d’être idylliques, ils impliquent des antagonismes variables suivant les situations, à travers lesquels le prolétariat doit maintenir sa position dirigeante et la direction qu’il imprime à la révolution.

C’est évidemment dans la guerre civile que ces tensions et oppositions prennent les formes les plus aiguës : le gros des armées blanches est constitué lui aussi de prolétaires ou, dans un pays comme la Russie de l’époque, de paysans pauvres. Dans les villes prises et reprises alternativement par les rouges et les blancs, les rapports entre l’armée révolutionnaire et la population ne sont pas simples. La troupe de Makhno a aussi souvent écrasé des ouvriers ou des paysans qui lui résistaient et confisqué nourriture, chevaux et fourrage, que l’Armée Rouge qui a vainement essayé de l’intégrer dans ses rangs. Si elle n’a pu y parvenir, ce n’est pas tant à cause des "théories" anarchistes de Makhno, que de l’impossibilité pratique de discipliner sa troupe et de la plier à une action organisée et centralisée, ne disons pas à l’échelle de l’URSS, mais ne serait-ce que d’un front. Ces gens, qui étaient capables de se battre avec héroïsme contre les blancs, se battaient "pour leur propre compte", attaquant, reculant ou se déplaçant selon leur propre plan, et refusaient de se soumettre à un plan d’ensemble : ils étaient incapables de se laisser insérer comme partie dans un combat plus vaste.

Or, c’est là la question primordiale de la révolution : la coordination et la centralisation des luttes de tous les détachements du prolétariat, et éventuellement de ses alliés, dans un plan de bataille unique, et ce dans tous les domaines : militaire ou pédagogique, économique et administratif. Et il faut bien comprendre que cette centralisation n’est jamais acquise une fois pour toutes : elle exige, un effort et une lutte permanents, qui prennent les formes les plus variées et d’autant plus violentes que la situation est plus critique.

Celle de la Russie lors de l’hiver 1920-21 était particulièrement difficile et périlleuse pour le pouvoir prolétarien. La révolution partie de Russie en 1917 ne s’était pas étendue à l’Europe, contrairement à ce que les bolchéviks souhaitaient et avaient ardemment travaillé à réaliser, car c’était la première condition de sa victoire durable. L’opportunisme occidental avait joué son rôle de pompier social d’abord, de "chien sanglant" ensuite. En Allemagne, épicentre de la vague ouvrière de l’après-guerre, l’élite du prolétariat avait été massacrée à plusieurs reprises, dans d’épouvantables holocaustes, par les bouchers de la social-démocratie. De façon générale, la préparation révolutionnaire avait montré son retard, ou même sa totale inexistence. Le retard ou l’absence de partis communistes authentiques n’avait pas permis de profiter de la situation objective pour faire, sinon la révolution, du moins des pas appréciables dans le sens de sa préparation. La principale raison subjective de ce retard était qu’en 1919-20 les partis européens affiliés ou candidats à l’IC ou bien étaient dominés par des tendances centristes (comme en Italie et en France), ou bien oscillaient entre la nostalgie du centrisme et le gauchisme infantile (comme en Allemagne). Et c’est ainsi que les "années rouges" de 1919-20 passèrent sans que le prolétariat pût les utiliser à son profit. Dès la deuxième moitié de 1920, la bourgeoisie européenne d’abord effrayée et désorientée reprenait l’offensive. La révolution marquait le pas en Europe : la Russie isolée avait dû supporter seule le poids de la guerre contre les puissances impérialistes unies aux armées blanches, guerre qui pendant trois années avait ravagé le pays et saigné ses forces vives.

Au début de 1921, après sept ans de guerre, la Russie était épuisée et ruinée. L’agriculture, mais surtout l’industrie, étaient au bord de la faillite, les transports étaient pratiquement anéantis. La guerre civile avait empêché les bolchéviks de pouvoir convaincre par la pratique les paysans des bienfaits de la dictature du prolétariat. Le système du "communisme de guerre", avec essentiellement la réquisition forcée des céréales, nécessaire pour nourrir les villes et l’Armée Rouge, exaspérait les paysans dont la résistance, s’ajoutant aux dévastations provoquées par la guerre, explique que la production agricole, en 1921, ait été réduite à la moitié de son niveau d’avant-guerre. Comme l’expliquent souvent Lénine et Trotsky, le succès de la révolution, dans cet immense pays avec une énorme population paysanne, dépendait pour une large part de l’attitude des paysans. Il s’agissait, pour le prolétariat, d’en entraîner la majorité derrière lui en l’arrachant à l’influence de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers, et de s’assurer la neutralité des autres, tout en combattant les capitalistes agraires. En recevant la terre, la paysannerie pauvre avait été conquise par les bolchéviks. Dans la guerre civile, les paysans petits et moyens les avaient dans leur grande majorité soutenus, de peur de voir restaurer le pouvoir des blancs et la terre leur échapper. Mais une fois le péril conjuré pour l’essentiel avec l’écrasement des armées blanches au cours de l’année 1920, le paysan devenu moyen ne voyait plus d’antidote à son mécontentement contre le nouveau pouvoir, qui lui prenait son blé pour nourrir les villes, qui installait des fermes d’Etat avec des salariés, qui se montrait à lui sous le visage haï de l’"autorité", détachements armés et commissaires. Plus dangereuse que la contre-révolution blanche, selon Lénine, l’hydre de la révolte paysanne, petite-bourgeoise, menaçait partout la dictature du prolétariat. La province de Tambov, la région de la moyenne Volga, l’Ukraine, le nord du Caucase, la Sibérie occidentale, étaient le théâtre d’une vague de soulèvements, auxquels s’ajoutait le banditisme, alimenté par la démobilisation d’une partie- de l’armée, et soutenu par les socialistes-révolutionnaires.

Dans les villes, la situation économique était pire que dans les campagnes. A la fin de 1920, la production industrielle atteignait à peine le cinquième de son niveau de 1913. La désorganisation totale des transports, détruits par la guerre civile, entravait encore plus les livraisons de vivres aux villes affamées. On ne trouvait plus de biens de consommation, comme des chaussures ou des vêtements. L’inflation était galopante. En un an, le prix du pain avait décuplé. A la fin de 1920, le salaire réel à Pétrograd était tombé à 8,6% de son niveau d’avant-guerre. Des millions d’ouvriers refluaient vers les campagnes en quête de vivres. Si on ajoute à ces départs spontanés l’absence des ouvriers encore retenus aux fronts, les centaines de milliers de morts de la guerre civile qui avait fauché l’avant-garde, et le chômage dû à la dislocation totale de l’industrie, on peut comprendre que de 1913 à 1920 le nombre d’ouvriers d’industrie ait chuté de moitié, et que d’octobre 1917 à août 1920, par exemple, la population de Pétrograd ait diminué des 2/3, passant de 2.500.000

habitants à 750.000. La base sociale du pouvoir était donc considérablement affaiblie. Par ailleurs, le moral de ces prolétaires "déclassés", qui avaient en grande partie perdu leur élite, et qui avaient renoué des liens avec la campagne pour survivre, baissait dangereusement : la productivité avait chuté au tiers de son niveau de 1913, on volait tout ce qu’on pouvait dans les usines pour obtenir en échange des vivres des paysans, vivres que confisquaient immanquablement les détachement armés postés aux abords des villes pour empêcher la spéculation et le commerce illicite.

C’est dans ce contexte qu’éclatent, à la mi-février 1921, des grèves et des agitations, à Moscou puis à Pétrograd, à l’annonce de la réduction de la ration de pain du fait de la rupture des communications ferroviaires. Les revendications sont surtout économiques. Elles concernent la situation des ouvriers (suppression des barrages routiers, fin du rationnement préférentiel favorisant les ouvriers de l’armement, autorisation d’échanger des possessions personnelles contre de la nourriture, abolition des armées du travail), mais aussi celle des paysans (abolition des réquisitions de grains). Tandis que toutes ces revendications sont satisfaites dans le cadre de la province, les mencheviks, socialistes-révolutionnaires et anarchistes qui avaient profité des mouvements pour agiter leurs revendications propres (élections libres aux soviets et aux syndicats, fin de la terreur, libération des prisonniers politiques, abolition des fermes d’Etat, voire dans le cas des SR élection d’une Constituante et lutte armée pour le renversement des bolchéviks) sont arrêtés. Le mouvement n’aura pas duré plus d’une semaine. Néanmoins, il servira de détonateur à celui de Cronstadt.

Tel est le tableau de la situation intérieure à la veille de Cronstadt : une poudrière, que la moindre étincelle pouvait allumer. Qu’en était-il du danger d’une contre-révolution blanche appuyée sur l’impérialisme étranger ? Ici, les succès militaires fantastiques obtenus par les bolchéviks en trois ans de guerre acharnée ne devaient pas faire illusion. Certes, toutes les armées avaient été vaincues et repoussées l’une après l’autre. Mais celle de Wrangel, par exemple, forte de 70 à 80.000 hommes et subventionnée par la France, se trouvait toujours sur le pied de guerre en Turquie ; d’autres troupes blanches stationnaient sur les bords de la Mer Noire, en Sibérie et à Bizerte. La paix n’était pas encore signée avec l’Angleterre, ni avec la Pologne. Et l’intense activité politique, diplomatique, journalistique qui se développait dans tous les pays impérialistes où avaient trouvé refuge les contre-révolutionnaires (deux millions d’émigrés russes en 1921) montrait que l’émigration blanche et ses protecteurs impérialistes étaient à l’affût d’un moment favorable pour se déchaîner de nouveau et reprendre le pouvoir de l’extérieur. La Russie était une forteresse assiégée.

Ce point d’appui pour la restauration de l’ancien pouvoir, les blancs ont cru le trouver avec Cronstadt, où un certain mécontentement s’était manifesté au cours de l’hiver, et où les agents blancs souhaitaient organiser un complot permettant d’envahir la Russie par la Baltique, avec l’aide de Wrangel et de la France [2]. L’effervescence à l’étranger était telle que le 10 février, soit plus de deux semaines avant l’événement, la presse française crut pouvoir publier un reportage sur une prétendue révolte de Cronstadt ! Et Cronstadt était effectivement un point névralgique. Sa situation stratégique (principale base de la flotte de la Baltique, dans une position commandant Pétrograd, situé à quelques dizaines de kilomètres) en faisait un point de passage obligatoire pour

une prise de l’ancienne capitale par la mer. Mais sur le plan social et politique, qu’en était-il des marins qui, en juillet 1917, avaient mérité d’être appelés "la fierté et la gloire de la révolution" ?

Eh bien, les marins de la Baltique du début 1921 n’avaient plus rien à voir, quant à leur composition et à leur mentalité, avec ceux qui avaient "fait" 1917. Comme devait l’expliquer Trotsky [3], la marine de Cronstadt s’était toujours composée de trois couches : les révolutionnaires prolétariens avec un passé de luttes, les réactionnaires (fils de koulaks, de boutiquiers, de popes) et la grande majorité intermédiaire, d’origine paysanne. L’enjeu avait toujours été de savoir qui, du prolétariat ou de la bourgeoisie, influencerait la couche intermédiaire, la plus nombreuse. Or la guerre civile, en envoyant au front les meilleurs éléments par vagues successives, écréma entièrement Cronstadt. Dès 1918-19, on constate que Cronstadt est entièrement dépourvu de forces révolutionnaires d’avant-garde. Par contre de nouvelles recrues arrivent, notamment marins lettons et esthoniens qui se sont engagés là parce qu’ils craignaient d’être envoyés au front, et qui sont radicalement hostiles au pouvoir bolchévique. En .1921, plus des 3/4 de la garnison de Cronstadt (nettement plus qu’en 1917) étaient d’origine paysanne.

D’après Pétrichenko lui-même (dirigeant du soulèvement) les 3/4 étaient composés d’Ukrainiens — la région de Makhno — et certains avaient servi dans les troupes antibolchéviques du sud avant de s’engager dans la marine [4]. "Si les marins de Cronstadt de 1917-1918 - dit Trotsky - se situaient considérablement au-dessus du niveau de l’Armée Rouge, et avaient constitué l’armature de ses premiers détachements, de même que l’armature du régime soviétique dans de nombreux districts, les marins qui étaient restés dans le Cronstadt "en paix" jusqu’au commencement de 1921, sans trouver d’emploi sur aucun des fronts de la guerre civile, étaient en règle générale considérablement en dessous du niveau moyen de l’Armée Rouge et comportaient un grand pourcentage d’éléments complètement démoralisés qui portaient d’élégants pantalons bouffants et se coiffaient à la façon des souteneurs" [5]. Contrairement, à la légende répandue par les anarchistes et l’ultra-gauche, ce n’est donc pas "la fleur de la révolution" qui a "fait Cronstadt" ni que les bolchéviks ont massacrée, mais des couches d’arrière-garde largement paysannes, imprégnées de l’esprit du petit producteur, sur lequel peut facilement trouver prise l’agitation d’idées petites-bourgeoises, anarchistes ou anarchopopulistes : contre la discipline, les sacrifices, l’autorité, les partis, etc. C’est là l’origine profonde d’un mouvement comme celui de Cronstadt ou celui de Makhno, qui tous deux représentent "des convulsions de la petite-bourgeoisie paysanne qui, assurément, voulait s’affranchir du capital, mais en même temps n’acceptait nullement de se soumettre à la dictature du prolétariat" [6].

Cet état d’esprit ressort bien des revendications adoptées le 28 février 1921 par les matelots du "Pétropavlovsk" et qui, acclamées ensuite en Assemblée Générale sur la place de l’Ancre à Cronstadt par une foule de plusieurs milliers de personnes devaient devenir la charte du mouvement [7]. Les principales revendications économiques reflètent le lien étroit entre les marins et les paysans et artisans, tandis que d’autres reprennent les revendications des ouvriers grévistes de Pétrograd, las des sacrifices et de la discipline militaire dans les usines : suppression des barrages routiers, égalisation des rations alimentaires, entière liberté pour les paysans non exploiteurs de main-d’œuvre d’user à leur gré de la terre et du bétail, autorisation de la production artisanale individuelle. Les principales revendications politiques qui se greffent dessus ne représentent pas un programme cohérent, mais reflètent l’influence confuse des divers courants "de gauche" hostiles aux bolchéviks : nouvelles élections à bulletin secret aux soviets avec entière liberté de propagande pour tous les partis, liberté de parole et de presse à tous les ouvriers et paysans ainsi qu’à tous les partis "de gauche", liberté d’assemblée des syndicats et organisations paysannes, libération de tous les détenus politiques "socialistes" de même que de "tous les ouvriers, paysans, soldats et matelots emprisonnés en raison de leurs activités dans les mouvements ouvrier et paysan", abolition des détachements communistes à l’armée et dans les usines, abolition de tous les organismes politiques, aucun parti ne devant "bénéficier de privilèges spéciaux pour la propagation de ses idées".

Si les revendications économiques exprimaient le besoin de souffler des petits producteurs après les duretés de la guerre civile, et étaient finalement en deçà des mesures de grande envergure déjà prises par les bolchéviks, mais qui ne seront divulguées qu’au Xe Congrès du parti de mars 1921 (la NEP), les revendications politiques, par contre, tendaient à saper la dictature du prolétariat en introduisant l’anarchie et la liberté pour les ennemis "de gauche" du pouvoir prolétarien, qui n’avaient que trop montré leur rôle en quatre années de révolution et de guerre civile. Ce qui était à l’œuvre avec le soulèvement de Cronstadt, c’était bel et bien une "contre-révolution petite-bourgeoise", dit Lénine. Or celle-ci était "sans nul doute plus dangereuse que Dénikine, Youdénitch et Koltchak réunis, parce que nous avons affaire à un pays où le prolétariat est en minorité, nous avons affaire à un pays où la ruine atteint la propriété paysanne et où, par surcroît, nous avons une chose comme la démobilisation de l’armée qui fournit une quantité invraisemblable d’éléments insurrectionnels" [8]. Les marins sans parti ne voulaient pas, sans aucun doute, la restauration des blancs, mais ils ne voulaient pas non plus des bolchéviks. Dans les Isvestia de Cronstadt, organe du soulèvement, tous les maux issus de la guerre et de la ruine économique sont attribués aux bolchéviks ; les accusations les plus fantaisistes sont lancées contre la "commissarocratie". Le mot d’ordre central était : "Pour une troisième révolution". Or il n’avait pas de sens. Il fallait choisir entre la dictature du prolétariat, qui nécessitait la direction du parti, et la dictature de la bourgeoisie. Il n’a jamais existé de pouvoir de la "démocratie pure", cet idéal de tous les petits-bourgeois. Et c’est pourquoi, selon Lénine "si petit ou peu notable que fût au début (...) ce décalage du pouvoir que les marins et ouvriers de Cronstadt proposaient (...), les éléments sans-parti ont fait (même involontairement) office de marchepied, de gradin, de passerelle pour les gardes blancs" [9].

Le soulèvement de Cronstadt n’avait-il pas été accueilli avec enthousiasme et suivi d’une activité fiévreuse (démarches diplomatiques, propagande, collecte de fonds) dans tous les milieux de l’émigration et de l’impérialisme ? Le cadet Milioukov, chef politique de la grande bourgeoisie capitaliste, réfugié à Paris, n’avait-il pas salué en Cronstadt le mot d’ordre "Les soviets sans les bolchéviks" que ce grand bourgeois intelligent reprenait à son compte, sachant bien que sans l’influence prépondérante des bolchéviks, les soviets se videraient de leur contenu révolutionnaire et abdiqueraient leur pouvoir, comme entre février et octobre 1917. Et quelles que fussent les illusions des rebelles, comment auraient-ils pu tenir militairement sans faire appel, ne fût-ce que pour se ravitailler en armes et en vivres, à la bourgeoisie étrangère et aux émigrés blancs, qui n’attendaient que cela ? C’était bel et bien la contre-révolution grande-bourgeoise qui se profilait à l’horizon et qui ne manquerait pas de chasser ses auxiliaires petits-bourgeois après les avoir un moment utilisés.

Tel était le danger qui menaçait lés bolchéviks à partir du moment où les marins avaient pris les armes. Aussi les bolchéviks n’avaient-ils pas le choix. Ils ne ménagèrent pas leurs peines pour obtenir un règlement pacifique du conflit, avec des appels radio et des tracts invitant les rebelles à ne pas faire le jeu des gardes blancs. Mais au bout d’une semaine d’efforts infructueux, devant le refus des Cronstadtiens et la menace d’une invasion de Petrograd grâce à la fonte imminente des glaces qui allait permettre de ravitailler Cronstadt par mer et d’en faire une tête de pont pour les armées blanches, ils durent intervenir militairement : il fallait agir vite. La répression se fit sans aucune joie : il était dur de tirer sur ceux que les bolchéviks considéraient, selon Trotsky et Boukharine, comme des "frères égarés" plutôt que comme des ennemis pleinement conscients. Mais la défense du pouvoir du prolétariat l’exigeait. Et il faut noter que si Cronstadt fut vaincu militairement par des détachements d’élite de l’Armée Rouge, des élèves-officiers et de la Tchéka, auxquels s’étaient joints bon nombre de délégués du Xe congrès (y compris ceux de l’"Opposition Ouvrière") accourus sur place, il fut surtout vaincu politiquement , car le prolétariat de Pétrograd, plus affamé que les marins de Cronstadt et qui venait de vivre une semaine de grève, refusa résolument de les soutenir.

La "leçon de Cronstadt" tirée par Lénine fut : "en politique, resserrer les rangs du parti, renforcer la discipline, accentuer la lutte contre les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires ; en économie, satisfaire autant que possible la paysannerie moyenne" [10]. C’étaient là en effet les conditions du maintien du pouvoir prolétarien dans l’attente de la révolution en Occident : renforcement de sa direction, c’est-à-dire du parti, en mettant fin notamment aux polémiques interminables qui lui avaient fait perdre un temps précieux et affaiblissaient sa cohésion interne, comme la polémique sur les syndicats et celle avec l’Opposition Ouvrière, et en opérant une sérieuse épuration, notamment parmi les nouveaux arrivés (136.836 membres exclus en 1921) ; renforcement de la discipliné dans les rangs du prolétariat, qu’on ne pouvait laisser ravaler au rang de la petite-bourgeoisie anarchisante et profiteuse ; renforcement de la lutte contre tous les ennemis politiques de la dictature du prolétariat, suppôts de la contre-révolution malgré leurs étiquettes "de gauche" ; enfin concessions économiques aux petits producteurs sous contrôle de l’Etat prolétarien (notamment remplacement des réquisitions par un impôt en nature et rétablissement d’un certain échange), afin de "sauver l’entente avec la paysannerie", seule "capable de sauver la révolution socialiste en Russie, tant que la révolution n’a pas éclaté dans les autres pays" [11].

En effet, c’est la perspective et la préparation de la révolution internationale qui commandent toute la politique des bolchéviks : la révolution ne peut se maintenir durablement en Russie que si elle se développe et s’étend au dehors et, réciproquement, le maintien du pouvoir prolétarien en Russie n’est pas une fin en soi, mais doit servir la révolution mondiale. C’est peu de dire que cette vision internationaliste manquait aux Cronstadtiens ; leur optique était localiste, fédéraliste au mieux, et leur lutte tendait à détruire en fait la centralisation des forces prolétariennes même à l’échelle nationale. L’enjeu véritable de leur révolte n’était pas telle ou telle concession économique ; nous avons rappelé qu’avec la NEP, déjà en préparation, les bolchéviks étaient prêts à aller beaucoup plus loin dans cette voie. L’enjeu, c’était l’existence de l’Etat prolétarien centralisé, capable de discipliner, tant bien que mal, les forces locales centrifuges. L’existence de cet Etat était aussi la condition de la mise en pratique de cette "politique économique" de concessions aux petits producteurs et au marché, mais il nous intéressait avant tout comme bastion de la révolution mondiale.

Cet Etat était encore très faible, face à une situation économique et sociale très difficile comme nous l’avons vu, encerclé matériellement par l’impérialisme et isolé politiquement par la faiblesse du mouvement communiste international. Non seulement la lutte révolutionnaire marquait le pas et reculait en Europe, mais, à part la Gauche italienne trop faible et "excentrée", les communistes européens n’apportaient même pas aux bolchéviks l’aide et le renfort politiques dont ils avaient besoin. Au contraire, les bolchéviks portaient non seulement la responsabilité de l’Etat prolétarien en Russie, mais aussi d’une Internationale à laquelle ils devaient apprendre le b-a-ba des principes communistes au lieu d’en recevoir des leçons tactiques tirées de la lutte révolutionnaire dans les pays de vieille démocratie bourgeoise. Sans parler des courants qui comprenaient si peu les problèmes qui se posaient à la dictature du prolétariat en Russie, qu’ils condamnaient pêle-mêle la répression de la révolte de Cronstadt et l’instauration de la NEP exigée en quelque sorte par Cronstadt : l’une parce que contraire à la "démocratie ouvrière directe", l’autre parce que non immédiatement "socialiste".

L’instauration immédiate de l’économie socialiste n’avait jamais figuré au programme des bolchéviks ; quant au "communisme de guerre", ce n’était pas un mode de production, mais l’économie d’une forteresse assiégée. Les grèves de Pétrograd et la révolte de Cronstadt montraient que dans ce domaine la limite du possible était dépassée et qu’il fallait revenir en arrière, non pas pour liquider la révolution, mais pour la sauver. Il n’était pas question de laisser libre cours à la production et à la circulation marchandes, c’est-à-dire finalement au capitalisme, mais il fallait leur laisser un minimum de jeu pour sortir l’économie du marasme, tout en les limitant et en les contrôlant. Pour cela, plus encore si possible que pour "passer au socialisme", il fallait un Etat fort et centralisé. Les bolchéviks savaient très bien qu’en Russie l’"économie" et la "politique" tiraient dans des directions différentes, et que la tension qui en résultait risquait de briser l’Etat prolétarien, comme cela se passera effectivement avec le stalinisme. Mais il n’était pas question de capituler d’avance, il fallait tenter à tout prix de maintenir cet Etat en attendant la révolution au moins en Europe et en l’utilisant pour la préparer.

Les grèves de Pétrograd étaient une sonnette d’alarme, mais ne menaçaient pas le pouvoir prolétarien. Cronstadt le faisait doublement, comme nous l’avons montré. De l’intérieur, en s’en prenant à la direction bolchévique de la dictature, seule force capable de lui donner unité et cohésion ; de l’extérieur, en ouvrant ne fût-ce qu’objectivement la porte aux impérialistes et aux blancs. A l’époque, même des anarchistes italiens comprenaient que l’Etat révolutionnaire ne pouvait pas ne pas réagir violemment, dès lors que tous les autres moyens avaient échoué. Aujourd’hui, les libertaires et les démocrates de tout poil nous rebattent les oreilles avec Cronstadt.

Ils exploitent évidemment le fait que les Staline, Khrouchtchev, Mao, Kadar et autres Jaruzelski se sont abrités derrière nos arguments pour mener leurs affaires. Oui, la contre-révolution bourgeoise qui s’est emparée de l’intérieur de l’Etat prolétarien, du Parti et de l’Internationale, a utilisé à ses fins bourgeoises — l’édification et le développement du capitalisme national, la défense de l’ordre capitaliste mondial — toutes leurs qualités révolutionnaires, l’esprit de sacrifice et la discipline, le centralisme et la dictature. Ce n’est pas pour cela que le prolétariat peut les rejeter. C’est du crétinisme formaliste que d’identifier toutes les dictatures sans voir ce qu’elles dictent, d’identifier toutes les répressions sans voir ce qu’elles répriment.

Ce n’est pas parce que la bourgeoisie se centralise, que le prolétariat peut renoncer à centraliser ses luttes. Ce n’est pas parce que la bourgeoisie renforce sa dictature, que le prolétariat renonce à établir la sienne. Ce n’est pas parce que la bourgeoisie tend à s’unifier politiquement, que le prolétariat renonce à son parti unique, organe de direction de la lutte révolutionnaire et de la dictature prolétarienne. Bien au contraire !