A Pétrograd, le mécontentement populaire atteignit son comble vers le milieu de février 1921.
Les organisations du Parti, affaiblies par les dissensions fractionnelles consécutives au débat syndical, avaient perdu leur emprise sur les usines, tandis que les ouvriers, exaspérés par une réduction massive des rations alimentaires et la fermeture d’un grand nombre de fabriques, génératrice de chômage, multipliaient les réunions de protestation. D’où, pour les dirigeants bolcheviks, la nécessité de changer totalement de politique économique et de rétablir la liberté du commerce en vue d’améliorer le ravi¬taillement des villes.
Certaines fabriques débrayèrent le 23 février pour protester contre l’interdiction des réunions. La grève s’étendit promptement et déboucha deux jours après sur des manifestations de rue qui dégénérèrent même, çà et là, en affrontements armés. Dès le 24, les bolcheviks avaient décrété l’état de siège dans la capitale. Le 26, un « comité de défense », que Zinoviev avait créé de sa propre autorité, et le Soviet de Pétrograd condamnèrent de concert, âprement, le mouvement gréviste. En même temps, les bolcheviks sachant ne pouvoir compter sur les unités de la garnison, firent venir des renforts de troupes. Malgré tout, les grèves se poursuivirent jusqu’au 28 février, jour auquel les ouvriers des célèbres usines Putilov reprirent le travail .
A l’origine, les revendications ouvrières étaient restreintes et d’ordre purement économique ; mais elles revêtirent très vite un caractère politique. Les groupes semi-clandestins de militants mencheviks, socialistes-révolutionnaires et anarchistes se mirent à diffuser des tracts et des appels, et envoyèrent des orateurs prendre la parole dans les assemblées d’usines. Mais, contrairement aux allégations que les bolcheviks émirent par la suite, il faut souligner que les groupements socialistes — d’ailleurs très faibles — ne songeaient pas le moins du monde à une insurrection armée qu’ils jugeaient sans issue. Les mencheviks, par exemple, ne partageaient nullement les espoirs, si répandus à Pétrograd pendant ces journées-là, d’un nouveau « Février », c’est-à-dire d’un renversement définitif de l’hégémonie bolchevique. Ils escomptaient, au mieux, un relâchement de la dictature, lequel ouvrirait la voie à la démocratisation progressive du système. « Élections libres aux soviets, comme premier pas vers une relève de la dictature par un pouvoir démocratique, tel était le mot d’ordre du jour », écrit Dan, qui prit une part active au mouvement jusqu’à son arrestation, le 25 février 213.
Un appel diffusé le 27 déclarait dans le même sens : « Un changement fondamental dans la politique du gouvernement est nécessaire. En premier lieu, les ouvriers et les paysans ont besoin de liberté. Ils ne veulent pas vivre selon les prescriptions des bolcheviks : ils veulent décider eux-mêmes de leur destin. (...) Exigez, d’une manière organisée et décidée : la libération de tous les socialistes et des ouvriers sans parti, emprisonnés ; l’abolition de l’état de siège ; la liberté de parole, de presse et de réunion pour tous ceux qui travaillent ; la réélection libre des comités de fabrique, des instances syndicales et des soviets . »
Les bolcheviks arrivèrent en quelques jours, par la menace et par certaines concessions matérielles, à juguler les grèves et les troubles de Pétrograd.
Cronstadt apprit cependant les événements par la radio, Cronstadt, la vieille citadelle révolutionnaire dont les matelots extrémistes s’étaient montrés jusqu’alors les plus fermes partisans de Lénine. Or ce fut justement en raison de cette tradition que les marins et les ouvriers de la base navale se dressèrent contre la dictature bolchevique, laquelle non seulement frappait l’ennemi de classe commun, mais aussi contraignait les masses prolétariennes. En outre, les jeunes recrues d’Ukraine, incorporées en automne 1920, tout imbues de la haine que la politique agraire du régime suscitait dans leur pays, ne mirent pas longtemps à faire leurs les idéaux de liberté radicale de Cronstadt, où les S.R. de gauche et les anarchistes exerçaient depuis 1917 une influence notable. Ces recrues furent le fer de lance de l’insurrection. Les organisations du Parti communiste de la flotte Baltique comme de la ville se trouvaient dans un état de désagrégation assez avancé ; plus ou moins ignorées par les matelots, elles étaient par ailleurs à maints égards en opposition avec les instances supérieures du Parti. Une conférence des bolcheviks locaux, réunie le 15 février, exigea une démocratisation des activités du parti, et quelques délégués firent le procès des commissaires politiques de la flotte 217.
Puis ce fut Cronstadt !