Des nouvelles alarmantes parvinrent du Sud. En décembre, une délégation d’ouvriers arriva du bassin du Donetz. Ils nous informèrent que là-bas les organisations ouvrières et paysannes étaient partout persécutées. Les bandes de Kalédine pillaient, détruisaient, brûlaient, tuaient. Là où, avec beaucoup de difficulté, on arrivait à les chasser, alors avant de partir, les blancs-gardistes faisaient exploser les mines. La situation devenait angoissante. L’industrie du charbon périclitait et son anéantissement amènerait la stagnation de toute production, le chômage, la faim et le froid. Il fallait mener une offensive audacieuse et décisive pour en finir avec Kalédine et donner la possibilité aux ouvriers du Donetz d’organiser et de développer la production. Les mineurs appelèrent les Kronstadiens à la lutte contre les bandes blanches.
A ce même moment, une information alarmante parvint aussi d’Antonov-Ovséenko, principal responsable des détachements de volontaires en lutte contre Kalédine. Il écrivait que l’ennemi se renforçait et menaçait Kharkov, détruisant tout sur son passage.
Le soviet de Kronstadt délégua une commission pour analyser la situation au front du Sud et pour déterminer la quantité d’aide nécessaire. Cette délégation était composée de 2 anarchistes et d’un S.R. de gauche. La commission déduisit sur place que le principal défaut du front était l’absence d’artilleurs, de mitrailleurs expérimentés, ainsi que l’extraordinaire état d’épuisement des détachements combattants. Il était indispensable d’y envoyer de nouvelles forces.
Revenant à Kronstadt, la commission se mit à former un détachement mixte sur l’instance du soviet. Il se composa d’ouvriers, de matelots, de mitrailleurs et d’artilleurs. A sa tête, un état-major fut élu : 2 S.R. de gauche, un anarchiste, un bolchévik et un sans-parti y entrèrent.
Nous partîmes de Kronstadt le 20 janvier. Le temps était incertain, après la neige et les tempêtes, un brusque dégel commença. L’eau apparut sous la glace et le détachement dut faire une marche de 7 kilomètres à travers le golfe, ayant de l’eau jusqu’aux genoux. Nous embarquâmes dans un train à Pétrograd et, après trois jours de voyage (la vitesse en ces temps-là était incroyable), nous fûmes à Kharkov. Là, nous reçûmes inopinément un grand nombre de mitrailleuses, ce dont le détachement avait justement besoin.
***
En pleine nuit, deux heures après notre arrivée, l’aide du commandant de la gare accourt au Q.G. (le matelot anarchiste de Kronstadt, Tafelberg) et nous informe d’un incident. Le commandant bolchévik, complètement ivre, a abordé un convoi de soldats démobilisés du front roumain, en se présentant "comme le "pouvoir", les a injuriés et a déclaré qu’ils devaient immédiatement lui remettre leurs armes, sinon il les ferait tous fusiller avec l’aide du détachement de Kronstadt ; les soldats l’ont expulsé du wagon, et maintenant ils installent des mitrailleuses et encerclent la gare.
Le clairon sonne le rassemblement. Les Kronstadiens se précipitent hors du train. Après une courte réunion, nous désignons rapidement une délégation qui se dirige vers les soldats démobilisés du front. Ceux-ci accueillent les délégués avec colère, à la suite de la menace du commandant ivre que le détachement allait s’occuper d’eux.
L’apparition pacifique de la délégation les amène à douter du déchaînement "guerrier" des Kronstadiens. Une conversation s’engage peu à peu avec le comité du régiment, puis il est proposé d’organiser un meeting commun. Là, il est dit aux mitrailleurs pourquoi les Kronstadiens sont là, et où ils vont. Des sourires chaleureux et des exclamations encourageantes apparaissent alors chez les soldats. Les soldats expliquent que tous ceux du front ramènent leurs armes avec eux, car ils savent qu’il faudra défendre "la terre et la révolution". Mais vu que les Kronstadiens agissent dans le même sens, alors ils acceptent volontiers de leur céder leurs armes et les munitions, ne gardant que les fusils. L’affaire se conclut ainsi pacifiquement.
***
Les forces principales de Kalédine se trouvaient près de Novotcherkassk. Un détachement de plusieurs milliers d’hommes lui était opposé : un détachement de matelots de la Mer Noire, avec à leur tête l’anarchiste S. Mokrooussoff, un détachement d’ouvriers de Briansk, des ateliers de Koursk, de Kharkov, etc.
Cependant il n’y avait pas de plan général des opérations militaires, et, il n’y avait pas de postes de garde ; tous les détachements étaient terriblement surmenés. Kalédine, étant bien informé de la situation de ses adversaires, décida de profiter du manque d’organisation militaire et lança une offensive. Du bourg "Grosnoié" accoururent des cavaliers et des ouvriers nous informant que les blancs avaient attaqué et que la localité était certainement déjà entre leurs mains. Une partie des Kronstadiens s’y dirigea. Tout cela eut lieu une demi-heure après l’arrivée de Kharkov du détachement de Kronstadt.
Plusieurs heures plus tard, les Kronstadiens revinrent après avoir chassé les blancs de "Grosnoié". Il faisait déjà nuit. Mokrooussoff, pâle, épuisé, n’ayant pas dormi depuis plusieurs nuits, assura que la station suivante était en mains sûres, renforcée par une batterie d’artillerie.
Oui, effectivement, il y avait une batterie, mais sans aucune protection. Toute la compagnie ne dépassait pas 25 hommes. Tout ce qu’ils purent faire, lors de l’attaque ennemie, ce fut d’enlever les percuteurs des canons et, se défendant au fusil, de s’échapper miraculeusement. Entre la station principale et cette petite localité, il n’y avait qu’un kilomètre et demi et aucune liaison. Lorsque la batterie se tût, tout pensèrent que les blancs étaient partis, mais en fait, il s’était produit tout à fait l’inverse.
Un aiguilleur du chemin de fer nous avertit de l’attaque. Au même moment des balles sifflèrent au-dessus des wagons. Il n’était pas question de penser à sortir les mitrailleuses et l’artillerie. Les Kronstadiens et les matelots de la Mer Noire se précipitèrent hors des wagons, se lançant dans une attaque à la baïonnette. Le combat fut effroyable. 87 cadavres ennemis couvrirent le champ blanc. Les Kalédiniens s’enfuirent. La neige profonde et l’obscurité de la nuit gênèrent leur poursuite. Ayant disposé des postes de garde, les détachements, épuisés et exténués par cette bataille inattendue, ne revinrent qu’à trois heures du matin pour pouvoir se reposer dans les wagons.
Instruits par cette amère expérience, nous nous mîmes à organiser le front. Un état-major général fut élu par tous les détachements. Un décompte précis des forces et des armes eut lieu ; on renforça l’hôpital de campagne, accompagnant le détachement de Kronstadt et un plan d’attaque de Novotcherkassk, capitale du royaume de Kalédine, fut élaboré.
A la station Liski, deux régiments de cosaques revenant du front du Don étaient alors cantonnés, avec tout leur armement. Les détachements révolutionnaires les surveillaient attentivement, craignant qu’ils ne se joignent à l’ataman Kalédine. Les Kronstadiens et les matelots de la Mer Noire menèrent auprès d’eux une propagande intensive pour les faire combattre contre la réaction blanche. Finalement, les cosaques envoyèrent au Q.G. fédéré une délégation qui y fit part de leur intention de prendre part à l’attaque de Novotcherkassk. Une délégation de Kronstadt et de marins de la Mer Noire alla à la station Liski et y organisa un meeting dans la grande salle de l’école de la ville.
***
Il était extrêmement difficile d’ouvrir le meeting et de commencer à parler de ses espoirs et espérances devant ces mêmes cosaques qui, avec un dévouement cruel, furent les fidèles gardiens du régime tsariste et dont les nagaikis [1] laissèrent de nombreuses traces sur le dos de ceux qui combattirent l’ancien régime.
Le meeting s’ouvrit tout de même. Dans le camp des cosaques, le souffle révolutionnaire passa. Il leur fut dit comment, dans le passé, le tsarisme leur avait promis verbalement toutes sortes de libertés et, en fait, les avait transformés en argousins, en soudards, ce pourquoi ils avaient alors mérité la haine et le mépris des masses laborieuses. On leur dit aussi que les libertés cosaques ne pouvaient être obtenues que par la lutte pour l’émancipation du peuple laborieux. Sur leurs visages simples et ouverts, on put voir combien profondément les avait pénétrés cet appel à la lutte commune avec toutes les classes laborieuses de la Russie. Des cosaques, vieux et jeunes, intervinrent, exprimant leur volonté de combattre avec le peuple laborieux et d’accomplir le premier pas sur cette voie, en attaquant Novotcherkassk avec les Kronstadiens et les marins de la Mer Noire. Les cosaques se joignirent ainsi à nous.
Un régiment letton arriva aussi. La constitution du front s’acheva. Il ne manquait plus que le train blindé des marins de la Mer Noire qui était allé à Lougansk, à 80 kms du lieu de rassemblement, et n’en était pas revenu au délai fixé. Les Kronstadiens y envoyèrent une délégation pour connaître les raisons de ce retard.
Les marins de la Mer Noire, ayant réparé le train, s’étaient apprêtés à quitter Lougansk lorsqu’un anarchiste était venu les voir, les informant que le groupe local avait été arrêté sur l’ordre du soviet et se trouvait ainsi emprisonné. Les marins demandèrent alors des explications au soviet dont la réponse — accusant les anarchistes de faire de la propagande contre le soviet — ne les satisfit pas. Ils se mirent à rechercher les conditions exactes de l’arrestation du groupe et découvrirent de cette façon le fond de l’histoire.
Après la Révolution d’Octobre, on découvrit à Lougansk beaucoup de vodka dans des dépôts que le soviet s’empressa de faire cacheter. Puis, ayant décidé qu’il était possible de convertir tout cela en argent, tout en expliquant que c’était dans l’"intérêt des ouvriers", il décréta que chaque citoyen, à partir de "l’enfant de 5 ans", pouvait obtenir une bouteille avec sa carte de travail. Les anarchistes protestèrent énergiquement contre cette méthode originale de fusion des intérêts des travailleurs. Le soviet ordonna leur arrestation. Ayant appris la vérité, les matelots menacèrent de faire payer aux membres du soviet cette violation de la liberté d’authentiques révolutionnaires. Le soviet, à son tour, menaça de leur envoyer une force armée. La délégation parvint à aplanir le conflit. Les anarchistes furent relâchés avec l’accord du soviet.
Les délégués kronstadiens repartirent. Plusieurs heures après, le train blindé des marins arriva avec les anarchistes libérés qui avaient souhaité partir au front, et aussi avec le président et quelques membres du soviet de Lougansk qu’en guise de sanction pour l’enivrement des travailleurs les matelots avaient emmenés pour "participer" à l’offensive.
***
Enfin, tout est prêt. L’offensive se déclenche. Sur le flanc extrême gauche, il y a deux régiments cosaques ; leur rôle consiste à contourner Novotcherkassk par ce côté. Sur le flanc droit, le régiment letton. Les Kronstadiens, les marins de la Mer Noire et les ouvriers, avec le train blindé et les canons, doivent avancer par la voie ferrée, canonner les stations puis les prendre d’assaut. Le lieu exact où tous doivent se retrouver a été désigné. Cependant, les plans s’élaborent sur le papier et ne se réalisent que rarement ainsi dans la réalité.
A l’aube, laissant partir en avant le train blindé et se disséminant en vagues d’assaut, les détachements partent à l’attaque. Il y a près de 30 kms jusqu’à Novotcherkassk ; il faut d’abord occuper un hameau, puis une station et ensuite aller directement à Novotcherkassk.
Un champ de neige infini s’étend devant nous. Le chemin est difficile. L’ennemi remarque les mouvements du camp révolutionnaire et se met à déverser une lave brûlante de ses canons, du train blindé et des mitrailleuses. Les détachements de Kronstadiens, de marins et d’ouvriers, bien que piétinant dans la neige, avancent rapidement, tout de même, protégés par le train blindé et l’artillerie, délogent les Kalédiniens, prennent d’assaut le hameau et continuant d’avancer, obligent l’ennemi à s’enfuir en pleine panique. Parmi d’autres trophées, nous trouvons les cuisines de campagne, avec un déjeuner prêt à être servi, ce qui montre le désarroi complet du camp ennemi.
Vers seize heures, nous arrivons au village Médvédévka où nous sommes supposés rejoindre les troupes du flanc gauche à 17 ou 18 heures. Vu la rapidité de l’avance et l’absence de résistance du côté ennemi, après qu’il ait été délogé du hameau, le groupe de liaison a perdu de vue le régiment letton.
Soudain, de derrière le village gronde l’artillerie... Les Kronstadiens envoient quelques tirs en riposte... tout se tait. Les ténèbres tombent. Le régiment letton n’est toujours pas là. Nous nous installons dans l’école militaire pour passer la nuit. Une fois installés, tous s’endorment rapidement, fatigués par la marche glaciale dans la neige. Des sentinelles entourent l’édifice ; les artilleurs surveillent leurs pièces. L’incertitude des résultats de l’offensive et des pertes du flanc gauche nous oblige à rester sur nos gardes.
Des rangs serrés de visages gris ou noirs couvrent le plancher froid et dur de la grande salle et remplissent toutes les nombreuses chambres vides. Dans les corridors étroits, luttant contre le sommeil qui les envahit et guettant un signal d’alarme de l’extérieur, des sentinelles, volontaires, conversent. Parmi les endormis, certains parlent dans leur sommeil. La psychose du combat est présente, même dans le cerveau endormi. Des mains remuent, serrent les fusils, les saisissent au chevet... "En avant"... "Feu"... "Tous debout !"...
Une heure du matin. Une conversation bruyante s’engage près de l’entrée et se fait entendre dans tout l’édifice. Que se passe-t-il ?
Une patrouille du flanc gauche vient d’arriver. Le village. Médvédévka a été occupé pendant le jour. Les Kalédiniens, en rangs clairsemés, ayant perdu beaucoup de tués et de blessés dans l’affrontement au hameau, n’avaient pu se reprendre et s’étaient précipités à Novotcherkassk ; les Lettons avaient pris le village sans un coup de feu, sans rencontrer de résistance et sans attendre l’avant-garde.
Les espoirs stériles affaiblissent l’énergie. Dans l’esprit des combattants, cette nouvelle ne provoque pas encore une certitude totale en la fin proche de l’entreprise.
Le courage s’affermit cependant, le cerveau tendu de la masse se relâche de l’attente du combat. Le campement tombe dans un sommeil calme et paisible. Un tel luxe de tranquillité permet même de libérer les jambes, prisonnières des bottes mouillées, gonflées et encombrantes.
Tous s’endorment...
Deux heures du matin. Le repos est encore bref. De nouveau à l’entrée on transmet silencieusement aux sentinelles l’information : "Novotcherkassk a été pris par nos cosaques !" "Camarades !... Victoire !". Le campement s’éveille, gronde. Le texte du télégramme reçu de Novotcherkassk passe de l’un à l’autre.
Novotcherkassk s’est rendu sans résistance aux deux régiments cosaques qui avaient accompli une percée extraordinairement rapide et avaient envahi la ville, pendant que le reste du détachement combattait près de la Médvédévka. Kalédine lui-même s’est suicidé.
Le matin arrive. Les miraculeuses nouvelles de la nuit ne sont pas encore confirmées. Tout est prêt pour la continuation de la lutte. Les groupes d’avant-garde se sont déjà mis en ordre de marche. Soudain apparaît une draisine portant un drapeau blanc. Enfin, une délégation de Novotcherkassk arrive, composée de membres du soviet et de cosaques.
L’impossible s’est réalisé. Le camp cosaque est passé, avec une sincérité totale, du côté de la Révolution. Cependant des informations alarmantes nous parviennent : "Les Allemands marchent sur Pétrograd." Ils ont déjà occupé la station Vologoïé (à mi-chemin entre Moscou et Pétrograd).
Les renseignements les plus imprécis circulent sur la composition des troupes ennemies. Le bruit court, avec insistance, que ce n’est pas l’armée régulière ennemie, mais des petits détachements de volontaires, principalement d’officiers qui agissent dans le dessein d’aider les blancs-gardistes russes.
Il est décidé à un meeting général que les marins de la Mer Noire et les autres détachements vont se rendre à Novotcherkassk, tandis que les Kronstadiens vont revenir chez eux avec leurs mitrailleuses et pièces d’artillerie, pour combattre au cas où ils rencontreraient effectivement en route les Allemands.
***
Le jour même, les Kronstadiens quittèrent le Sud. L’organisation des ouvriers du bassin de Donetz leur offrit, par l’intermédiaire de leur soviet, un train chargé de charbon et un train de blé.
A la fin février, le détachement n’ayant rencontré sur sa route aucun Allemand, revint à Kronstadt, ayant perdu plusieurs dizaines de tués. Une partie des corps fut ramenée, et ces combattants trouvèrent leur dernier repos sur la place de l’Ancre.