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les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La mutinerie de Cronstadt - André Morizet
Extrait du livre "Chez Lénine et Trotski", Moscou 1921 - La renaissance du livre, 1922

André Morizet : Pendant la courte période où il fut maire communiste de Boulogne, il se rendit en Russie en juin et juillet 1921, comme membre de la délégation de la Section française de l’Internationale Communiste au 3ème Congrès de l’IC. Il en rapporta un ouvrage que préfaça Trotsky. Voir Maitron.

Cronstadt ! Cronstadt ! qu’est-ce que c’est donc, enfin, que Cronstadt ? Boukharine, Lénine, tout le monde parle de cette insurrection de mars comme d’un événement d’importance et tous évoquent ce soulèvement qu’ils ont dû réprimer comme avec une sorte de tendresse.

Qu’est-ce que cela, veut dire ? Je voudrais bien comprendre.

Les journaux de France, à l’époque, nous ont appris qu’il s’était produit dans le grand port de guerre une émeute et nous avons cru, nous autres, qu’il s’agissait d’une révolte fomentée par les blancs, comme il s’en est tant produit depuis quatre ans. Dans le Bulletin hebdomadaire de la presse russe, qui publie des traductions, destinées à l’étranger, d’articles parus dans les journaux russes, bulletin dont j’ai pu obtenir la collection que je feuillette passionnément chaque soir ; j’ai retrouvé cette thèse-là.

Articles de Radek, interview de Trotski, ordres du jour des soviets parus lors des événements de mars 1921, s’intitulent à qui mieux mieux : "La dernière entreprise de l’Entente", "Le nouveau complot de l’Entente et des blancs".

Radek, dans la Pravda, a démontré qu’après la débâcle de Wrangel les interventionnistes ont renoncé à agir de l’extérieur et que Lloyd George, Briand, Sforza ont décidé d’opérer à l’intérieur de la Russie. Les Izvestia ont imprimé que la presse bourgeoise de France avait annoncé quinze jours à l’avance des troubles et conclu que la révolte de Cronstadt avait été préparée à Paris.

Tout cela est possible, tout cela parait logique.

Les Gouvernements de l’Entente en ont tant fait à la Révolution russe depuis quatre ans qu’on peut tout admettre de leur part.

Cela ne me satisfait pas complètement cependant. S’il n’y avait à la base du soulèvement de Cronstadt qu’un complot de blancs et de leurs alliés d’Occident, on en parlerait ici avec colère, comme on parle des entreprises de Koltchak ou de Dénikine. On n’y ferait pas toujours allusion avec ces réticences presque sympathiques qui m’étonnent et me troublent.

Un camarade a fini par me donner la clef de l’énigme. Il m’a dit :

"Cronstadt, soulèvement blanc ? Non, ce n’est pas si simple. On l’a cru d’abord et cela était forcé. Il y avait tant de précédents qu’on était tout naturellement amené à voir la main des contre-révolutionnaires en toute entreprise analogue. D’ailleurs, si la révolte avait réussi, ou même tout simplement duré quelques semaines, les blancs s’y seraient mêlés pour l’exploiter.

"Mais l’initiative n’est pas venue d’eux et ils n’ont joué dans les événements aucun rôle. Cronstadt est un de ces épisodes douloureux comme toutes les révolutions en connaissent, où, dans l’intérêt de l’Idée, pour sauver la Cause, on est obligé de réprimer par les armes un mouvement en armes lancé par des frères égarés.

"Les marins ne saurait être considérés par nous comme des ennemis. La Révolution d’octobre 1917 a triomphé grâce à eux et ils ont été depuis lors à la pointe de tous nos combats. Nous les aimons parce qu’ils sont notre sang et notre chair et voilà ce qui vous explique cette espèce de réserve que vous avez cru constater.

"La raison de leur révolte ? Considérez qu’ils sont fils de paysans. Depuis qu’on a séparé de nous les provinces baltiques, les marins se recrutent principalement sur les côtes de la mer Noire, c’est-à-dire en Ukraine. Le mécontentement qu’ils traduisaient, c’est celui du paysan lui-même. Vous en avez assez entendu ces jours-ci sur le différend des villes et des campagnes pour comprendre ce qu’il y avait à la base de leur mouvement".

Cette explication, évidemment, était l’explication véritable et comme la mutinerie des marins, envisagée sous cet angle, présente un intérêt pour l’étude de la "nouvelle politique", j’ai continué à chercher près de divers camarades des renseignements sur son caractère et sur son développement.

L’un d’eux m’a remis quelques jours plus tard la traduction de la résolution votée le 1er mars 1921, donc avant tout acte d’hostilité, par l’assemblée des 1° et 2° brigades de vaisseaux de ligne, c’est-à-dire par la garnison de Cronstadt.

En présence de Kalinine, président du Comité Central Exécutif — président de la République en d’autres termes — qui avait été délégué par le Gouvernement pour essayer d’apaiser les esprits, elle a été adoptée à l’unanimité moins deux voix : celle de Kalinine lui-même et celle du président du soviet local, Vassiliev.

C’est comme le manifeste des révoltés, ou plutôt c’est l’ultimatum qu’avant d’engager la bataille, ils adressaient au pouvoir.

Je n’en publierai pas le texte. Comme tout document de cet ordre, il contient des violences injustes et, si j’ai le souci de ne rapporter que des faits exacts, je n’entends pas donner aux adversaires de la Révolution russe des armes empoisonnées leur mauvaise foi habituelle empoignerait avec trop de joie. J’écris pour renseigner, non pour faire de l’histoire. Tant que durera la bataille, il n’en saurait être question.

Aussi bien, la publication intégrale du manifeste de Cronstadt n’ajouterait rien d’essentiel à mes explications. Il suffit pour leur clarté que je prenne dans ses lignes ce qui constituait le programme des mutins.

Ce programme, comme on va le voir, c’est mot à mot celui des petits propriétaires paysans.

Dissolution des soviets en exercice. Élection, non pas d’une Constituante comme les mencheviks l’ont toujours réclamé, mais de ces mêmes soviets par un scrutin secret, après une période électorale où les libertés de parole et de presse seraient assurées et après amnistie des ouvriers, paysans et soldate condamnés. — Voilà les revendications politiques.

Suppression des réquisitions. Égalisation des salaires en nature, sauf pour les travaux insalubres ou dangereux. Liberté laissée aux paysans de décider selon leur volonté dans toutes les questions relatives à la propriété des terres ou du bétail, pourvu qu’ils ne rétablissent pas le salariat. Liberté de la "fabrication non-industrielle" — Voilà les revendications économiques.

Qu’est-ce que cela signifie en définitive ?

Cela signifie d’une part : maintien du système soviétique, mais suppression de la "dictature du prolétariat" exercée par le parti communiste.

D’autre part : suppression des réquisitions d’abord ; mais surtout : rétablissement du petit commerce, rétablissement de la petite industrie.

Boukharine ne nous a-t-il pas dit que le programme de la paysannerie se résumait dans cette formule saisissante : "Vivent les soviets, à bas les communistes ?"

A bas les communistes ! c’est-à-dire à bas les lois qui empêchent le cultivateur, l’artisan, de disposer pleinement du produit de leur travail ?

Ce programme de l’immense masse russe que le noyau communiste au pouvoir n’a pas encore conquise à son idéal, ce programme des "petits bourgeois" auxquels Lénine donne satisfaction en adoptant la "Politique nouvelle", ce sont les insurgés de Cronstadt qui l’ont pour la première fois formulé.

"Ils l’ont — me dit un ami — formulé sous une forme inacceptable. Aucun gouvernement ne peut accepter des conditions qu’on soutient à coups de mitrailleuses. Mais qu’ils aient traduit les volontés obscures auxquelles la nouvelle politique à répondu, on ne saurait le nier lorsqu’on observe le synchronisme des événements de mars et des décrets qui constituent la première application de cette politique.

"Suivez, en effet le développement de l’insurrection :

"23 et 24 février. — La famine commence à Petrograd ; les rations diminuent, le pain manque ; on fait grève à Vassili Ostrov et le 26, après proclamation de l’état de siège, le bruit court que la troupe a tiré sur les ouvriers.
"1er mars. — Les marins de Cronstadt s’agitent à cette nouvelle et votent la résolution que vous savez. Le lendemain, on annonce à Petrograd que Cronstadt est au pouvoir du général blanc Koslovski. Des affiches dénoncent à la population le nouveau complot blanc.
"3 mars. — Les marins nomment un Comité révolutionnaire de 9 membres puis de 15. Il existe bien un général Koslovski à Cronstadt, mais il ne joue aucun rôle, proteste de son innocence et... se sauve. Et le Comité se compose si peu de contre-révolutionnaires que quand Tchernov et ses amis, dont les manifestes circulent clandestinement à Petrograd, lui font offrir des secours s’il consent à se prononcer pour la Constituante, le Comité refuse de répondre à leur délégué.
"5 mars. — Un ultimatum est envoyé aux mutins.
"7 mars. — La canonnade commence de part et d’autre.
"10 mars. — Une première attaque de l’année rouge est repoussée.
"12 mars. — Le X° Congrès du Parti Communiste s’ouvre [1] et Lénine annonce la suppression des réquisitions et l’établissement de l’impôt alimentaire.
"17 mars. — L’armée rouge, à la tête de laquelle le Congrès a placé le tiers de ses délégués — 240 sur 700) entre à Cronstadt. La ville tout entière est occupée le soir et le cuirassé Petropavlovsk, dernier refuge des insurgés, se rend dans la nuit. Les 160 communistes emprisonnés par les mutins sont libérés. On n’a touché à aucun d’eux.
"18 mars. — La Pravda annonce la victoire, qui coïncide avec la signature de la paix avec la Pologne et le cinquantenaire de la Commune de Paris.
"19 mars. — Lénine, dans un discours, annonce la liberté du commerce et l’application immédiate de l’impôt en nature, substitué aux réquisitions.
"24 mars. — Un décret garantit aux paysans la jouissance de leurs biens.
"29 mars. — Des décrets rétablissent la liberté du commerce du blé, de l’avoine et des pommes de terre. La réouverture des marchés est annoncée."
"1er avril. — Le décret sur les marchés parait.
"2 avril. — Décret sur les primes en nature, les tarifs, les coopératives.
"23 et 24 avril. — Décrets fixant les modalités de l’impôt en nature.

"Il y a là, vous le voyez, plus que des coïncidences. Entre les coups de canon de Cronstadt et les premières réalisations de la politique nouvelle, on pourrait presque établir un rapport de cause à effet.

"Ce serait d’ailleurs inexact. Les décrets auraient été pris sans la mutinerie des marins. Ils correspondaient aux nécessités de l’heure et il n’est que juste de reconnaître que Lénine sentait depuis longtemps la nécessité d’une évolution.

"Tout au plus a-t-on le droit de dire que le geste de Cronstadt a hâté celui du Collège des Commissaires. Mais il l’a précipité de peu.

"Les bolcheviks ne se piquent d’aucun entêtement aveugle. Notre parti a toujours, au contraire, reconnu l’obligation d’adapter la méthode révolutionnaire aux réalités du moment."

Il m’a paru qu’il y avait quelque intérêt à fixer sur le papier les conversations que je rapporte, puisqu’elles permettent de mieux situer un épisode mal connu de cette grandiose histoire de quatre ans ; épisode douloureux sur lequel, en Russie même tout le monde n’est pas d’accord après plusieurs mois ; qui semble bien, cependant, ne pas devoir être confondu avec les événements fangeusement banals de la plus plate des conspirations d’émigrés ; et qui paraît, au contraire, avoir sa place dans le vaste mouvement tournant où la République des Soviets lance ses destinées passionnantes à l’appel d’un chef prestigieux.