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les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La vérité sur les bolcheviks
Emma Goldman

(Brochure publiée par Mother Earth en 1918, inédite en français.) Traduite par Y. Coleman

Emma Goldman prenant la parole en Russie

Ce texte est ma dernière contribution avant de rejoindre la prison de Jefferson City, Missouri, pour deux ans. Je le dédie aux bolcheviks de Russie en hommage à leur œuvre glorieuse et à la façon dont leur exemple inspire l’essor du bolchevisme en Amérique.

Il est essentiel que le peuple américain comprenne le véritable sens de l’œuvre des bolcheviks, leurs origines et le contexte historique de leur action. Leurs positions et le défi qu’ils ont lancé au monde ont une importance vitale pour les masses.

Bolchevik est un mot russe. Il désigne les révolutionnaires qui représentent les intérêts des groupes sociaux les plus importants et défendent les revendications sociales et économiques maximales pour ces groupes.

Lors du congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie en 1903, les révolutionnaires les plus radicaux, exaspérés par la tendance croissante au compromis et à la réforme dans ce parti, organisèrent la tendance bolchevik qui s’opposa à celle des mencheviks.
Ces derniers voulaient se contenter de progresser lentement, réforme après réforme, pas à pas. Nikolai Lénine et plus tard Trotsky ont été les premiers artisans de la séparation entre les deux tendances (1).

Ils ont depuis travaillé incessamment à construire le Parti bolchevik sur des bases révolutionnaires solides, tout en conservant cependant la théorie et les raisonnements marxistes.

Puis s’est produit le miracle des miracles, la révolution russe de 1917. Pour les politiciens à l’intérieur et à l’extérieur des différents groupes socialistes, cette révolution s’est résumée au renversement du tsar et à l’établissement d’un gouvernement libéral ou quasiment socialiste.
Mais Lénine et Trotsky, ainsi que leurs partisans, ont compris que la révolution avait une dimension plus profonde, et ont donc eu la sagesse de réagir — poussés par les besoins impérieux et l’éveil du peuple russe lui-même plus que par leurs propres positions théoriques.
C’est pourquoi la révolution russe constitue un miracle à plusieurs titres. Elle fourmille de paradoxes extraordinaires : nous voyons en effet des sociaux-démocrates marxistes, Lénine et Trotsky, adopter une tactique révolutionnaire anarchiste, tandis que des anarchistes (Kropotkine, Tcherkessov, Tchaikovsky) critiquent cette tactique en adoptant un raisonnement marxiste qu’ils ont rejeté toute leur vie comme un produit de la « métaphysique allemande ».
La révolution russe représente vraiment un miracle. Chaque jour, elle démontre combien toutes les théories sont insignifiantes en comparaison de l’acuité de la prise de conscience révolutionnaire du peuple.

Les bolcheviks de 1903, bien qu’ils fussent révolutionnaires, adhéraient à la doctrine marxiste : la Russie devait connaître une phase d’industrialisation, et la bourgeoisie accomplir sa mission historique. Cette phase indispensable de l’évolution devait se déployer avant que les masses russes puissent intervenir pour jouer leur propre rôle. Mais les bolcheviks de 1918 ont cessé de croire en la fonction prédestinée de la bourgeoisie. Ils ont été bousculés et poussés en avant par les vagues de la révolution au point d’adopter le point de vue défendu par les anarchistes depuis Bakounine. Selon ce dernier, en effet, lorsque les masses deviennent conscientes de leur pouvoir économique, elles font leur propre histoire et se libèrent des traditions et processus légués par un passé mort, traditions qui — comme les traités secrets — naissent autour d’une table ronde et ne sont pas dictées par la vie elle-même.
En d’autres termes, les bolcheviks aujourd’hui ne représentent pas seulement un groupe limité de théoriciens mais une Russie dynamique qui connaît une nouvelle naissance. Jamais Lénine et Trotsky n’occuperaient la place importante qu’ils occupent s’ils avaient continué à répéter leurs formules théoriques toutes faites. Ils écoutent attentivement le pouls du peuple russe. Celui-ci, même s’il ignore encore comment s’exprimer parfaitement, sait faire valoir ses exigences de façon bien plus puissante à travers l’action. Cependant, cela ne diminue pas l’importance de Lénine, Trotsky et des autres figures héroïques qui impressionnent l’humanité par leur personnalité, leur vision prophétique et leur farouche esprit révolutionnaire.
Il n’y a pas très longtemps encore Trotsky et Lénine étaient dénoncés comme des « agents de l’Allemagne » à la solde du Kaiser. Seuls ceux qui gobent encore les mensonges des journaux, et ne connaissent rien de ces deux hommes, peuvent accorder foi à de telles accusations. Rien n’est plus méprisable ou minable que d’accuser quelqu’un d’être un « agent allemand » parce qu’il refuse de croire à des phrases ronflantes du genre : « Il faut nous battre afin d’assurer la sécurité du monde pour défendre la démocratie. » Alors que cette démocratie est fouettée à Tulsa, lynchée à Butte, jetée en prison, outragée et bannie de nos propres côtes.

Lénine et Trotsky n’ont pas besoin de se justifier. Aux crédules, à ceux qui pensent que les journalistes « ne mentent jamais », précisons tout de même que, lorsque Trotsky se trouvait aux États-Unis, il vivait dans un immeuble minable et était si démuni qu’il avait tout juste de quoi manger. Certes, l’un des quotidiens socialistes juifs les plus prospères lui offrit une position confortable, à condition qu’il apprenne à faire des compromis et à mettre en veilleuse son zèle révolutionnaire. Trotsky préféra rester pauvre et garder le respect de lui-même. Lorsqu’il décida de retourner en Russie, au début de la révolution, ses amis organisèrent une collecte pour payer son voyage — telle était la situation financière de ce prétendu « agent allemand ».

Quant à Lénine, toute sa vie il a lutté sans relâche pour la Russie. Ses idéaux révolutionnaires sont en quelque sorte le fruit d’un héritage. Son frère fut exécuté sur l’ordre du tsar. Lénine avait donc aussi une raison personnelle pour haïr l’autocratie et consacrer sa vie à la libération de la Russie. Quelle absurdité d’accuser un homme comme lui de sympathies pour l’impérialisme allemand ! Mais même les bruyants calomniateurs de Lénine et Trotsky ont été réduits à un silence honteux par les puissantes personnalités et l’intégrité incorruptible de ces grandes figures de la révolution.

Dans un sens, il n’est guère surprenant que peu de gens aux États-Unis comprennent ce que représentent les bolcheviks. La révolution russe reste encore une énigme pour l’esprit américain. Ignorant souverainement ses propres traditions révolutionnaires, toujours en adoration devant la majesté de l’État, l’Américain moyen a appris à croire que la révolution n’a aucune justification dans son propre pays et que dans « la Russie obscurantiste » elle devait uniquement servir à se débarrasser du tsar. A condition qu’elle se déroule de façon civilisée et qu’elle présente avec respect ses excuses à l’autocrate de Moscou. De plus, maintenant qu’un gouvernement aussi stable que le nôtre a pris les rênes, les Russes devraient aussitôt suivre notre exemple et « soutenir le Président comme un seul homme ».
Imaginez donc la surprise de l’Américain moyen lorsque les Russes, après avoir chassé le tsar et supprimé la monarchie elle-même, ont expulsé les « libéraux » du genre de Milioukov et de Lvov, et même le socialiste Kerenski, par la même porte que le tsar. Enfin, pour couronner le tout, sont arrivés les bolcheviks, qui se déclarent hostiles à la fois au roi et à tous les maîtres, propriétaires terriens et capitalistes. C’est vraiment trop pour l’esprit démocratique des Américains.

Heureusement pour la Russie, ses habitants n’ont jamais profité des bienfaits de la Démocratie, de ses valeurs institutionnalisées, légalisées, classifiées de l’éducation et de la culture, valeurs qui sont « toutes cousues à la machine et se défont au premier accroc ».
Les Russes sont un peuple terre-à-terre, dont l’esprit n’a été ni gâté ni corrompu. Pour eux, la révolution ne s’est jamais résumée à des jeux politiciens, au remplacement d’un autocrate par un autre. Ce n’est pas dans des écoles guindées dirigées par des maîtres stériles ni dans des manuels poussiéreux que le peuple russe a fait son apprentissage au cours des cent dernières années. C’est grâce à ses grands martyrs révolutionnaires, aux esprits les plus nobles que le monde ait jamais connus, que le peuple a appris le sens de la révolution ; il sait qu’elle signifie un profond changement économique et social, enraciné dans les besoins et les espoirs des gens et que la révolution ne prendra fin que lorsque les déshérités auront touché leur dû.

En un mot, le peuple russe a vu dans le renversement de Nicolas II le début — et non la fin — de la révolution.

Plus que la tyrannie du tsar, le moujik détestait la tyrannie du collecteur d’impôts que lui envoyait le propriétaire terrien pour lui voler sa dernière vache ou son dernier cheval, et finalement lui enlever sa terre elle-même, ou pour le fouetter et le traîner en prison lorsqu’il ne pouvait pas payer ses impôts.

Que lui importait, au moujik, que le tsar fût chassé de son trône, si son ennemi direct, le barine (le maître) continuait à avoir les clés de sa vie — la terre ? Matoushka Zemlya (la Terre Mère), tel est le surnom affectueux que la langue russe attribue à la terre. Pour les Russes, la terre est tout, la joie, la source de la vie, la nourrice, la Matoushka aimée (la Petite Mère).
La révolution russe ne signifie rien pour le moujik, si elle ne libère pas la terre et ne détrône pas le propriétaire terrien, le capitaliste, après avoir chassé le tsar. Ceci explique le fondement historique de l’action des bolcheviks, leur justification sociale et économique. Les bolcheviks ne sont puissants que parce qu’ils représentent le peuple. Dès qu’ils ne défendront plus ses intérêts, ils devront partir, tout comme le gouvernement provisoire et Kerenski ont dû le faire.

Car le peuple russe ne sera satisfait que lorsque la terre et les moyens de subsistance deviendront la propriété des enfants de la Russie. Sinon le bolchevisme disparaîtra.
Pour la première fois depuis des siècles, les Russes ont décidé qu’ils devaient être écoutés, et que leurs voix allaient atteindre non pas le cœur des classes dirigeantes — ils savent qu’elles n’en ont pas — mais celui des peuples du monde, y compris le peuple américain. C’est là que résident l’importance capitale, le sens fondamental de la révolution russe, révolution symbolisée par les bolcheviks.

Partant de la prémisse historique que toutes les guerres sont des guerres capitalistes, et que les masses n’ont aucun intérêt à renforcer les desseins impérialistes de leurs exploiteurs, les bolcheviks insistent pour conclure la paix et exiger qu’il n’y ait ni indemnités ni annexions prévues dans les traités.

Pour commencer, la Russie a été saignée au cours d’une guerre ordonnée par un tsar sanguinaire. Pourquoi les Russes devraient-ils continuer à sacrifier le meilleur de leurs hommes qui pourraient être employés à une tâche plus utile, comme la reconstruction du pays par exemple ? Pour construire un monde plus sûr pour la démocratie ? Quelle farce ! Les Alliés n’ont-ils pas perdu tout droit à la sympathie du peuple russe dès lors qu’ils ont lié le sort de leur Déesse, la Démocratie, à celui du knout de l’autocratie russe ? Comment peuvent-ils oser se plaindre que la Russie désire ardemment la paix, alors qu’elle vient de se débarrasser, avec succès, de l’héritage de siècles d’oppression !

Les Alliés sont-ils sincères, lorsqu’ils nous vantent les mérites de la Démocratie ? Pourquoi donc, dans ce cas, ont-ils refusé de reconnaître la révolution russe, et ce bien avant que les « terribles bolcheviks » en aient pris la direction ? L’Angleterre, ce pays qui prétend défendre la liberté des petites nations, et maintient prisonnières entre ses griffes l’Inde et l’Irlande, n’a rien voulu savoir de la révolution russe. La France, ce prétendu berceau de la Liberté, a rejeté le délégué russe venu assister à sa conférence pour la paix. Certes, les États-Unis ont reconnu la Russie révolutionnaire, mais seulement parce qu’ils espéraient que Milioukov ou Kerenski resteraient au pouvoir. Dans de telles circonstances, pourquoi la Russie continuerait-elle à participer à la guerre ?

Les bolcheviks ont déjà administré une leçon au monde : ils ont montré que les négociations sur la paix doivent être lancées par les peuples eux-mêmes.
Ceux qui déclenchent les guerres et en tirent profit ne peuvent proclamer la paix. Il s’agit d’une des contributions les plus importantes que les bolcheviks aient apportées au progrès de l’humanité. Ils pensent que les discussions sur la paix doivent être menées ouvertement, franchement, avec le consentement total des peuples représentés.
Les bolcheviks ne se livreront à aucune des intrigues diplomatiques secrètes qui aboutissent à trahir les peuples, et les mènent à d’inévitables désastres.
Sur cette base, les bolcheviks ont invité les autres puissances à participer à la conférence générale pour la paix qui s’est tenue à Brest-Litovsk.

Leur suggestion n’a suscité que le mépris. Les prétentions démocratiques des Alliés, lorsqu’elles sont mises à l’épreuve, se sont révélées bien creuses. La trahison des Alliés qui ont abandonné le peuple russe autorise les bolcheviks à conclure une paix séparée. Après avoir été rejetés par les Alliés, ils n’ont aucune honte à déclarer qu’ils veulent conclure une paix séparée.

Abandonnés par les Alliés, les bolcheviks ne sont pas moins forts. Trotsky a su exprimer l’influence morale des bolcheviks en énonçant ce paradoxe apparent : « Notre faiblesse sera notre force. » Faibles car ils ne disposent pas des instruments de l’autocratie, les bolcheviks sont forts parce qu’ils possèdent un objectif révolutionnaire commun. L’opinion morale du monde sera plus profondément influencée par le désir sincère des Russes d’agir honnêtement à la table des négociations de paix que par tous les faux-fuyants, les connivences et l’hypocrisie de diplomates cultivés.

Les bolcheviks exigent que les obligations et les indemnités contractées par les classes dirigeantes soient répudiées. Pourquoi devraient-ils respecter les engagements pris par le tsar ? Le peuple n’a pas souscrit à ces engagements ; il ne s’est pas engagé envers les autres pays belligérants ; on ne l’a pas davantage consulté pour savoir s’il voulait être massacré que l’on a consulté le peuple américain à ce sujet. Pourquoi les Russes devraient-ils payer pour les crimes d’un autocrate ? Pourquoi devraient-ils léguer à leurs enfants, et aux enfants de leurs enfants, des prêts pour faire la guerre et ensuite payer des indemnités ? Les bolcheviks affirment que les accords ou les contrats conclus par les ennemis du peuple doivent être assumés par ces individus et non par le peuple lui-même. Si le tsar s’est engagé auprès d’autres pays, les États débiteurs devraient le faire extrader et le rendre responsable des traités qu’il a signés. Mais les bolcheviks considèrent que le peuple n’a jamais été consulté, qu’il a combattu et versé son sang et sacrifié sa vie pendant trois ans et demi. Donc ils ne paieront que les dettes qu’ils ont contractées eux-mêmes, en toute connaissance de cause et pour un objectif approuvé par le peuple. Tels sont les seuls prêts, dettes et indemnités de guerre qu’ils entendent payer. Les bolcheviks n’ont pas de projet impérialiste. Ils combattent pour la liberté (2) et ceux qui défendent les principes de la liberté ne veulent pas annexer d’autres peuples et d’autres pays. En vérité, un authentique libertaire ne cherchera jamais à annexer d’autres individus, car pour lui tant qu’une seule nation, un seul peuple ou un seul individu est réduit en esclavage, il est également en danger.

C’est pourquoi les bolcheviks exigent une paix sans annexions ni indemnités. Ils ne se sentent pas moralement obligés de respecter les engagements pris par le tsar, le Kaiser ou d’autres dirigeants impérialistes.

On accuse les bolcheviks de trahir les Alliés. A-t-on demandé au peuple russe s’il voulait se joindre aux Alliés ? Les bolcheviks sont des communistes, ils défendent, avec toute la passion et l’intensité de leur être, le principe de l’internationalisme. « Nos alliés, déclarent-ils, ne sont pas les gouvernements de l’Angleterre, de la France, de l’Italie ou des États-Unis ; nos alliés sont les peuples anglais, français, italien, américain et allemand. Ce sont nos seuls amis, et nous ne nous les trahirons ni ne les décevrons jamais. Nous voulons servir nos alliés, les peuples du monde, et non les classes dirigeantes, les diplomates, les Premiers ministres, tous ces messieurs qui déclenchent les guerres. »

Telle est, jusqu’à présent, la position des bolcheviks. Ils ont mis en pratique cette politique au cours des dernières semaines, lorsqu’ils se sont aperçus que les traités de paix allemands impliquaient la mise en esclavage et la dépendance d’autres peuples. « Nous voulons la paix, affirment-ils. Nous la demandons pour nous-mêmes parce que nous sommes persuadés que notre paix poussera d’autres peuples à exiger et faire la paix, que les classes dirigeantes le veuillent ou pas. »

Dans une lettre au « citoyen ambassadeur » de Perse, Trotsky a écrit : « Le traité anglo-russe de 1907 était dirigé contre la liberté et l’indépendance du peuple perse : il est donc définitivement annulé et caduc. De plus, nous dénonçons tous les accords qui ont précédé et suivi ledit accord et qui pourraient restreindre les droits du peuple perse à une existence libre et indépendante. »

Les bolcheviks sont accusés de prendre possession des terres. C’est une terrible accusation … si l’on croit en l’inviolabilité de la propriété privée. L’atteinte à la propriété est considérée comme le plus grave des crimes. Certains peuvent justifier le massacre d’êtres humains mais la propriété privée est, à leurs yeux, sacrée et inviolable. Heureusement, les bolcheviks ont tiré les leçons du passé. Ils savent que, dans le passé, plusieurs révolutions ont échoué parce que les masses n’avaient pas pris possession des moyens de subsistance.
Les bolcheviks ont commis un autre crime terrible — ils se sont emparés des banques. Ils se sont souvenus que, durant la Commune de Paris, lorsque les femmes et les enfants mouraient de faim dans les rues, les communards ont commis l’erreur d’envoyer leurs camarades protéger la Banque de France, et qu’ensuite le gouvernement français a utilisé les fonds de cette même banque pour libérer cinq cent mille prisonniers de guerre qui ont marché sur Paris et noyé la Commune dans le sang de 30 000 ouvriers français .
A l’époque, en 1871, la bourgeoisie française n’était pas gênée que ses soldats utilisent des fusils allemands pour massacrer le peuple français. « La fin justifiant les moyens », la bourgeoisie n’a pas hésité, et n’hésitera pas, à utiliser les armes pour maintenir sa domination.

Les bolcheviks ont soigneusement étudié l’histoire. Ils n’ignorent pas que les classes dirigeantes préféreraient même que le tsar ou le Kaiser restent au pouvoir plutôt que triomphe la révolution. Ils savent que si la bourgeoisie pouvait conserver les richesses qu’elle a volées au peuple sous forme de terres et de capitaux, elle soudoierait le diable lui-même pour échapper à la révolution. Affamé et sans ressources, le peuple risquerait fort de succomber face à ce cruel marchandage.

C’est pourquoi les bolcheviks ont pris possession des banques et appellent les paysans à confisquer les terres. Ils n’ont aucun désir de rendre à l’État les banques et les terres, les matières premières et les produits des efforts du Travail. Les bolcheviks désirent placer toutes les ressources naturelles et les richesses du pays entre les mains du peuple pour une propriété et un usage communs, parce que le peuple russe est communiste par instinct et par tradition, et qu’il n’a ni le besoin ni le désir d’un système fondé sur la concurrence.
Les bolcheviks concrétisent les rêves, les espoirs, le fruit des discussions publiques et privées de beaucoup de gens. Ils sont en train de construire un nouvel ordre social qui émergera du chaos et des conflits qu’ils doivent maintenant affronter.

Pourquoi tant de révolutionnaires russes sont-ils opposés aux bolcheviks ? Certains des hommes et des femmes les plus brillants de ce peuple comme notre chère Babouchka Breshkovskaia, Pierre Kropotkine et d’autres sont hostiles aux bolcheviks. Ces personnes de grande valeur se sont laissé abuser par l’éclat fallacieux du libéralisme politique incarné par la France républicaine, l’Angleterre constitutionnelle et l’Amérique démocratique. Elles doivent encore comprendre — hélas ! — que la ligne de démarcation entre le libéralisme et l’autocratie n’est qu’imaginaire. Il n’existe en fait qu’une seule différence entre les deux : les peuples qui vivent sous un régime autocratique savent qu’ils sont réduits en esclavage ; ils aiment la liberté au point qu’ils sont prêts à se battre et à mourir pour elle ; par contre, ceux qui vivent dans une démocratie imaginent qu’ils sont libres et se satisfont de leurs chaînes.
Les révolutionnaires russes qui s’opposent aux bolcheviks se rendront rapidement compte que ces derniers représentent les principes les plus fondamentaux et les plus élevés de la liberté humaine et du bien-être économique.

Mais que feront les bolcheviks s’ils rencontrent l’opposition de tous les autres gouvernements ? Il n’est pas impossible que si les bolcheviks arrivent à contrôler totalement le pouvoir économique et social en Russie, les gouvernements alliés fassent cause commune avec l’impérialisme allemand pour les écraser. On peut prédire, sans risque de se tromper, que des éléments impérialistes se joindront à la bourgeoisie pour éliminer la révolution russe.
Les bolcheviks ont parfaitement conscience de ces dangers et ils utilisent les moyens les plus efficaces pour les combattre. Leur influence sur le prolétariat allemand et autrichien est incommensurable. Les prisonniers allemands, en revenant au pays, emportent avec eux le message du bolchevisme dans leurs tranchées et leurs casernes, dans les champs et les usines, et ils font prendre conscience au peuple qu’un seul pouvoir peut écraser l’autocratie. Le travail éducatif des bolcheviks parmi le peuple allemand commence à avoir de l’effet. Il a certainement déjà accompli cent fois plus que tous les discours des Alliés sur la nécessité d’étendre la révolte aux Empires centraux.

Même si les bolcheviks ne réussissent pas à concrétiser leur rêve magnifique, à mettre en pratique leurs conceptions et la paix universelle, leur tentative de s’allier avec tous les peuples opprimés, de donner la terre aux paysans et de permettre aux ouvriers qui produisent les richesses de jouir des choses qu’ils produisent — le fait même qu’ils existent et qu’ils exigent tout cela exercera une telle influence sur le reste de l’humanité que les êtres humains ne pourront plus jamais être aussi banaux, ordinaires et satisfaits d’eux-mêmes qu’ils l’étaient avant que les bolcheviks apparaissent à l’horizon de la vie humaine.

Tel est le rôle que les bolcheviks jouent dans nos vies, dans les vies des Allemands, des Français et de tous les autres peuples. Nous ne pourrons plus jamais être les mêmes, parce que chaque fois que nous serons envahis par le désespoir, le pessimisme, chaque fois que nous croirons que tout est fini, nous nous tournerons vers la Russie. Et là-bas le Grand Espoir qui s’est incarné dans les bolcheviks chassera le voile noir qui s’est abattu sur nos cœurs, nous incitant à haïr nos frères, paralysant notre esprit et enchaînant nos membres, nous faisant plier le dos et émasculant nos volontés.

Les bolcheviks sont venus pour défier le monde. Celui-ci ne pourra plus jamais se reposer dans sa vieille indolence sordide. Il doit accepter le défi. Il l’a déjà accepté en Allemagne, en Autriche et en Roumanie, en France et en Italie, et même aux États-Unis Comme une lumière soudaine, le bolchevisme se répand dans le monde entier, éclairant la Grande Vision, la réchauffant pour lui permettre de naître — la Nouvelle Vie de la fraternité humaine et du bien-être social.

1. Cette affirmation est inexacte en ce qui concerne Trotsky puisque ce dernier chercha pendant des années à réconcilier les deux fractions du P.O.S.D.R., ce qui lui fut abondamment reproché après 1923 par Staline et ses épigones, pour lesquels la vérité était une et indivisible (N.d.T.)

2. Emma Goldman emploie à trois reprises le mot « libertarian » (libertaire) pour désigner les bolcheviks mais j’ai atténué ici l’expression de son enthousiasme, supposant qu’elle emploie ce terme dans le sens de « partisan de la liberté » plutôt que comme synonyme d’ « anarchiste » (N.d.T.).