"L’ignorance est une force démoniaque et il est à craindre qu’elle ne cause encore beaucoup de tragédies" [1]
C’est en ayant à l’esprit le sens profond de cette citation que nous nous sommes efforcés, lors de la commémoration de l’insurrection de Cronstadt de mars 1921, de chercher les documents qui sont des sources directes ayant trait à cette insurrection et aux réactions qu’elle a suscitées. Nous voulons partager notre besoin de comprendre et rien de mieux dans un premier temps de centraliser sur un seul plateau des textes que l’on trouve éparpillés ici et là, puis les rendre accessibles, ceux déjà connus et d’autres inédits. Ainsi des textes antinomiques vont se côtoyer, ceux favorables à l’insurrection et ceux qui la combattirent impitoyablement.
C’est une grosse masse [2] à digérer, on ne peut se contenter de lire un texte choisi, souvent celui de tel ou tel auteur auquel va notre sympathie, parce qu’il fait partie de notre famille politique. Or notre choix n’est pas de privilégier telle ou telle famille politique, parce que celle-ci nous enferme, nous prive de la nécessité de saisir ce mouvement de lutte qui comme tout mouvement est protéiforme, mouvant, changeant et réservant bien des surprises dans son évolution. La famille fige, ressasse les mêmes poncifs et ne fait pas l’effort de se remettre en question. Dans ce cas, la réflexion cède le pas à l’émotion, une constante de notre époque dont il faut se préserver.
***
La première source directe est bien entendu les Izvestia de Cronstadt (Nouvelles de Cronstadt), l’organe officiel du Comité révolutionnaire provisoire (CRP) qui fit paraître ce petit journal du 3 au 16 mars. Son but premier est de contrecarrer la violente campagne de calomnies et de mensonges menée par le pouvoir bolchevik, relayée par différents organes de presse aux ordres comme la Pravda, les Izvestia de Petrograd.
Dans ses 14 numéros, on y trouve des directives administratives, économiques du CRP, ainsi que les comptes rendus de son activité ; des extraits de la propagande du pouvoir soviétique pour bien mettre en évidence ses mensonges ainsi que ses oukases pour mettre fin à l’insurrection ; des lettres de membres démissionnaires du Parti Communiste (bolchevik) qui condamnent l’attitude du pouvoir soviétique et soutiennent la nécessité d’un changement radical de cap.
Regardons un peu du côté de ceux qui soutiennent l’écrasement de l’insurrection
Le discours de Lénine au Xè Congrès du PC russe le 8 mars 1921 est destiné à galvaniser les troupes du parti, les enchaîner pour mieux mater l’insurrection de Cronstadt. L’interview de Trotski du 16 mars à la presse étrangère permet de renforcer la thèse du complot garde-blancs/socialiste-révolutionnaires/menchevik/généraux contre-révolutionnaires. Plus important encore dans ses répercussions sur le prolétariat occidental, c’est l’article de Karl Radek du 1er avril. Son attitude est digne d’un procureur dont la fonction est de salir, discréditer, calomnier d’autant plus fort qu’il est dans une position où sa voix porte. Selon lui, l’insurrection ne pouvait qu’être le fait de garde-blancs et donc à écraser. C’est le message d’un représentant en vue du pouvoir soviétique qui a été traduit en plusieurs langues aussitôt écrit. Cet article devient vérité d’Etat, du moment que cela vient de Moscou. En français, il est paru dans le Bulletin Communiste n°19 du 12 mai 1921, l’organe du comité de la troisième Internationale, qui n’a pas cru bon de reproduire des documents contradictoires [3]. Dans les numéros suivants du Bulletin communiste, il y aura d’autres articles qui vont se faire le relais quelque peu servile de Moscou : encore sur Cronstadt et des articles de Lénine sur le Xè Congrès.
L’article de Radek, relayé par tous les organes de presse, de propagande des partis communistes en pleine expansion ne pouvait que marginaliser et discréditer les voix discordantes, d’autant plus que la propagande mensongère agit sur les meilleurs esprits dont la vue peut se brouiller momentanément.
Articles de ceux qui sentent, démontrent l’importance de l’insurrection et sa répression
Voici le constat d’un anarchiste italien, de retour de Russie, qui écrit dans le Risveglio comunista-anarchico n° 573 du 1er octobre 1921 ceci : "[La] révolte [des marins de Cronstadt] encore peu connue des milieux subversifs en général et des anarchistes en particulier, dans tous ses événements tragiques et terribles, qui se sont poursuivis après sa reddition, car nos milieux encore imprégnées par toute la propagande intéressée et partiale qui visait à faire passer sous un mauvais jour, non seulement ceux qui avaient participé à cette révolte, mais aussi tous ceux qui, pour une raison ou une autre, protestent contre les méthodes barbares et féroces employées contre ces mêmes marins qui avaient fait la révolution et étaient unanimement considérés comme étant à l’avant-garde de celle-ci, simplement parce qu’ils avaient osé se montrer solidaires des ouvriers qui faisaient grève à Petrograd, et dont la demande d’un peu plus de pain avait été satisfaite par des balles et des arrestations."
Ce constat est important : très peu de militants anarchistes, syndicalistes, ou sans-parti (en tout cas hors du milieu politique se prononçant en faveur de la IIIè Internationale) saisissent l’importance de cette insurrection, d’une part comme étant une rupture claire et nette d’avec le pouvoir soviétique, au point de parler de 3ème révolution et d’autre part que l’on assiste au "crépuscule sanglant des Soviets", comme a pu l’écrire Ida Mett en 1938. L’analyse des événements dans leur globalité n’est pas encore formulée. Pour cela il faut attendre la fin de l’année 1921 avec la parution du texte de Rudolf Rocker, "première critique globale des principes du bolchevisme publiée en langue allemande du côté anarchiste" (Arthur Lehning).
Lorsque nous avons écrit que "leur vue peut s’être brouillée momentanément", nous faisons référence à deux journaux anarchistes. Un tel exemple nous est donné par la lecture du Réveil communiste-anarchiste où l’on peut lire ce laconique "Les nouvelles qui nous arrivent de Russie sont navrantes. C’est la lutte fratricide, conséquence inévitable de toute dictature soi-disant révolutionnaire" (Le Réveil n°560, 19 mars 1921). Dans le journal Le Libertaire, aucun article sur Cronstadt avant le 23 décembre 1921 [4].
Pourtant certains anarchistes, comme Marie Isidine [5], ont "senti" la vraie nature de cette insurrection. Dans son article "La vérité sur Kronstadt", paru dans une petite revue confidentielle Les Temps Nouveaux en avril-mai 1921 [6], elle dit l’essentiel, que c’est une insurrection spontanée et que les garde-blancs n’y jouèrent aucun rôle. Par ailleurs, M. Isidine écrit quelque chose d’important : "c’est ce que nous sentions" à la lecture des journaux bourgeois qui exultaient, pensant que l’ère des bolcheviks était révolue. Point n’est besoin d’avoir toutes les preuves en main, comme un universitaire laborieux, pour percevoir la force d’un mouvement, même en ne lisant que les mensonges de la presse aux ordres de Moscou. Un autre article paru dans le journal Le Populaire, l’organe du Parti socialiste du 26 mars, signé par Alexandre Schreider (un socialisme-révolutionnaire de gauche exilé) ne fait que confirmer le constat précédent.
Ainsi les informations circulaient, plus ou moins bien. Alexandre Schreider, Marie Isidine étaient plus à même de saisir l’essentiel puisqu’ils lisaient le russe et avaient pu avoir entre les mains les Izvestia de Cronstadt. L’autre problème qu’il faut avoir à l’esprit c’est la question de la langue. Tout ce dont nous évoquons jusqu’ici est traduit en français. Mais qu’en est-il du témoignage écrit en russe et pas traduit avant de longues années de Stépan Pétritchenko de 1921 ? Idem pour le texte de R. Rocker écrit en allemand et traduit bien des années après en français. Et dans d’autres langues ?
L’on trouve des extraits des Izvestia de Cronstadt en français, dans le Bulletin périodique de la presse russe n°92 du 29 avril 1921, ainsi que des informations dont on peut dire aujourd’hui qu’elles étaient précises et justes [7]. Nous pouvons aussi trouver quelques extraits des Izvestia dans le journal Le Populaire [8]. Ce qui fait que nous avons un peu de mal de comprendre le pourquoi de ce silence pendant de long mois dans une certaine presse anarchiste [9]. N’est-ce pas du au fait que les "anarchistes l’ont unanimement soutenue [l’insurrection bolcheviste] et pendant toute la révolution ont participé à la défense du pays contre les attaques des généraux contre-révolutionnaires." (Le Réveil n°602 du 18 novembre 1922.) Ce même journal, dans son numéro 601, écrit : "le danger [de mutilation de la révolution] nous apparut dès le premier jour ; mais notre protestation aurait pu être exploitée par les contre-révolutionnaires et servir même à justifier l’infamie du blocus, et nous avons dû garder une certaine réserve..." [10]. La nuit de miel avec les bolcheviks est consommée fin 1920, début 1921 parce que le pouvoir soviétique enferme à tour de bras les anarchistes (ainsi que toutes formes organisées d’opposition — socialiste-révolutionnaire de gauche, maximaliste, menchevik...) ; l’écrasement de l’insurrection de Cronstadt et sa signification profonde ne feront que confirmer la nature oppressive de l’Etat russe, mais il faudra attendre la fin de l’année 1921 pour que cela commence à apparaître en pleine lumière.
***
Si le nombre de documents parus en 1921 est important et déjà suffisant pour se faire une idée précise de la nature de l’insurrection de Cronstadt, nous remarquons qu’avec les années 1922 et suivantes, leur nombre décroit. L’heure est à la commémoration, ce que A. Berkman fait dans l’article "Au sujet des émeutes de Cronstadt" et au bilan à tirer de cette période cruciale. Efim Yartchouk en 1923 et Stépan Pétrichenko en 1925 dressent ce bilan, mais comme ces textes sont parus en russe, on peut penser que leur impact n’est pas le même que le livre d’André Morizet qui relate de façon mesurée et correcte les événements tout en pensant que la répression était nécessaire.
***
La fin des années 30 en Russie est marquée par une répression gigantesque contre ce qui fut l’avant-garde bolchevique et le prolétariat en général. Des procès se tiennent à Moscou en août 1936, janvier 1937 et mars 1938. Trotski, en exil au Mexique à partir de janvier 1937, est dénoncé comme "un terroriste à la solde des nazis". Il tente de mettre sur pied une commission d’enquête (dite Dewey) sur les procès, dont la première session se tient le 10 avril 1937. C’est à ce moment-là qu’un ancien député communiste allemand, Thomas Wendelin, membre de la sous-commission américaine, interpelle publiquement Trotski sur Cronstadt et Makhno, disant qu’il y a une "identité fondamentale" entre l’attitude des dirigeants bolcheviks en 1921 et le stalinisme. Trotski lui répond en juillet 1937. Il continue à revendiquer la "nécessité tragique" [11] d’écraser ce mouvement. Il met en avant des arguments dénigrant les insurgés, écrivant que "la mutinerie était dictée par un désir d’obtenir des rations privilégiées de nourriture", que celle-ci fut menée par des petits-bourgeois, des paysans dont les idées étaient réactionnaires [12]. Ce faisant il s’attire les réponses d’Ida Mett, Emma Goldman, Victor Serge et Anton Ciliga. La polémique va se poursuivre jusqu’en 1938. Au cours de cette année, Ida Mett met un point final à son texte La Commune de Cronstadt, Crépuscule sanglant des Soviets [13]. Il ne sera pas publié cette année-là car les éditions de la Révolution prolétarienne refuse d’éditer le manuscrit, au moment même où Trotski est l’objet d’accusations insensées et de tentatives d’assassinat de la part des staliniens. Par contre ceci n’a pas empêché le journal Le Libertaire de publier une série d’articles d’Alexandre Berkman du 15 décembre 1938 au 2 février 1939 sur Cronstadt, dont nous mettons en ligne la conclusion.
***
1940 jusqu’à nos jours.
Alors que l’Histoire du Parti Bolchevik, supervisée par Staline en personne et largement diffusée par les différents partis communistes en 1946 énonce : "L’émeute contre-révolutionnaire de Cronstadt fut un exemple patent de la nouvelle tactique de l’ennemi de classe...", l’association "Les Amis de Voline" publie le livre La Révolution inconnue de Voline. Ce volume de 700 pages revient largement sur l’insurrection de Cronstadt et permet aux lecteurs de découvrir des inédits, dont de larges extraits des Izvestia de Cronstadt. Puis c’est la parution du livre d’Ida Mett La Commune de Cronstadt, Crépuscule sanglant des Soviets en 1948.
La publication de l’article du Prolétaire en 1946, fait partie de la réflexion entreprise par des militants qui au cours de la 2ème guerre impérialiste eurent une position que l’on a qualifié des années plus tard "d’internationalistes du 3ème camp", c’est-à-dire ceux qui n’ont soutenu aucun camp impérialiste. Ce questionnement rejaillira plusieurs fois au cours des années 50, 60, 70... bien souvent parmi des militants passés par le trotskisme, comme ce fut le cas pour ces communistes révolutionnaires un peu avant 1940. En règle générale c’est une remise en cause radicale du léninisme et une évolution se fait soit vers l’anarchisme, soit vers un communisme de gauche ou de conseils. Ce groupe qui publiait Le Prolétaire a également confectionné une brochure avec le texte de Ciliga paru en 1938.
Comme on le voit la polémique clivante née en 1938 n’est pas morte. Régulièrement jusqu’à nos jours, elle reste vivace.
Pour les années suivantes nous laissons le soin aux lecteurs de découvrir ces documents.