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les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

Alfred Rosmer - Moscou sous Lénine, chapitre sur Cronstadt

Né le 23 août 1877 à Patterson (États-Unis), mort le 6 mai 1964 à l’hôpital Albert-Chenevier de Créteil ; employé aux écritures, correcteur, rédacteur de La Vie ouvrière ; représentant à Moscou du Comité de la IIIe Internationale ; membre du comité exécutif de l’IC ; membre du comité directeur et du bureau politique du Parti communiste (1923-1924) ; rédacteur de La Révolution prolétarienne (1925-1964) et de La Vérité ; membre de la Ligue communiste (1929-1930). Maitron

La discussion se prolongeait, le congrès du Parti allait se réunir quand éclata le soulèvement de Cronstadt. Nouvelle terrible et d’abord incroyable. Cronstadt, foyer le plus ardent de la Révolution d’Octobre, dressé contre la République soviétique, était-ce possible ? Les dirigeants du Parti eux-mêmes avaient été pris par surprise. Nous étions consternés. Comme toujours, dans les situations difficiles et périlleuses, c’est Trotsky que le Comité central envoya à Petrograd, quitte à le charger ensuite de responsabilités qui n’étaient pas les siennes [1].

Il fallut étudier et préciser la nature du mouvement, et avant tout ses causes ; il y en avait d’évidentes. Le Cronstadt de 1921 n’était plus le Cronstadt de 1917 ; le transfert du gouvernement soviétique à Moscou avait drainé une grande partie des militants ; la guerre civile en avait pris beaucoup. Les faubourgs ouvriers avaient fourni leurs contingents ; le Petrograd de l’insurrection d’Octobre, le Petrograd où s’étaient déroulées toutes les phases de la Révolution, donnait alors l’impression d’une capitale désaffectée, déchue de son rang. Zinoviev en avait la charge et il était le dernier homme capable d’administrer méthodiquement ; en outre, son attention était accaparée maintenant par l’Internationale communiste et ses sections ; la ville et la région étaient laissées à l’abandon, la condition des travailleurs et l’organisation du travail négligées au point que des grèves avaient éclaté. Située à la pointe extrême du pays, Petrograd se trouvait aussi mal placée que possible pour le ravitaillement quand la Russie était coupée de l’extérieur ; avantageuse en temps de paix, sa position devenait la plus exposée en temps de guerre.

Que des éléments contre-révolutionnaires aient cherché à profiter de la situation, c’était normal ; leur rôle était d’exciter les mécontentements, d’envenimer les griefs, de tirer vers eux le mouvement. D’où sortit le mot d’ordre des “soviets sans bolchéviks” ? il n’est pas aisé de le préciser, mais il était si commode pour rallier tout le monde, tous les adversaires du régime, en particulier les socialistes-révolutionnaires, les cadets, les menchéviks, empressés à prendre une revanche, qu’il est permis de supposer que ce sont eux qui en eurent l’idée, et la propagande qu’ils firent sur cette revendication pouvait toucher les marins et les soldats, la plupart jeunes recrues venant des campagnes, troublés déjà par les plaintes acrimonieuses que leur apportaient les lettres de leurs familles, irritées par la brutale réquisition. Telles furent les conclusions auxquelles aboutit l’enquête menée par les dirigeants du Parti. Écrivant sur ce sujet un an plus tard “pour l’anniversaire”, Andrés Nin qui avait vécu toute l’année écoulée en Russie soviétique et avait eu la possibilité de s’informer de vérifier, donnait des explications et appréciations identiques [2].

La thèse des adversaires des bolchéviks a été exposée dans diverses brochures, écrites généralement par des anarchistes. On peut la retrouver dans celle qui est, je crois, la dernière en date, publiée en 1948 par Ida Mett, aux Editions Spartacus, sous le titre La Commune de Cronstadt, crépuscule sanglant des Soviets. La conclusion de l’auteur est déjà indiquée clairement par ce titre, mais il déclare n’avoir entrepris son travail que pour établir la vérité historique sur cet événement douloureux. Y a-t-il réussi ? Il reconnaît que des éléments manquent encore pour une analyse définitive, les Archives du gouvernement soviétique et de l’Armée rouge ne pouvant être consultées. Cependant il reproduit et commente beaucoup de documents importants. Mais que de contradictions parmi les témoignages et appréciations qu’il cite, émanant pour la plupart de partisans délibérément hostiles aux bolchéviks.

Sur l’origine et la cause du soulèvement, un des chefs de l’insurrection, Pétritchenko, écrit en 1926 que c’est le maintien du régime du communisme de guerre quand la guerre civile était finie qui a irrité les ouvriers et les a poussés à se soulever contre le gouvernement soviétique. Mais celui-ci n’était pas moins désireux qu’eux de passer d’un régime de guerre à un régime de paix. A-t-il trop tardé à le faire ? Pouvait-il appliquer plus tôt la nouvelle politique économique qui, depuis des mois, faisait l’objet de ses préoccupations ? on étudiait, on cherchait ; la grande discussion sur les syndicats s’inscrit précisément dans le cadre de ces recherches. Bien téméraire serait celui qui croirait pouvoir donner une réponse à ces questions, alors qu’il est difficile, sinon impossible, de reconstituer exactement la situation générale existant alors.

Même si on admet que le soulèvement fut le fait d’ouvriers et de marins qui agissaient en pleine indépendance, de leur propre initiative, sans liaison avec des contre-révolutionnaires, il faut reconnaître que dès le déclenchement du soulèvement, tous les ennemis des bolchéviks accoururent : socialistes- révolutionnaires de droite et de gauche, anarchistes, menchéviks ; la presse de l’étranger exulte ; elle n’a même pas attendu la phase active du conflit pour le signaler ; le programme des rebelles ne l’intéresse pas, mais elle comprend que leur révolte peut accomplir ce que les bourgeoisies coalisées n’ont pu faire : renverser un régime exécré dont depuis des années elle guette vainement la chute.

Parmi les tracts distribués à Cronstadt, celui qui est signé : un groupe de menchéviks, se termine par ces mots : “Où sont les vrais contre-révolutionnaires ? Ce sont les bolchéviks, les commissaires. Vive la révolution ! Vive l’Assemblée constituante !” D’après le Messager socialiste, organe officiel des social-démocrates russes publié à l’étranger, “les mots d’ordre cronstadiens sont menchéviks ”, tandis que Martov nie la participation au mouvement des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires. Pour lui, l’initiative appartient aux marins, qui rompent avec le parti communiste sur des questions d’organisation non de principes.

Les faits rapportés dans la brochure montrent que c’est le Comité révolutionnaire provisoire qui prit l’initiative des mesures militaires. Sur une fausse nouvelle, il se hâta de faire occuper les points stratégiques, s’empara des établissements d’Etat, etc. Ces opérations ont lieu le 2 mars, et c’est seulement le 7, que le gouvernement, ayant épuisé les tentatives de conciliation, dut se résoudre à ordonner l’attaque. Les socialistes-révolutionnaires s’étaient employés à empêcher une solution pacifique du conflit. Un de leurs chefs, Tchernov, cet ancien ministre des cabinets de coalition qui menèrent la révolution de Février à Kornilov et à Kérensky, s’écria : “Ne vous laissez pas tromper en entamant avec le pouvoir bolchévique des pourparlers que celui-ci entreprendra dans le but de gagner du temps.” Le gouvernement engagea l’action devenue inévitable à contre-cœur comme le confirme le témoignage de Loutovinov, un des leaders de l’“Opposition ouvrière” ; arrivant à Berlin le 21 mars, il déclarait : “Les nouvelles publiées par la presse étrangère sur les événements de Cronstadt sont fortement exagérées. Le gouvernement des Soviets est assez fort pour en finir avec les rebelles ; la lenteur des opérations s’explique par le fait qu’on veut épargner la population de la ville.”

Loutovinov avait été envoyé à Berlin en disgrâce, et le fait qu’il appartenait à l’“Opposition ouvrière” donne un prix spécial à sa déclaration.

S’il est possible que le gouvernement des Soviets ait commis des fautes, que dire du rôle d’un homme comme Tchernov qui ne voit dans l’affaire que l’occasion d’une revanche contre les bolchéviks qui l’ont détrôné de son fauteuil présidentiel en dissolvant l’Assemblée constituante. Sachant que l’insurrection est vouée à l’échec, il fait tout ce qu’il peut pour exciter les marins, contribuant ainsi à accroître un vain sacrifice de vies humaines. Étant donnée la situation, les combats, dès qu’ils s’engagèrent, ne pouvaient être qu’acharnés ; les pertes furent lourdes des deux côtés, parmi les rebelles et parmi les aspirants de l’Armée rouge.

À diverses reprises, les marins de Cronstadt avaient montré qu’ils étaient enclins à céder à l’impatience. Sous le Gouvernement provisoire, le 13 mai, ils avaient proclamé que “le seul pouvoir à Cronstadt est le Soviet”. C’est Trotsky qui prit alors leur défense contre le ministre menchévik Tsérételli, comme on l’a vu par la note ci-dessus. Deux mois plus tard, au cours de la période de grands troubles connue comme les “Journées de Juillet” consécutive à la malheureuse offensive décidée par Kérensky sous la pression des Alliés, les marins de Cronstadt vinrent en masse à Petrograd. Après avoir manifesté à travers la ville, ils se rendirent au Palais de Tauride où siégeait le Soviet et, sur un ton impératif, demandèrent que les ministres socialistes vinssent s’expliquer devant eux. C’est Tchernov qui se montra le premier. “Fouillez-le ! Assurez-vous qu’il n’a pas d’armes !” crie-t-on aussitôt de divers côtés. L’accueil manquait de cordialité. “Dans ce cas, je n’ai rien à dire”, déclara-t-il, et tournant le dos à la foule, se dispose à regagner le Palais. Cependant le tumulte s’apaise. Il peut faire un bref discours pour tenter d’apaiser les protestataires. Quand il a fini, plusieurs marins, des costauds, s’emparent de lui, le poussent vers une auto, le prenant comme otage. Cet acte imprévu provoque une extrême confusion ; on approuve ou on proteste. Tandis qu’on discute, des ouvriers se précipitent vers l’intérieur du Palais, criant : “Tchernov a été arrêté par des énergumènes ! Il faut le sauver !” Martov, Kaménev, Trotsky quittent en hâte la séance. Non sans peine, Trotsky obtient que Tchernov soit libéré et, le prenant par le bras, le ramène au Soviet. En 1921, Tchernov avait complètement oublié cette scène vieille de quatre années. Il ne songeait plus qu’à exciter criminellement les frères de ces marins qui l’avaient traité plus rudement que ne le firent les bolchéviks.