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les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

LE 3 JUILLET 1917

Après le 18 juin, la bourgeoisie démasquée ne connut pas de cesse dans ses poursuites contre les éléments de gauche. Elle s’attaqua particulièrement à Kronstadt. Le gouvernement de Kérensky, qui aspirait à utiliser la révolution au nom de la « guerre jusqu’à la victoire », en essayant à tout prix d’orienter les travailleurs vers le militarisme, commença aussi ses persécutions.

A Pétrograd, sans parler de la province, on se mit à arrêter les Kronstadiens pour leur propagande contre la guerre, à les emprisonner et quelquefois carrément à les lyncher. Kronstadt envoya une délégation au ministre de la justice exigeant la libération des emprisonnés. Le ministre lui déclara que les emprisonnés étaient accusés « de saper les fondements de la sûreté de l’Etat », et qu’ils devaient comparaître en justice pour en répondre.

Tout ceci indigna les Kronstadiens. Ils se rassemblèrent quotidiennement sur la place de I’Ancre, provoquant des meetings, et réclamant les représentants du comité exécutif du soviet pour analyser les événements du jour. De plus en plus des voix se firent entendre :

 « La révolution est en danger ! La contre-révolution a installé un nid solide à Pétrograd, il faut aller l’écraser et éloigner ainsi de la révolution ce péril mortel. »

Kronstadt se préparait fiévreusement. Il n’avait pas encore conscience de ce qui allait se passer plus tard. Aux meetings qui avaient lieu, quelquefois deux fois par jour, les représentants de droite ne purent plus se faire entendre. Le mot d’ordre « A Piter ! A Piter ! » se répercutait de plus en plus dans la masse. L’agitation gagna aussi les forts.

Des messages télégraphiques parvinrent de la Krasnaya Gorka, des forts Ino, Konstantin, Chantz, des forts du sud et du nord ; ils demandaient de leur envoyer des orateurs pour discuter de la situation, ils ne réclamaient que des A.S.C. ou des bolchéviks. La plupart du temps les représentants de ces deux tendances intervenaient ensemble, mais bientôt de fortes divergences commencèrent à les opposer.

En effet, les bolchéviks étaient partisans de l’assemblée constituante et dans leur prise de position pour les soviets, l’arrière-pensée de leur transformation en simples rouages d’un pouvoir central, se faisait jour.

Le gouvernement de Kérensky, prévoyant une menace prochaine à gauche et voulant affaiblir les forces révolutionnaires de Pétrograd, décida d’envoyer plusieurs régiments révolutionnaires au front, mais les soldats refusèrent de partir, connaissant les causes de Leur éloignement de Pétrograd.

Le 3 juillet, le I" régiment de mitrailleurs, sous l’influence de la propagande militante des anarchistes (du camarade Bleikman et d’autres), se dirigèrent en ordre de bataille vers le palais de Tauride, avec des banderoles portant les mots d’ordre - « A bas la guerre » - « Tout le pouvoir aux soviets locaux ! » -

Au palais de Tauride était débattue la question de la crise du pouvoir provoquée par le départ des cadets du gouvernement. Des cosaques rencontrèrent les manifestants, leur barrant la route ; un affrontement eut lieu. Les cosaques se dispersèrent après avoir subi de lourdes pertes en tués et blessés.

L’écho de cette fusillade atteignit Kronstadt le même jour. Aux conférences organisées par les A.S.C. au manège terrestre [1] arrivèrent des délégués du Ier régiment de mitrailleurs, accompagnés d’anarchistes de Pétrograd. Ils accusèrent violemment l’assemblée présente : « Pour- quoi vous occupez-vous des questions théoriques alors que le sang coule à Pétrograd ? » Tous se dirigèrent vers la place de .l’Ancre, convoquant au meeting les ouvriers, les soldats et les matelots ; les représentants du soviet y apparurent également. On y parla de la manifestation de Pétrograd. Les Kronstadiens aspiraient du plus profond d’eux-mêmes à se joindre aux ouvriers de Pétrograd pour exiger ensemble du comité exécutif central des soviets l’élimination du gouvernement de coalition et l’avènement immédiat d’un congrès général des Soviets de Russie. Ce dernier pourrait commencer la lutte pour que soit réalisé le mot d’ordre :

« Tout le pouvoir aux Soviets locaux des députés, des ouvriers, soldats et paysans ! »

Le congrès général des Soviets pourrait ainsi adopter une position ferme sur le problème de la guerre et de la paix. Les Kronstadiens pensaient aussi qu’au premier jour de l’insurrection il faudrait se mettre à « transférer les familles des ouvriers pétrogradois de leurs sous-sols et taudis dans les palais des maîtres où il y avait de la place pour tous ».

L’organisation A.S.C. considéra que la manifestation armée devait se transformer en insurrection, de cette façon un coup puissant et décisif serait porté au pouvoir, après quoi il ne pourrait plus gouverner, et les soviets locaux l’anéantiraient complètement dans le processus ultérieur de la lutte.

L’assemblée ne laissa pas parler le représentant des S.R. de gauche ; il avait pris une position équivoque dans son intervention.

Les menchéviks ne se montrèrent pas à la tribune. Les bolchéviks eurent une attitude bizarre ; alors que le bolchévik Rochal parlait d’une manifestation armée avec pour slogan : « Tout le pouvoir aux soviets locaux et au centre », les autres membres du parti, Raskolnikoff entre autres, attendaient impatiemment la décision du comité central du parti siégeant à Piter.

A la question posée par Raskolnikoff : « Que ferons-nous si le parti décide de ne pas manifester ? » Rochal répondit « Cela ne fait rien. Nous les y obligerons d’ici. »

Le meeting se prolongea jusqu’à minuit. Après des débats tumultueux et animés, il fut décidé d’organiser le 4 juillet à Pétrograd une manifestation armée avec le mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets locaux des délégués des ouvriers, paysans et soldats. » Une commission technique fut désignée pour diriger le détachement.

Tôt le matin, près de 12.000 ouvri ers, ouvrières, matelots et soldats débarquèrent sur les berges de la Néva puis se mirent en marche déployant des drapeaux noirs et rouges en direction du Palais de Tauride.

Lorsque la foule arriva à la hauteur de la Kchésinsky, occupée par le comité central des bolchéviks, Lénine apparut au balcon, prononça un petit discours déclarant qu’il était malade, souhaita le succès et disparut.

La bannière du comité central de leur parti déployée sur une voiture blindée, les bolchéviks vinrent en tête de la manifestation, mais les Kronstadiens leur déclarèrent brutalement et avec éclat : « Nous ne marchons pas derrière le drapeau bolchévik mais derrière celui de notre soviet. » Et ils les forcèrent à se retirer en queue de cortège. ;.

Les Kronstadiens marchent devant en rangs serrés, aux sons de leur orchestre. La perspective Nevsky est entière- ment couverte d’affiches proclamant :

 « La dette de la liberté. »

 « Est digne de la liberté celui qui est non seulement un citoyen, mais aussi un guerrier. » ’

Le tout, bariolé, saute aux yeux. Des draps couverts de proclamations bourgeoises très dignes sont accrochés aux balcons des bureaux de banque, ornent les vitres des restaurants élégants, s’étalent avec luxe dans les vitrines des magasins, en d’immenses banderoles au « bureau de recrutement des volontaires-pour le front ».

C’est aujourd’hui le jour de « l’emprunt de la liberté », jour d’animation dans le camp bourgeois. Le gouvernement révolutionnaire de Kérensky sonne le tocsin, appelle toute la démocratie à « sacrifier » sur l’autel de la Patrie ; tous doivent souscrire à l’emprunt de la liberté afin de créer un fonds pour le succès de la continuation de la guerre.

Mais la fête de la folie militaire est gâchée par le défilé des Kronstadiens :

 A bas le pouvoir et le capital. »

 « A bas le carnage mondial. »

 « Nous n’avons rien à défendre au front tant que la maîtrise économique est aux mains de la bourgeoisie. » -
- « La Révolution mondiale est en marche partout. »

 « L’union libre de la ville et de la campagne est la garantie de la victoire de la Révolution. »

 « Tout le pouvoir aux soviets locaux des délégués des ouvriers, paysans et soldats. »

 « L’usine aux ouvriers - la terre aux paysans. »

Les banderoles se déploient. Elles appellent le prolétariat à exprimer sa force, à resserrer plus étroitement ses rangs. Leur bruissement annonce partout la dernière nouvelle : les masses laborieuses se soulèvent, empruntant déjà leur propre route.

Le 4 juillet 1917 force la bourgeoisie à douter de la réussite de sa révolution. Les travailleurs marquent la voie de la liquidation sociale. Le camp bourgeois s’exaspère et prépare sa vengeance contre les Kronstadiens. Sur la perspective Liteïny, les manifestants sont soudainement pris sous un feu nourri • de mitrailleuses. Du haut des étages supé- rieurs et des greniers des maisons bourgeoises, les bandes contre-révolutionnaires ont organisé une embuscade infernale. Des cadavres s’amoncellent aussitôt ; parmi eux, quelques anarchistes, en particulier le porteur de la banderole de l’organisation A.S.C. La confusion règne, puis une fusillade forcenée commence.

Ayant liquidé les provocateurs, les manifestants, bien qu’en nombre plus réduit et non en rangs aussi harmonieux qu’auparavant, se remettent en marche. Ils atteignent, en colère, le Palais de Tauride, où ils rencontrent les ouvriers de Pétrograd.

Un groupe de matelots pénètre dans le Palais et en ressort avec le S.R. Tchernov, l’ayant arrêté en tant que membre du gouvernement.

Tchernov déclare qu’il est ministre socialiste et exige sa libération. Mais les mari ns veulent savoir pourquoi lui, qui a écrit tellement sur la socialisation de la terre, fait maintenant aussi peu pour sa réalisation pratique. Tchernov rejette toute la responsabilité sur Ie gouvernement qui n’a pas accepté son projet. Les marins disent alors au « ministre-socialiste » que si lui et ses semblables n’étaient pas entrés au gouvernement, mais étaient restés avec le peuple dans sa lutte pour le pain et la liberté, alors les paysans auraient organisé depuis longtemps la communalisation des terres. A ce moment-là apparaît Trotsky ; il réussit à convaincre les matelots de relâcher Tchernov.

Les Kronstadiens décident de se diviser en groupes de 2 à 3.000 personnes et de se diriger vers les garnisons et les quartiers ouvriers pour renforcer et prolonger la manifestation.

Un des détachements, avec l’organisation A.S.C., fixe son lieu de rassemblement dans la maison Kchésinsky. Là, le comité central des bolchéviks traitait le problème de la. manifestation. Raskolnikoff racontera, après la Révolution d’Octobre, qu’à cette séance du comité central, il fut décidé de prendre la direction du mouvement ; les rôles même furent répartis : lui-même avait été nommé commandant de la forteresse Pierre et Paul. Mais pourquoi « nos héros » décidèrent-ils alors de se cacher et d’attendre le résultat de l’action spontanée et directe des travailleurs ? Cela reste encore un mystère.

Le 5 juillet, apprenant que les voies de communication pour Kronstadt étaient occupées par des troupes gouvernementales, la commission désignée par le détache- ment se dirigea vers le comité exécutif central des soviets où elle exigea des garanties pour le retour sans encombre des manifestants à Kronstadt. Pendant les pourparlers avec la commission militaire du comité exécutif central des soviets, un appel téléphonique annonça l’arrivée à Piter, sur l’appel du gouvernement, de troupes du front afin de réprimer la mutinerie contre-révolutionnaire des matelots de Kronstadt.

Lorsque le régiment Volynsky se trouva aux abords du Palais de Tauride, le menchévik Liber, qui avait été auparavant d’accord sur toutes les propositons et conclusions des Kronstadiens, interrompit brusquement toute discussion et exigea comme condition préalable à tous pourparlers ultérieurs, le désarmement des manifestants, ne proposant même que dix minutes de réflexion et, en cas de refus, menaça de les désarmer par la force.

Zinoviev et Trotsky se trouvaient alors au Palais de Tauride. Ce dernier offrit son cabinet aux Kronstadiens pour se réunir. Mais pas un de ces « guides du prolétariat » ne participa aux débats angoissés sur le destin de la révolution et de ses 12.000 membres menacés de mort. La commission résolut de sortir du palais à ses risques et périls, de contacter tous les autres groupes du détachement, d’analyser ensemble la situation et de tâcher d’y remédier.

En cours de route, vers le détachement le plus proche, tous les membres de la commission disparurent, à l’ exception d’un anarco-syndicaliste qui arriva seul à la maison Kchésinsky.

A six heures du matin, on réveilla les matelots : ils étaient plus de 3.000. Un meeting eut lieu. En conclusion, il apparut qu’il était impossible de joindre les autres groupes du détachement, et qu’il n’y avait plus de bolchéviks. Raskolnikoff (membre désigné à la commission technique du détachement de Kronstadt) avait disparu. Pendant la nuit, Podvoïsky (représentant du comité central des bolchéviks) s’était aussi éclipsé. Par la suite, néanmoins ils occupèrent respectivement les postes de commissaire du peuple aux affaires maritimes et militaires.

Pendant le meeting, l’avertissement du commandant de la garnison de Pétrograd fut transmis par téléphone : si, à 7 heures du matin, la maison n’était pas évacuée, des opérations militaires seraient engagées. Les anarchistes proposèrent de se transporter à la forteresse Pierre et Paul, de s’y enfermer et d’y analyser plus tranquillement
la situation. La proposition fut retenue. Sur le chemin de la forteresse, on remarqua de nombreuses colonnes de troupes gouvernementales, prêtes à encercler la maison Kchésinsky. On apprit que les soldats-cyclistes étaient particulièrement montés contre nous : à leur arrivée en gare de Nikolaevsk, ils furent assaillis à la sortie aussi traîtreusement que nous par des provocateurs qui disparurent aussitôt. Les agents du gouvernement avaient expliqué à leurs « brillantes troupes » que cela avait été l’œuvre des matelots mutinés de Kronstadt, ceux-là même qu’il leur fallait mater. Pour éviter un combat fratricide, pouvant s’avérer sanglant dans ces conditions, le meeting résolut d’engager des pourparlers.

Après de longues discussions avec le commandant de la garnison de Piter, le comité exécutif du soviet de Piter et des représentants du gouvernement, les Kronstadiens décidèrent de remettre leurs armes uniquement au soviet de Pétrograd, en échange d’une décharge pour les délégués du soviet de Kronstadt. C’est sur cette décision que se termina le meeting de la forteresse Pierre et Paul ; les autres groupes du détachement durent également rendre leurs armes, sauf ceux qui se trouvaient au bord de la Néva et qui purent quitter Pétrograd sur des péniches. Le 6 juillet, les manifestants retournèrent à Kronstadt.

Lorsque le détachement se trouvait encore à Pétrograd, des bruits avaient circulé à Kronstadt, faisant état d’une répression sauvage des manifestants par le gouvernement. Le soviet de Kronstadt s’était réuni d’urgence. Tandis que les menchéviks en profitaient pour régler leurs comptes avec les bolchéviks, leurs ennemis de parti, qu’ils jugeaient responsables de cette action, le meeting s’apprêtait, quant à lui, à lancer une offensive armée sur Pétrograd.

Les navires quittèrent les ports, les mitrailleuses furent entassées sur la place de l’Ancre et des équipages entiers y arrivèrent, prêts au combat. Cette évolution de• la situation obligea le soviet à arrêter ses querelles intestines et à passer à l’action. Une commission fut constituée, comprenant des représentants de toutes les fractions. Cette commission alla sur la place de l’Ancre expliquer à la foule assemblée qu’elle devait se rendre à Piter immédiatement à bord d’une vedette rapide pour obtenir du gouvernement le retour des manifestants kronstadiens, aussi pour l’instant, il fallait éviter de déclencher les hostilités militaires.

Il faut penser que l’avertissement de cette commission fut efficace et contribua à diminuer l’ardeur guerrière du gouvernement et du comité central exécutif des soviets. Ainsi, grâce à la modération relative des « maîtres de la destinée de la révolution russe » à l’égard des manifestants kronstadiens,, l’affaire s’acheva sans effusion de sang.