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les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

Les derniers jours de Kronstadt insurgée

LES DERNIERS JOURS DE KRONSTADT INSURGÉE

Le 6 mars, sous la signature du "feldmaréchal" Trotsky et du commissaire principal Kaménev, l’ordre suivant est transmis à la radio : "Le gouvernement ouvrier et paysan ordonne à Kronstadt de remettre, sans retard, Kronstadt et les navires mutinés à la disposition de la République sovétique. J’ordonne donc à tous ceux qui ont levé la main contre la patrie socialiste de déposer immédiatement les armes, de désarmer ceux qui s’obstinent et de les livrer aux autorités soviétiques, de libérer immédiatement les commissaires et les autres représentants du pouvoir arrêtés. Seuls, ceux qui se seront rendus sans conditions, pourront compter sur la clémence de la République Soviétique. Je donne, en même temps, l’ordre de préparer l’écrasement par la force armée de la rébellion et des mutins. La responsabilité des malheurs qui s’abattront en conséquence sur la population pacifique reposera entièrement sur les têtes des blancs-gardistes insurgés, Le présent avertissement est le dernier."

Le 7 mars, à 6 h. 45 du soir, les bolchéviks ouvrent le feu sur Kronstadt, depuis Sestroretsk, Lissy Noss et Krasnaya Gorka. Ils couvrent la ville d’obus, de bombes et de tracts ignominieux lancés par avion. Plusieurs fois, "les corbeaux", rassemblés sur la Krasnaya Gorka : Trotsky, Dybenko et autres, ordonnent de prendre d’assaut la forteresse assiégée. Mais toutes les tentatives sont énergiquement repoussées par les défenseurs de Kronstadt la libre.

Pourtant la lutte est trop inégale. Les vagues d’assaut ennemies se renouvellent sans arrêt malgré leurs pertes ; les assaillants se rendent par milliers aux Kronstadiens ou bien se noient par centaines sous lag lace brisée, en maints endroits, par le dégel de mars et par les obus.

Remplaçant les transfuges et les tués, des renforts frais arrivent sans cesse. Que peut faire Kronstadt, la libre et solitaire Kronstadt ? Disposant d’un nombre limité de combattants, tous à leurs postes de combat, éparpillés dans de nombreux forts, parant sans cesse, jour et nuit, les coups de l’adversaire ; les Kronstadiens, affamés, se nourrissent d’une livre d’avoine, d’une demi-livre de pain et de miettes de conserves. Exténués par les combats incessants, ils ne tiennent que dans l’espoir d’une insurrection des ouvriers et des soldats rouges à Pétrograd, Moscou et ailleurs, annonçant le début de la 3e Révolution, tant attendue.

A partir du 16 mars au soir, commence un intense feu d’artillerie sur la ville. Les fortes pièces de Krasnaya Gorka pilonnent sans interruption le laboratoire des mines, le port et l’état-major de la forteresse. Les obus provoquent des incendies en de nombreux endroits de la ville. Dans le fort, des transporteurs de munitions prennent feu, des maisons s’écroulent, les fils téléphoniques sont coupés. Des avions jettent de nombreuses bombes. L’une d’elles tombe sur l’hôpital, malgré le drapeau de la Croix-Rouge qui l’orne. Les Kronstadiens concentrent toutes leurs forces pour tenir les accès de la forteresse.

Le 17 mars au matin, sous la protection de l’artillerie, les assaillants parviennent à Kronstadt de trois côtés à la fois. Par l’Ouest, près des portes de Kronstadt, à quelques dizaines de mètres des murs de la ville où des combats acharnés vont durer plusieurs heures. Les mitrailleuses crépitent sans arrêt des deux côtés. L’ennemi est en partie décimé, le reste s’enfuit vers la mer ; mais le gros des forces se rend, après une attaque déterminée des Kronstadiens. A 8 heures du matin, de longues files de prisonniers, en suaires blancs, passent dans la ville (toutes les troupes ennemies étaient habillées en blanc ; ce camouflage les rendait presque invisibles des observateurs kronstadiens, lors de leur attaque). Ils portent leurs blessés sur des brancards improvisés avec les traîneaux dont ils se sont servis pour transporter les mitrailleuses. Les blessés graves sont ramassés par les unités sanitaires. Sur une étendue de deux kilomètres traînent des armes de toutes sortes, abandonnées par les assaillants : mitrailleuses, fusils, bandes de mitrailleuses, cartouches. Au Sud, près de la Bourse forestière, c’est aussi un tableau de victoire totale, bien qu’acquise chèrement.

Beaucoup de femmes s’occupent activement à ramasser les blessés des deux camps ; elles n’hésitent pas à s’éloigner du rivage, oubliant le danger, emportées par l’enthousiasme général, et accomplissent sans crainte leur travail. Dans les casernes, un hôpital de campagne s’installe rapidement.

***

Alors que sur le pont, les derniers attelages de blessés apparaissent, des balles sifflent soudain ; de nouvelles victimes tombent. Encore une salve, tous se couchent au sol. Seule émerge la silhouette harmonieuse d’un matelot, éclairée par un soleil radieux, le fusil haut levé, apothéose du combattant décidé et intrépide.

Il appelle d’une voix tranquille et puissante : "Camarades, reprenez-vous ! Appelez à l’aide !" Un fanatisme intrépide envahit l’atmosphère. Dans la ville, l’appel retentit : "Camarades, vite au combat !" Quelques unités ouvrières s’organisent rapidement et se dirigent vers l’endroit d’où sont partis traîtreusement les tirs sur l’unité sanitaire. La difficulté est de déloger l’ennemi de la Bourse forestière, c’est-à-dire du port, encombré de péniches, de bois et de poutres. Le détachement s’en acquitte tout de même avec succès. Il localise l’ennemi, l’encercle et fait prisonniers les embusqués. Tout le port est nettoyé.

Mais voilà que sur la perspective Lénine (dénommée auparavant rue du Maître) des cavaliers partent du Comité Révolutionnaire Provisoire, se dispersant dans toutes les directions. Ils appellent tous les groupes armés à l’aide de la "colline" (lors des fortes inondations printanières de l’île, l’eau recouvrait toute l’île, à l’exception de l’endroit dénommé "la colline" qui restait sec) et invitent tous ceux qui sont désarmés à se mettre à l’abri.

A 7 heures du matin, les assaillants ont forcé les portes de Pétrograd [1] et ont effectué une poussée jusqu’au milieu même de la ville, sur la place de l’Ancre. Leur progression a été stoppée ; leur tentative de se fortifier dans l’un des bâtiments de la place ne réussit pas. Ils en sont délogés par l’artillerie et reculent. Une partie d’entre eux se rend. Cependant, on ne peut les chasser totalement de la ville. Ils se réfugient dans les puits et dans l’immense labyrinthe de l’Ecole des Machines. Maintenant que l’assaut a été liquidé dans les autres parties de la forteresse, des Kronstadiens se groupent pour reprendre la "colline".

La situation est menaçante. Toutefois, pas un des combattants ne pense que la lutte est perdue ; les membres du C.R.P. font le tour de tous les postes en danger. La rédaction des Izvestia continue son travail et prépare le numéro suivant qui, hélas, ne pourra voir le jour.

***

Il fait très beau à Kronstadt ; toute la nappe de neige du golfe brille de mille soleils ; il semble qu’elle encourage Kronstadt à tenir bon encore une semaine, jusqu’à ce que le golfe brise ses glaces et les emmène au loin ; alors, l’indépendance du puissant foyer révolutionnaire sera sauvegardée ; alors, les bolchéviks seront obligés d’entamer des pourparlers avec les masses insurgées en usant d’un tout autre langage. Si les Kronstadiens s’étaient soulevés au moment où la forteresse avait été entourée de libres vagues, Kronstadt aurait été imprenable. Mais l’insurrection révolutionnaire, spontanée, ne "connaît ni le jour ni l’heure" où elle se produira. Elle éclate lorsque s’achève le processus psychologique de rejet de toutes les injustices et oppressions ; si la masse est suffisamment compacte, inspirée des seuls et mêmes buts, alors l’étendard de la révolte se lève ; alors retentit le signal de combat, appelant à "vaincre ou à mourir" dans la lutte pour l’émancipation complète du travail, pour un monde nouveau, sans esclaves, sans chaînes, ni maîtres.

Kronstadt s’est soulevée, répondant aux souffrances incessantes des paysans et des ouvriers, transformées par la logique de fer des bolchéviks, en gémissements de la Contre-Révolution agonisante.

La fin de Konstadt la libre est proche.

Le soir du 17 mars, les matelots décident de faire exploser tous les navires de guerre, car ils ne veulent pardonner aux bourreaux "rouges" leurs géants : le "Pétropavlovsk" et le "Sébastopol", où se déploya la bannière de la 3e Révolution. Au moment où les vagues d’assaut ennemies s’approchent du port, des traîtres du camp communiste, dont certains, qui avaient quitté les rangs du parti avec des accusations sans appel contre leurs "dirigeants", les traitant de bureaucrates et d’autocrates, se retrouvent soudainement pleins de courage, se mettent au travail ignominieux de Caïn et coupent les fils de pyroxyline. Les matelots abandonnent alors les navires et quittent Kronstadt [2].

A partir de 8 heures du soir, des unités de Kronstadiens font mouvement par les portes de Kronstadt et la voie ferrée. Toute la ville se prépare à partir, combattants et civils. Personne ne veut rester. Malheureusement il n’y a pas de moyen de transport et le dernier projet des insurgés échoue : rendre "aux bourreaux rouges" une ville complètement morte.

***

Kronstadt s’est soulevée comme d’habitude, à l’appel des masses ouvrières et paysannes, affamées et opprimées. Elle se retrouvera seule dans son projet et fut défaite. Pourtant, aucun combattant ne poussa un soupir de regret pour la force dissipée sans traces.

Kronstadt la Rouge ne pouvait plus vivre enchaînée, elle s’insurgea et, seule dans son combat, périt.