Bandeau
les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

Les mutineries françaises, encore
André Loez

Ce texte publié sur le site web centenaire.org consacré à la célébration de la guerre de 14-18 tranche avec la façon dont ce site officiel rend compte de ce qui ne fut pas autre chose qu’une gigantesque machine à écraser les peuples. Voici la façon dont ce site conçoit sa mission :

Les mutineries sont des refus collectifs d’obéissance. Elles apparaissent en 1917 dans les armées françaises, mais aussi russes et italiennes. Elles accompagnent d’autres formes de protestation dans la société civile : grèves, manifestations contre la hausse des prix, meetings pacifistes, qui témoignent de la lassitude et des tensions suscitées par la prolongation de la guerre dans des populations déjà endeuillées par d’énormes pertes. Elles s’inscrivent dans un mouvement d’indiscipline et de désobéissance plus ancien qui prend diverses formes : soldats qui se mutilent eux-mêmes ou désertent, crient « à bas la guerre » ou chantent l’Internationale, retards de permission, refus d’obéissance, trêves et fraternisations, rares mais non limitées à Noël 1914. Ces manifestations, individuelles ou collectives, restaient généralement isolées et concernaient de faibles effectifs avant 1917. Mais la guerre dure, les morts s’accumulent, le refus de la guerre monte. Les mutineries qui le traduisent dans l’armée française sur le front ouest, revêtent une tout autre importance. Elles ont fortement inquiété les autorités et laissé une trace profonde dans la mémoire.

- L’armée française est ainsi affectée en mai-juin 1917 par une vague de désobéissance qui se manifeste au grand jour par trois types de phénomènes : des protestations individuelles, des désertions plus nombreuses, et, fait nouveau, des manifestations collectives extrêmement variées. Pour ces dernières, on a pu recenser 113 incidents différents, étalés du 29 avril au 5 septembre 1917, avec un pic d’intensité autour du 1er juin où surviennent une quinzaine de manifestations collectives de désobéissance.

- Ces événements, pour ceux qu’on sait localiser, ont lieu dans une assez large aire géographi-que : 55 dans l’Aisne, 25 dans la Marne, 6 dans les Vosges, 5 dans la Meuse, et quelques-uns dans l’Oise, la Somme, la Haute-Marne, la Meurthe-et-Moselle, sans oublier tous les faits impliquant des permissionnaires et militaires en déplacement, dans des trains et des gares très loin à l’arrière (Paris, Nantes, Quimper, Limoges, Aurillac, Lyon, Nîmes, Béziers…).
- Les mutineries elles-mêmes ne se produisent presque jamais en premières lignes où le refus est impraticable, mais dans les cantonnements de l’arrière-front, où des soldats rassemblés peuvent esquisser un mouvement social, souvent à l’annonce de leur remontée aux tranchées, ou encore dans les dépôts militaires, les baraquements et les gares.
- Le nombre des mutins ne peut être connu avec certitude : quelques milliers pour les révoltés les plus actifs et revendicatifs, des dizaines de milliers si l’on inclut tous ceux dont la désobéissance est plus ponctuelle ou furtive. Par rapport aux combattants des divisions en ligne, seuls véritablement concernés, la proportion est peut-être de l’ordre d’un sur quinze ou sur vingt.

Ces faits n’ont pas tous laissé de sources permettant de bien les connaître, mais des rapports d’officiers, des témoignages, des extraits de lettres figurant au contrôle postal et des procédures judiciaires ont permis aux historiens d’apporter de nouveaux éclairages[1]. Il n’est plus possible de réduire les mutineries à un seul aspect, une seule « essence », une nature unique ni d’en donner une explication simple. Plusieurs affirmations courantes méritent d’être révisées.

1. Les mutineries ne sont pas une simple conséquence de l’échec du 16 avril 1917

Longtemps tenue comme une évidence par l’historiographie, cette idée est d’abord démentie par l’étude des unités mutinées, dont seule une minorité a été engagée au cours de l’offensive Nivelle au Chemin des Dames et sur les Monts de Champagne. Et parmi les divisions où les mutineries ont été les plus intenses, certaines étaient alors au repos. Autrement dit, les mutins ne sont pas simplement des soldats marqués physiquement et moralement par un échec militaire. Ils agissent dans un contexte de trouble bien plus large, qui explique en partie leur mouvement : grèves à l’arrière, nouvelles de la révolution russe, rumeurs d’offensives, changement de généralissime, perspective d’une conférence pacifiste à Stockholm. Perçus parfois confusément par les soldats, tous ces éléments contribuent à leur désobéissance.

2. Les mutineries ne sont pas un complot ou un mouvement piloté par des révolutionnaires pacifistes.

Les dirigeants politiques et militaires, désemparés par l’irruption d’une désobéissance massive au printemps 1917, ont cherché à l’expliquer par un effort concerté de subversion, venu d’Allemagne ou des pacifistes français redevenus actifs depuis quelque temps. Le nouveau général en chef Pétain, nommé le 15 mai 1917, croit les mutineries pilotées par des pacifistes en lien avec le mouvement ouvrier. Cette thèse ne tient pas : des courriers échangés entre des combattants et des militants à la suite des mutineries montrent que les pacifistes de l’intérieur ont appris avec retard les événements survenus sur le front, et que ces derniers n’ont répondu à aucun plan concerté, même s’il y a eu localement des effets d’entraînement et d’imitation entre unités. Et, loin d’adhérer à un quelconque défaitisme, il importe de souligner que les mutins ne se rendent jamais collectivement à l’ennemi, ni n’abandonnent les premières lignes. Enfin, pour éviter tout anachronisme, il faut évidemment rappeler qu’on ne saurait associer les mutins français de 1917 aux bolcheviks russes, pratiquement inconnus en France à cette période, et dont la prise de pouvoir est bien postérieure.

3. Les mutineries ne sont pas un mouvement entièrement pacifique assimilable à une « grève ».

Sur le moment, bien des contemporains ont été frappés par la modération de certains mutins, attachés à mettre les formes à leur désobéissance, par l’expression ordonnée de doléances, via des porte-paroles, par exemple. On en déduit parfois l’idée que les mutineries dans leur ensemble ne seraient pas un événement transgressif, mais une simple « grève » ou « négociation » de meilleures conditions de vie au front ou d’un rapport d’autorité adouci. C’est parfois le cas, mais il ne faut pas généraliser ; de toute façon la transgression risque de coûter cher. Les formes prises par les mutineries sont très diverses suivant les contextes et les unités concernées. Dans certains cas, elles ont une dimension festive : l’alcool coule à flots et on se moque des officiers dans un joyeux « chambard ». Il arrive qu’elles soient modérées et ordonnées. Mais il arrive aussi qu’elles soient violentes, ou qu’elles tournent à l’émeute : officiers mis en joue, recevant des pierres, giflés ou roués de coups ; vitres brisées, bâtiments pris d’assaut, coups de feu tirés en l’air.

4. Les mutineries traduisent un refus de la guerre massif et multiforme.

On a beaucoup dit que les mutineries ne sont pas un refus de se battre, mais le refus d’une certaine manière de le faire. Cette affirmation est contredite par la réalité des discours et des pratiques durant les mutineries. Leur leitmotiv est « à bas la guerre », qui revient très fréquemment sous forme de cri et d’inscription. Lorsque les prises de parole sont plus développées, à côté de revendications immédiatement accessibles comme le repos et les permissions, les mutins font entendre leur refus de la guerre et leur souhait de la « fin », comme dans une pétition signée par plus de mille soldats et demandant une « paix honorable ». Sur le plan des pratiques, se mutiner consiste à refuser d’aller au front et de rejoindre les premières lignes, soit en manifestant, soit en s’esquivant (ou en désertant). Arrêter sa propre participation à la guerre est la dimension fondamentale de l’événement. Certains soldats refusent d’aller aussi loin et se désolidarisent des mutins, mais les interrogatoires et procès de ceux-ci confirment l’importance du refus de guerre, nombre d’entre eux expliquant, qu’ils en ont « assez » et veulent la « fin » sans forcément être des pacifistes militants. Les mutins ne sont pas nécessairement prêts à accepter une défaite, mais ils refusent un jusqu’auboutisme qu’ils vivent comme leur condamnation à mort.

5. Les mutins ont des revendications variées et pour certaines fortement politisées.

Le refus de guerre, s’il est au cœur de l’événement, n’est pas sa seule dimension. Les mutineries représentent en effet une immense et inédite prise de parole qui permet à des milliers de soldats de faire entendre des idées et des doléances peu dicibles jusqu’alors : rancœur envers les chefs, les embusqués ou les hommes politiques ; volonté d’obtenir repos et permissions ; souci d’être traités justement au regard d’autres unités qu’on pense avantagées ; volonté que leurs « droits » en tant que citoyens soient respectés ; idées politiques parfois subversives. Si certains se désolidarisent de ces manifestations, d’autres au contraire leur apportent une grille de lecture politisée, orientée quelquefois à l’extrême-gauche, accusant les officiers ou dirigeants d’utiliser la guerre pour faire tuer « le peuple », chantant l’Internationale ou criant « vive la sociale ». Ces idées ne dominent pas parmi les mutins mais il faut en tenir compte pour comprendre leur diversité. Il faut enfin faire une place aux tentatives esquissées dans une dizaine de mutineries pour rejoindre Paris et aller imposer aux députés la paix ou du moins leur exposer des doléances, alors considérées comme gravissimes au sommet de l’État, et promptement empêchées.

6. Les profils sociaux des mutins présentent certaines spécificités, mais ne peuvent être résumés par une seule caractéristique.

Au moment des mutineries, il est fréquent qu’on attribue la désobéissance à un groupe particulièrement suspect : les soldats du Midi, les anciens syndiqués, les Parisiens, ou encore de « mauvais sujets » préalablement condamnés en justice, etc. On dit aussi parfois qu’il s’agit de vieux soldats dont la « grogne » serait justifiée après trois ans de guerre. L’étude du profil des mutins est difficile mais fait ressortir quelques éléments qui invalident ces simplifications. Ce sont d’abord des fantassins, et des hommes plus jeunes que la moyenne des combattants ; la majorité n’a pas de condamnations antérieures ; ils viennent de toutes les régions (y compris les départements occupés) et leurs origines sociales sont variées même si les ruraux et les travailleurs manuels les moins qualifiés sont moins représentés parmi eux. On n’y trouve pratiquement pas d’ouvriers bien qu’ils n’aient pas tous été affectés en usine, loin de là, mais il arrive que des militants ou des instituteurs se dégagent pour mener leur action. Autre fait notable, l’absence presque totale des officiers et sous-officiers, qui jouent leur rôle d’encadrement sans basculer dans la désobéissance (à la différence de la situation russe).

7. Les mutins ne sont pas retournés volontairement à l’obéissance.

La résolution des mutineries ne répond pas au schéma parfois invoqué d’une poussée de fièvre surmontée. Dans certains cas, les mutins eux-mêmes finissent, après avoir parlementé avec leurs officiers (ces derniers usant aussi bien de menaces que de promesses), à revenir à l’obéissance. Il arrive aussi que les projets des mutins soient physiquement contrecarrés, par la mobilisation de troupes de cavalerie qui les encerclent ou leur barrent la route, et par des mitrailleuses mises en batterie. On connaît au moins un cas, à la 14e division d’infanterie, où un officier a ouvert le feu à la mitrailleuse, faisant un mort et trois blessés parmi les mutins. La dimension coercitive de l’institution militaire contribue fortement à la remise en ordre de l’armée.

8. Les mutineries ont été réprimées par le général en chef Pétain.

On lit parfois que les mutineries auraient fait l’objet d’une répression modeste ou modérée, sous les ordres de Pétain qui aurait pris l’initiative de reporter les offensives meurtrières dont les soldats ne voulaient plus, et de punir sans trop de sévérité les mutins. En fait Pétain, nommé avant que les mutineries ne se généralisent et ne soient connues de l’état-major et des dirigeants politiques, n’a pas ordonné immédiatement l’arrêt des offensives. Sur le plan disciplinaire, il a d’abord réagi en retrouvant les méthodes brutales de l’armée et de la Justice militaire en 1914-1915. Il obtient, dans un temps très court, des mesures juridiques d’exception : possibilité de jugement en Conseil de guerre sans instruction préalable (1er juin 1917), suppression du recours en révision dans les cas de révolte ou d’insoumission (8 juin), révocation des suspensions de peine (10 juin), droit de procéder à des exécutions sans en référer au pouvoir politique et donc sans recours en grâce possible (12 juin). Au total, plus de cinq cents condamnations à mort sont prononcées rapidement : un chiffre comparable à ceux de 1914 et 1915. La différence tient à la loi d’avril 1916 qui a modifié les procédures, aux jurys qui continuent souvent à soumettre leurs décisions au pouvoir politique et à celui-ci, qui gracie beaucoup de condamnés et commue la plupart de ces peines. Aussi le bilan des exécutions pour désobéissances collectives lors des mutineries est-il très inférieur aux chiffres généralement avancés : 26 fusillés (plus une évasion et un suicide la veille de l’exécution). Il importe donc de redire ici qu’il ne faut pas confondre mutins de 1917 (dont la grande majorité n’ont pas été poursuivis et encore moins fusillés) et fusillés de la Grande Guerre (qui l’ont surtout été en 1914-1915). Mais les exécutions ne sont pas les seules sanctions possibles : peines de prison, de travaux forcés, renvoi en premières lignes, et surtout envoi arbitraire de centaines de soldats dans des bagnes ou des unités disciplinaires dans les colonies.

9. Les mutineries doivent être comprises dans un contexte européen et mondial.

L’armée française n’est pas la seule à connaître des refus d’obéissance et des troubles disciplinaires au cours de la guerre, tout particulièrement en 1917. Désertions massives chez les Ottomans, mutineries dans l’armée russe sur le front est (qui connaît aussi des fraternisations), mutineries dans la marine allemande et l’armée italienne (ces dernières extrêmement violentes) sont autant de signes d’une fragilisation des armées et des États devant la durée et la dureté de la guerre. Les comportements des mutins français, comparés à ceux d’autres pays, font ressortir la prégnance en France d’une culture politique égalitariste, mais aussi la porosité de l’armée, combattant sur son propre sol, ayant accès à la presse, à des courriers, à des rumeurs qui contribuent à la désobéissance. La comparaison fait aussi ressortir des différences majeures : contrairement à ce qui existe en Russie en 1917 et en Allemagne en 1918, il n’existe pas en France de force politique et sociale à l’arrière qui puisse relayer les mutins du front, et faire des mutineries un élément d’une véritable crise de régime ou d’une révolution.

Au total, l’histoire des mutineries de 1917 est un bon exemple des complexités avec lesquelles doivent travailler les commémorations. Et, comme tous les aspects de la Grande Guerre, elle n’appartient pas qu’aux historiens. Héros ou martyrs pour certains, rebelles condamnables pour d’autres, source d’inspiration pour des écrivains, musiciens, cinéastes ou dessinateurs, les mutins de 1917 figureront, à n’en pas douter, dans l’espace public au printemps prochain. Il importe d’en respecter la complexité et de les éclairer sans simplifications.