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les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

L’insurrection de Kronstadt au nom de la révolution

Les bolchéviks exultent. Le Kremlin de Moscou, qui a servi pendant des siècles de refuge aux tyrans, leur semble être aussi un abri sûr.

Grisés par l’ivresse du pouvoir, ils pensent avoir réussi à étouffer l’aspiration des masses ouvrières et paysannes à la liberté, à l’égalité et au travail libre, après la série de mesures prises contre l’indépendance et la liberté des travailleurs.

Kronstadt même, l’avant-garde de la Révolution, semble s’être soumise docilement sous la poigne de fer du Sovnarkom.

Dans le tréfonds de la masse prolétarienne opprimée de Kronstadt, s’accomplit un processus révolutionnaire, inaperçu des oppresseurs. A Pétrograd, à la fin du mois de février 1921, commencent de forts mouvements d’agitation chez les ouvriers. Parmi les proclamations diffusées et affichées dans la ville, on trouve celle qui dit : "Nous savons qui a peur de l’Assemblée Constituante. Ce sont ceux qui ne pourront plus piller et qui devront rendre des comptes au peuple, pour la tromperie, le pillage et tous les crimes commis... Vive l’Assemblée Constituante !".

Kronstadt envoie officiellement des délégués dans les ateliers, fabriques et usines de Pétrograd. Les délégués déclarent aux ouvriers que toute l’énergie de Kronstadt, toute sa force, ses canons et ses mitrailleuses seront dirigés contre l’Assemblée Constituante. Mais si les ouvriers, épuisés par la "dictature du prolétariat" agissent contre les nouveaux oppresseurs, pour les soviets libres, pour la liberté de parole et de presse des ouvriers et paysans, des anarchistes, des S.R. de gauche, pour la troisième authentique Révolution Prolétarienne, pour les mots d’ordre d’Octobre, alors Kronstadt combattra à leurs côtés, avec la ferme volonté de vaincre ou de mourir.

Le ler mars, Kronstadt recommence encore une fois à parler la vieille et bonne langue révolutionnaire. 16.000 matelots, soldats rouges, ouvriers et ouvrières, s’unissent en une masse fraternelle et ouvrent un meeting.

Sur la place de l’Ancre où, sous les rayons du soleil printanier, s’étendent les sépultures des combattants tombés lors des révolutions de 1905 et 1917, sur la route d’Octobre, dans la lutte pour les soviets contre Kalédine, Ioudénitch et autres ; à nouveau donc se fait entendre la protestation du prolétariat. Cette fois, c’est contre la tyrannie bolchévique [1].

La résolution suivante, proposée par les marins du Pétropavlovsk est adoptée au cours de ce grandiose meeting :

RÉSOLUTION DE L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES ÉQUIPAGES DE LA 1E ET DE LA 2e ESCADRE DE LA FLOTTE DE LA BALTIQUE, TENUE LE 1er MARS 1921

Après avoir entendu les rapports des délégués envoyés à Pétrograd par l’Assemblée Générale des équipages pour se rendre compte de la situation, l’assemblée décide qu’il faut :

1 — Etant donné que les soviets actuels n’expriment pas la volonté des ouvriers et des paysans, procéder immédiatement à la réélection des soviets au moyen du scrutin secret. La campagne électorale préalable devra se dérouler en pleine liberté de parole et de propagande parmi les ouvriers et paysans.
2 — Etablir la liberté de parole et de presse pour tous les ouvriers et paysans, pour les anarchistes et pour tous les partis socialistes de gauche.
3 — Garantir la liberté de réunion pour les organisations syndicales et paysannes.
4 — Convoquer pour le 10 mars au plus tard une conférence sans-parti des ouvriers, soldats rouges et des marins de Pétrograd, de Kronstadt et de la province de Pétrograd.
5 — Libérer tous les prisonniers politiques socialistes, ainsi que tous les ouvriers, paysans, soldats rouges et marins, emprisonnés à la suite de mouvements revendicatifs.
6 — Elire une commission de révision des dossiers des détenus des prisons et des camps de concentration.
7 — Supprimer tous les "départements politiques", car aucun parti ne doit avoir de privilèges pour la propagande de ses idées, ni recevoir de l’Etat des moyens financiers dans ce but. Il faut instituer à leur place des commissions d’information et de culture élues dans chaque localité et financées par l’Etat.
8 — Abolir immédiatement tous les barrages et contrôles routiers.
9 — Egaliser les rations alimentaires de tous les travailleurs, à l’exception de ceux employés à des métiers insalubres ou dangereux.
10 — Supprimer les détachements communistes de choc dans toutes les unités de l’armée, de même que toutes les surveillances et gardes communistes à l’intérieur des usines et des fabriques. En cas de besoin de telles unités, qu’elles soient désignées par les compagnies dans l’armée et dans les usines et ateliers par les ouvriers eux-mêmes.
11 — Donner aux paysans toute liberté d’action en ce qui concerne leurs terres, ainsi que le droit de posséder du bétail, à condition de travailler eux-mêmes et de ne pas employer de main-d’oeuvre salariée.
12 — Nous demandons à toutes les unités de l’armée et aussi aux camarades Koursantis de s’associer à notre résolution.
13 — Nous exigeons que toutes les résolutions soient largement diffusées par la presse.
14 — Désigner une commission mobile de contrôle.
15 — Autoriser la production artisanale libre, n’utilisant pas de travailleurs salariés.

Résolution adoptée à l’unanimité par l’assemblée des escadres, moins deux abstentions.

Le président de l’assemblée des escadres : Pétritchenko.

Le secrétaire : Pérépelkine.

Résolution adoptée par une majorité écrasante de la garnison de tout Kronstadt.

Le Président : Vassiliev

Vassiliev vote contre la résolution avec le camarade Kalinine.

Kronstadt exige en premier lieu, la libération immédiate de tous les emprisonnés politiques des tendances de gauche, de même que celle de tous les paysans, ouvriers, soldats rouges et matelots emprisonnés à la suite des mouvements revendicatifs. En outre, elle exige aussi l’élection d’une commission de révision des cas de tous les détenus des camps de concentration et des prisons.

Les geôles bondées constituent une tache honteuse pour la Révolution. Les Kronstadiens proclament "la liberté de parole, de presse et de réunion pour les ouvriers, paysans, anarchistes et les partis de gauche". Qui connaît Kronstadt, comprendra le sens de cette liberté, apparemment limitée.

Au début de la Révolution, après les premières journées sanglantes, Kronstadt réalisa les libertés les plus grandes. Il est vrai qu’il y avait encore dans les prisons les plus féroces partisans du tsarisme, mais lorsque la première vague de haine commença à se calmer, lorsque le raisonnement révolutionnaire prit le dessus sur l’instinct de conservation, alors les Kronstadiens se mirent à débattre aux meetings du problème d’un nettoyage général de toutes les prisons si haïes. On proposa de laisser en liberté tous les emprisonnés dans les limites de la ville, mais pas plus loin, car ainsi leurs plans réactionnaires ne pouvaient avoir aucune base, et les Kronstadiens ne se sentaient pas en droit de fournir en contre-révolutionnaires d’autres lieux du pays. Seule la mauvaise volonté du gouvernement de Kérensky provoqua une nouvelle irritation, mais cela fut le dernier éclat.

Dès ce moment, Kronstadt ne connut plus aucun cas de persécution pour opinions politiques, même pour les convictions monarchistes. La tribune de la place de l’Ancre fut ouverte à tous et devint une université libre pour la masse.

La masse écouta d’abord tous les orateurs et applaudit avec zèle les discours éloquents, en se réjouissant naïvement. La grand-mère de la révolution russe, Bréchko-Bréchkovskaïa, le prolixe Kérensky, les patriotards menchéviks et S.R., y cueillirent les plus beaux lauriers. Un mois passa. La masse s’imprégna de l’esprit politique du siècle, elle commença à très bien discerner ce que lui présageait l’Assemblée Constituante dans le cadre d’un suffrage universel direct, secret et égal ; elle savait déjà ce qu’avait produit l’Assemblée Constituante de la République Française, aussi elle rejeta cette perspective.

Kronstadt, sa conscience politique renforcée et développée par les prophéties des apôtres de la Constituante, lança un nouveau mot d’ordre, le slogan du fédéralisme : "Tout le pouvoir aux soviets locaux". Aux meetings, il y eut déjà des accrochages violents avec les partisans des "quatre-queues", menchéviks et S.R. Ces derniers rangèrent vite leurs armes et cachèrent leur impuissance : ils n’apparurent plus aux meetings et n’organisèrent plus de conférences, car personne ne les écoutait, étant donné qu’ils n’avaient rien à dire à la masse, laquelle avait appris à les connaître à fond. C’est pourquoi, lorsque les Kronstadiens parlent, dans la résolution adoptée le ler mars, de la liberté de parole, de presse et de réunion pour les ouvriers, paysans, anarchistes et partis socialistes de gauche, ils ne sous-entendent pas du tout qu’il doit y avoir un système répressif contre les partis de droite ou même contre la réaction.

Un système répressif entraîne toujours avec soi l’existence d’un appareil légal de coercition, quelque chose comme les tchékas bolchévistes. La liberté de parole et de presse tient l’ennemi bien en vue ; elle donne la possibilité aux larges masses laborieuses de l’analyser rapidement et une propagande révolutionnaire intensive le désarme.

***

La vague du mouvement se transmet à un rythme accéléré. Le 2 mars, à la Maison de la Culture, les délégués des navires, des unités de l’Armée Rouge et des ouvriers s’expriment en ces termes : "A cette assemblée, il est proposé d’élaborer les bases de nouvelles élections afin de s’occuper ensuite de l’oeuvre pacifique de reconstruction de l’ordre soviétique." L’Assemblée n’exclut même pas les communistes de son sein. Le communiste Kouzmine, Président de la Baltflotte, ayant la parole, déclare que "les communistes ne rendront pas d’eux-mêmes le pouvoir et, pour le garder, combattront jusqu’à leurs dernières forces". Le Président du Soviet, Vassiliev, intervient dans le mÊme style. Pour l’Assemblée, il devient évident qu’il faut les retenir momentanément, vu que l’ordre de désarmer les communistes n’avait pas été donné, qu’il n’est pas possible d’utiliser les téléphones et que les soldats rouges, comme cela fut confirmé par une lettre lue à l’Assemblée, sont indignés de ce que les commissaires n’autorisent pas les réunions dans les unités, etc.

Prenant conscience du fait que les communistes peuvent empêcher par la force armée les élections du Soviet, l’Assemblée désigne, parmi les délégués présents, un Comité Révolutionnaire Provisoire qu’elle charge "de s’occuper de l’organisation de nouvelles élections du Soviet". Les délégués se séparent et regagnent tous leurs unités pour faire un rapport sur les résultats de la réunion. Ils appellent tous les Kronstadiens à l’organisation des forces combattantes autour du Comité Révolutionnaire Provisoire. Tous se préparent unanimement à défendre la "juste cause des travailleurs". Le 2 mars, à 9 heures du soir, la majorité des forts et toutes les unités de soldats rouges de la forteresse se joignent au Comité Révolutionnaire Provisoire. Tous les édifices publics et les points de liaison sont gardés par des sentinelles du Comité Révolutionnaire Provisoire.

Des représentants d’Oranienbaum arrivent, déclarant que leur garnison se joint aussi au C.R.P.

Les Kronstadiens sont audacieux et décidés dans la lutte ouverte contre l’ennemi et ne maltraitent pas leurs prisonniers. Le C.R.P. estime nécessaire de démentir tous les bruits selon lesquels "des violences seraient exercées contre les prisonniers communistes. Les communistes arrêtés se trouvent dans la plus grande sécurité". Une partie d’entre eux sera ensuite libérée.

Dans la commission d’enquête sur les causes de l’arrestation des communistes est compris d’ailleurs le représentant du Parti communiste. Les camarades Illine, Kabanoff et Pervouchine, venus au C.R.P., reçoivent l’autorisation de visiter les emprisonnés à bord du Pétropavlovsk et ils contresigneront après, personnellement, ce qui est dit plus haut.

Quelle est la réaction des "camarades communistes" ? D’un tract lâché par eux d’un avion, il apparaît qu’à Pétrograd, un certain nombre de personnes absolument étrangères aux événements de Kronstadt ont été arrêtées. Comme si cela ne suffisait pas, leurs familles ont aussi été arrêtées.

"Le comité de défense, dit le tract, considère toutes les personnes arrêtées comme des otages garantissant les communistes retenus par les marins à Konstadt, en particulier le commissaire de la Baltflotte, Kouzmine, et le Président du Soviet de Kronstadt, Vassiliev. Si on touche à un seul cheveu de la tête de ces camarades arrêtés, les otages sus-nommés en répondront."

Ce mauvais coup des dictateurs paniqués n’étonne pas les Kronstadiens. Les dernières années avaient convaincu les Kronstadiens que les "dictateurs révolutionnaires" étaient capables de tout. Les marins considérèrent que "la torture des familles innocentes n’ajouterait pas de nouveaux lauriers aux communistes et qu’en tout cas, ce ne serait pas avec ces moyens-là qu’ils conserveraient le pouvoir que leur arrachaient les ouvriers, matelots et soldats rouges de Kronstadt."

Les bolchéviks, selon les termes de Bakounine, "mentent toujours, c’est leur force, leur vie, tout le secret de leur existence. Ils ont érigé le mensonge en système et il n’y a pas de gouvernement au monde qui puisse leur disputer la suprématie dans la falsification de la vérité". Dans la lutte contre Kronstadt, ils employèrent les calomnies les plus basses comme, par exemple, ce message radio :

"A tous, A tous, A tous...

"Pour la lutte contre le complot blanc-gardiste.

"La mutinerie de l’ex-général Kozlovsky et du navire Pétropavlovsk a été préparée par les espions de l’Entente, comme pour les nombreux soulèvements précédents des blancs-gardistes ; cela ressort de l’information du journal bourgeois français "Le Matin" qui avait publié, deux semaines avant la rébellion de Kozlovsky, un télégramme de Helsingfors disant ce qui suit :

"On nous informe de Pétrograd qu’à la suite de la révolte de Kronstadt, les autorités militaires bolchéviques ont pris une série de mesures afin d’isoler Kronstadt, d’interdire l’accès de Pétrograd aux soldats rouges et aux marins de la garnison de Kronstadt. "L’approvisionnement de Kronstadt est suspendu jusqu’à nouvel ordre." Il est évident que la mutinerie de Kronstadt est dirigée de Paris et que le contre-espionnage français y est pour quelque chose. L’éternelle histoire se répète. Les S.R., téléguidés de Paris même ont préparé le terrain pour un soulèvement contre le pouvoir soviétique et, dès qu’il a été prêt, derrière leur dos est apparu tout de suite le véritable maître "le général tsariste"..."

Oui, l’éternelle histoire se répète. Les bolchéviks se sont avérés être les dignes successeurs du gouvernement Kérensky lequel avait arrêté les Kronstadiens lorsqu’ils prirent la défense des bolchéviks, salis alors par la calomnie et le mensonge, et traités d’espions allemands. Tout cela est vite oublié par les "dictateurs du moment", qui menacent les Kronstadiens de les "tirer comme des perdrix"... s’ils persistent.

"A Pétrograd, chaque marin s’est détourné de vous lorsqu’on a su que parmi vous, oeuvraient les généraux Kozlovsky et autres."...

Par toutes ces fausses nouvelles, il était évident que les communistes continuent à duper non seulement les ouvriers et les soldats rouges, mais aussi les membres du soviet de Pétrograd.

Par radio, Kronstadt dément catégoriquement tous ces mensonges et calomnies, déclarant : "Camarades ouvriers, soldats rouges et matelots ! Nous savons bien ici, à Kronstadt, combien vos enfants et vos femmes affamés souffrent sous le joug de la dictature des communistes. Nous avons renversé chez nous le soviet communiste ; le C.R.P. procède ces jours-ci aux élections d’un nouveau soviet qui, librement élu, reflètera la volonté de toute la population laborieuse et de la garnison et non pas celle du petit groupe des communistes insensés : notre cause est juste, nous sommes pour le pouvoir des soviets et non celui des partis, pour une représentation librement élue des travailleurs. Les soviets truqués et manipulés par le Parti Communiste ont toujours été sourds à toutes nos exigences et à nos besoins, nous n’avons toujours reçu en réponse que des fusillades.

Maintenant que la limite de la patience des travailleurs a été atteinte, ils veulent faire taire votre indignation avec des aumônes : par le décret de Zinoviev, les détachements de contrôle routier sont supprimés dans la province de Pétrograd, Moscou consacre 10 millions de roubles-or pour acheter à l’étranger du ravitaillement et des objets de première nécessité, mais nous savons qu’ils n’achèteront pas avec ces aumônes le prolétariat de Piter ; aussi, nous vous tendons la main par dessus la tête des communistes. Nous vous proposons l’aide fraternelle de Kronstadt révolutionnaire. Camarades ! Non seulement, on vous trompe mais on vous dissimule à dessein la vérité en recourant à la calomnie la plus lâche.

Camarades ! ne vous y laissez pas prendre !

A Kronstadt, tout le pouvoir est aux mains des seuls révolutionnaires : matelots, soldats rouges et ouvriers et non dans celles des blancs-gardistes avec un quelconque général Kozlovsky à leur tête, ainsi que vous l’assure la radio calomniatrice de Moscou."

***

Pourquoi Kronstadt a-t-elle combattu ?

Voilà comment les Kronstadiens eux-mêmes exposent leurs buts et leurs problèmes : En réalisant la Révolution d’Octobre, la classe ouvrière espérait atteindre son émancipation complète. En résultat, une exploitation encore plus grande s’est créée contre la personne des travailleurs.

Le pouvoir gendarmo-policier du monarchisme est passé dans les mains des usurpateurs communistes, lesquels ont apporté aux travailleurs, au lieu de la liberté, la crainte continuelle de tomber dans les geôles de la Tchéka, dépassant de loin en horreur le régime policier tsariste. Les baïonnettes, les balles et les rebuffades grossières du tchékiste, voilà ce qu’après une lutte si longue et si meurtrière a gagné le travailleur de la Russie soviétique. Le pouvoir bolchévik a transformé, en fait, le symbole de l’Etat ouvrier : la faucille et le marteau, par la baïonnette et les barreaux de prison, afin de conserver une vie tranquille et confortable à la nouvelle bureaucratie des commissaires et fonctionnaires bolchéviks.

Mais ce qui est le plus ignoble et le plus criminel, c’est l’asservissement moral qu’ils ont imposé ; ils ont pris possession du monde intérieur des travailleurs, les obligeant à penser seulement de la manière qu’il leur convient.

Ils ont enchaîné les ouvriers aux ateliers à l’aide des syndicats officiels, transformant le travail non en une joie, mais en un nouvel esclavage. Aux protestations des paysans, s’exprimant en des soulèvements spontanés et à celles des ouvriers, obligés d’en recourir par la force même des choses à la grève, ils répondent par des fusillades en masse et une férocité égale à celle des généraux tsaristes.

La Russie laborieuse, celle qui a levé la première l’étendard rouge de l’émancipation du prolétariat, est couverte entièrement du sang des victimes pour la gloire de la domination bolchévique. Dans cette mer de sang, les communistes noient tous les grands et radieux gages et slogans de la révolution laborieuse.

Il apparaissait de plus en plus, déjà avant et maintenant cela est devenu plus évident, que le Parti Communiste Russe n’est pas le défenseur des travailleurs ainsi qu’il se présente, car les intérêts du peuple laborieux lui sont étrangers. Ayant conquis le pouvoir, il ne craint que de le perdre ; c’est pourquoi tous les moyens lui sont permis pour le garder : la calomnie, la violence, la tromperie, le meurtre, les représailles contre les familles des insurgés.

La longue patience des travailleurs a pris fin. Ici et là, la lueur du brasier de l’insurrection a illuminé le pays en lutte contre l’oppression et la violence. Des grèves d’ouvriers ont éclaté, mais les soudards bolchéviks ne dorment pas et ont pris toutes les mesures pour prévenir et écraser l’imminente et inévitable 3e Révolution.

Elle s’est tout de même réalisée et s’accomplit par les mains des travailleurs. Les généraux bolchéviks voient bien que c’est le peuple, convaincu de leur trahison des idéaux du socialisme, qui s’est soulevé.

Tremblant pour leur peau, et sachant qu’ils ne pourront se garder de la colère des travailleurs, ils essayent d’effrayer les insurgés par des incarcérations, des fusillades et autres férocités. Mais la vie elle-même, sous le joug de la dictature des communistes, est devenue plus terrible que la mort.

Le peuple laborieux, insurgé, a compris que dans la lutte contre les communistes qui lui ont ressuscité le servage, il ne peut y avoir de compromis. Il faut aller jusqu’au bout. Les bolchéviks font semblant de faire des concessions : ils enlèvent les contrôles routiers dans la province de Pétrograd, assignent 10 millions de roubles-or pour l’achat de produits à l’étranger. Mais il ne convient pas de s’y laisser prendre : derrière cet appât, se cache la poigne de fer du maître, du dictateur, qui veut, ayant attendu l’apaisement, se venger de ces concessions au centuple.

Non, il ne peut y avoir de compromis ! Il faut vaincre ou mourir ! Kronstadt la rouge montre l’exemple en la matière, menaçant les contre-révolutionnaires de droite et de gauche.

Ici, s’est réalisée une grande et nouvelle progression révolutionnaire. Ici est levé l’étendard de la révolte pour se libérer de trois ans d’oppression et de violence, de la domination des bolchéviks, remplaçant trois siècles de joug monarchiste.

C’est ici, à Kronstadt, qu’est posée la première pierre de la Ille Révolution, celle qui brise les dernières chaînes des masses laborieuses et ouvre une nouvelle et large voie à l’édification socialiste.

Cette nouvelle révolution mettra ainsi en marche les masses laborieuses de l’Est et de l’Ouest, devenant l’exemple d’une nouvelle construction socialiste, opposée à "l’ordre" bureaucratique des bolchéviks, convainquant les travailleurs étrangers de toute évidence que ce qui a été accompli chez nous jusque-là, au nom des ouvriers et des paysans, n’était pas le socialisme.

Sans un coup de feu, sans une goutte de sang, le premier pas est réalisé. Le sang n’est pas nécessaire aux travailleurs. Ils ne le verseront qu’au moment de l’autodéfense. Nous avons assez de maîtrise, malgré toutes les actions infamantes des bolchéviks, pour nous limiter à leur seul isolement dans la vie sociale, pour peu qu’ils ne gênent pas l’oeuvre révolutionnaire par une agitation vaine et malveillante.

Les ouvriers et les paysans doivent aller en avant, de manière irréversible, laissant derrière eux l’Assemblée Constituante et son régime bourgeois, la dictature du Parti Communiste, des tchékas et du capitalisme d’État, qui étouffent le prolétariat et menacent de l’étrangler définitivement.

La Révolution présente donne aux travailleurs la possibilité de disposer enfin de ses soviets librement élus, oeuvrant sans la pression violente du parti, et de transformer les syndicats bureaucratisés en de libres unions des ouvriers, des paysans et des travailleurs intellectuels. La machine policière de l’autocratie bolchéviste est enfin brisée." (Izvestia n° 6 du 8 mars 1921.)