Nous reproduisons ci-dessous l’interview du Comité Révolutionnaire Provisoire de Kronstadt, tel qu’il parut dans le n° 8 de "Revolioutsionnaya Rossiia" (mai 1921).
"Kronstadt était et est resté le nid de la Révolution", me déclare le matelot de la Flotte Baltique, Yakovenko, secrétaire du Comité Révolutionnaire Provisoire de Kronstadt.
"Les aigles de la Révolution continue-t-il — c’est ainsi qu’on nous appelait avant, et aigles nous sommes restés. Maintenant nous avons pu effacer de la mémoire du peuple la légende qui disait que les matelots russes étaient les serviteurs et les défenseurs des communistes et des pilleurs du peuple. Il n’était pas possible d’en supporter davantage. Notre insurrection est apparue comme une explosion d’indignation de la part de ceux qui avaient combattu pour la liberté et la Révolution."
"C’est que moi-même j’étais assis à la même table que Trotsky — Yakovenko frappe violemment du poing sur la table — lorsque nous renversions ensemble Kérensky. J’ai combattu avec les Bolchéviks pour la Révolution."
"Nous, les matelots, nous avons arrosé de notre propre sang la cause de la Révolution russe, pas seulement en paroles comme certains, et nous lui resterons fidèles jusqu’au bout !"
"Mais que s’est-il passé ? — Il s’est passé que lorsque je me suis présenté au bureau de Trotsky, il n’y a pas si longtemps, et que je lui ai réclamé du pain pour le peuple, la réponse de Trotsky fut : "Qu’on le mette dehors !"
Yakovenko frappe encore plus fort sur la table et son visage s’empourpre. On peut sentir chaque artère battre en lui ; sa voix devient de plus en plus forte et autoritaire.
Les bolchéviks sont arrivés au bout du rouleau — déclare-t-il —. Ils ne dureront pas jusqu’à la fin de l’année, j’en réponds moi-même. Tout le monde est contre eux.
On ne peut pas se foutre longtemps du moujik russe. On peut le battre longtemps, mais lorsqu’il ne reste plus un morceau de peau intact où frapper, alors il se soulève et cela constitue un signal menaçant. Il n’épargnera rien ni personne, défendra ses intérêts et agira à la russe. Voilà ce moment arrivé ! Ce scélérat de Trotsky et cette canaille de Zinoviev tentent de sauver leur pouvoir et non la Révolution.
J’estime Lénine, mais il se laisse entraîner par Trotsky et Zinoviev ; je m’occuperais bien de mes propres mains de ces deux-là.
Yakovenko bondit de sa chaise et son visage se colore encore davantage. Involontairement j’examine ses yeux : ils sont aussi clairs et brûlants qu’auparavant. Il semble regarder quelque chose à une distance infinie. Absolument rien de sanguinaire n’apparaît dans ses yeux. Il semble appartenir à ce type d’hommes qui rougissent et s’enflamment rapidement lorsque l’inquiétude les saisit.
Pendant la conversation que j’eus ensuite avec les autres membres du Comité Révolutionnaire, Yakovenko se tut mais quand quelque chose ne lui convenait pas il intervenait violemment, faisant ses remarques avec éclat et frappant souvent sur la table.
Yakovenko est un homme grand, bien bâti, d’âge moyen, châtain, avec une petite barbe, un visage intelligent aux traits allongés. Il porte un uniforme de matelot, mais au lieu du maillot rayé on aperçoit des touffes épaisses de poils sur sa poitrine. Assis il garde tout le temps à la tête son béret de marin, portant l’inscription "Flotte Baltique", et dont deux rubans noirs lui tombent sur les épaules. Il parle avec clarté et netteté ; chaque phrase est bien tournée et le ton écarte la possibilité de quelque objection que ce soit.
A chaque moment on sent en lui la flamme ardente de la Révolution, et on peut se demander pourquoi n’est-ce pas lui, le président du Comité Révolutionnaire, plutôt que Pétritchenko, plus calme et moins passionné.
Pourtant il devient tout de suite évident que le dirigeant et l’organisateur ne peut être que Pétritchenko : il est si ferme, énergique, tout d’un bloc, de taille moyenne, bien rasé, d’une trentaine d’années, le visage large et arrondi, un grand front, des yeux clairs et lumineux. Son regard est profond, quelquefois dense, droit et insistant. Il est vêtu aussi d’un uniforme de marin, parle fort, avec l’accent ukrainien, d’une façon moins littéraire que Yakovenko, mais on voit qu’il a beaucoup parlé à des meetings, et lorsqu’il déclare quelque chose on dirait qu’il s’adresse non pas à son interlocuteur, mais à une foule de plusieurs milliers de personnes, comme celles qui se rassemblaient sur la place de l’Ancre à Kronstadt.
Pendant la conversation, à chaque fois que Yakovenko intervient avec éclat dans la discussion, Pétritchenko fait souvent remarquer :
Le camarade Yakovenko exprime là son point de vue personnel.
Nous ne faisions rien de nous-mêmes — dit-il — nous ne faisions qu’exprimer ce que nous demandait la masse des travailleurs. Lorsqu’elle disait — "Oui", pour nous c’était — "Oui" ; ou bien — "Non", et c’était pour nous — "Non".
Ce n’est pas nous qui avons dit : "A bas les communistes !", mais les travailleurs, et non seulement de Kronstadt, mais aussi de toute la Russie. Seulement, dans tout le pays, les tchékistes, achetés à prix d’or, empêchent le peuple de s’exprimer. Cependant l’or ne suffira pas, il n’est plus possible de supporter davantage. J’ai été à peu près dans tous les coins de Russie, j’ai rencontré beaucoup de monde, dans les villes et les campagnes. Partout les travailleurs haïssent les bolchéviks.
Nous, ceux de Kronstadt-la-libre, nous nous sommes insurgés les premiers parce que nous ne craignons pas la lutte, nous ne craignons pas de perdre la vie dans le combat pour les droits des travailleurs. Quand j’étais au village, chez moi, mon père me demanda de quitter la marine, car les matelots étaient détestés par tout le monde [1]. Je lui ai répondu alors : "Attends, on a besoin de moi là-bas, il nous faudra lutter encore pour les droits du peuple."
Nous ne voulons qu’une chose : ce que nous a donné la Révolution — des droits égaux pour tous —. La Révolution nous a donné la liberté, nous voulons justement que cette liberté existe pour tous. Qu’est-ce qu’ont fait les bolchéviks ? Ils ont fait en sorte qu’il n’y en a que pour eux. Chez nous, à Kronstadt, il a été décidé que tous ont le droit de vivre et de s’exprimer. Si quelqu’un est communiste, celui-là aussi doit avoir ce droit. Nous avons réclamé des Soviets librement élus, afin qu’il n’y ait aucun parti, car du moment qu’il y a les partis, alors les communistes font passer les leurs. En premier lieu, il faut que les élections aient lieu au scrutin secret [2], alors que c’était toujours le vote public : on nous donnait une liste et il fallait voter pour elle, tandis qu’au scrutin secret, tous les communistes auraient été balayés.
A part les commissaires et les militants responsables du Parti Communiste, nous avons laissé les autres en liberté et à leurs places.
Ils nous en ont salement remercié, intervient durement Yakovenko.
Non, continue Pétritchenko, il n’était pas possible d’agir autrement. Tout reposait sur cela chez nous — il me montre même avec fierté un numéro des "Izvestia de Kronstadt", publiant une déclaration d’ouvriers du Parti Communiste de Kronstadt, où ils s’unissent aux insurgés et considèrent que la cause de Kronstadt est juste, Pétritchenko souligne :
Vous voyez, ils ont reconnu eux-mêmes leur erreur et ont assuré que les communistes que nous avions arrêtés étaient détenus dans de bonnes conditions.
Il ajoute, avec une plus grande fierté, en détachant bien ses mots :
Pas un communiste n’a été fusillé chez nous. Notre insurrection était fondée sur le principe que nous ne voulions pas verser le sang. Pourquoi en arriver là, alors que tous comprennent sans cela, que notre cause est juste. Les bolchéviks ont beau duper le monde, tous pourront savoir, maintenant, que Kronstadt s’est insurgée pour les droits des travailleurs, c’est-à-dire contre les communistes.
Tous savent qu’il n’a pu en être autrement, car les communistes ont accaparé tous les droits aux dépens des travailleurs.
Les bolchéviks ont enlevé ses droits au peuple, intervient dans la conversation le matelot Arkhipov, membre du Comité Révolutionnaire, blond, de taille moyenne, habillé en civil, avec une tête de paysan aux yeux perçants. Il continue d’une voix dure : ils ne reconnaissaient que leurs candidats à eux. Tout était pour eux, pour les commissaires ; ils nous surveillaient, nous espionnaient... Arkhipov prononcera plus tard toujours avec haine le mot — bolchéviks —. Ses phrases courtes tombent comme des étincelles sur le groupe des présents.
Il y a beaucoup de monde dans le local : en plus des membres du Comité Révolutionnaire, tous les membres de l’État-major sont là, y compris le commandant de la défense de la forteresse, Solovianov. Tous se mettent soudainement à parler en même temps : chacun veut donner son point de vue sur les bolchéviks, détailler leurs caractéristiques, j’étais assis un peu à l’écart, étranger à eux, ils m’entourent et je peux sentir presque physiquement leur haine des bolchéviks. Elle transparaît dans les mots, dans le ton de la voix, dans des expressions violentes, dans le mouvement des mains, chacun tente d’achever ce qu’il a à dire, d’ajuster encore une caractéristique des bolchéviks.
Il m’est difficile de mentionner des phrases séparées, étant donné qu’elles se ramènent toutes à un seul et unique thème : — Il n’est plus possible de supporter davantage la violence des bolchéviks contre la personnalité humaine. Chacun comprend que si l’on ne se débarrasse pas du joug des bolchéviks, le sang versé pour la Révolution aura été inutile.
Ne pensez pas, éleva la voix Pétritchenko, que nous sommes les seuls à parler ainsi, en tant que membres du Comité Révolutionnaire et de l’Etat-major de la défense. Tout ce que vous entendez là, n’importe quel marin ou soldat rouge vous le dira pareillement.
Allez au camp Ino, où se trouvent les matelots, vous y entendrez la même chose.
Pétritchenko a raison : j’ai entendu les mêmes arguments, la même haine des bolchéviks chez chaque Kronstadien que j’ai rencontré par la suite.
Il est caractéristique que cette appréciation des communistes ne date pas seulement de maintenant où les insurgés se retrouvent émigrés, mais aussi d’avant la chute de Kronstadt, quand je pouvais converser avec des Kronstadiens isolés qui arrivaient sur le rivage finlandais.
Je tentai de savoir auprès de l’un d’eux comment s’était produit exactement l’insurrection, s’il y avait eu une préparation ou autre chose. Il me répondit brièvement — Kronstadt — c’est l’abcès qui a crevé. On pouvait s’y attendre depuis longtemps.
On pouvait arriver à la même conclusion après les explications des membres du Comité Révolutionnaire.
La soudaineté de l’insurrection, bien qu’on ait pu s’y attendre depuis longtemps, et en même temps l’absence d’une préparation suffisante, témoignent précisément de cette haine, de "ce débordement de la coupe", dont parlaient tous les matelots, et dont on pouvait prendre conscience et presque sentir physiquement dans les relations avec eux.
Je demande tout de même à Pétritchenko de me ra. conter comment l’insurrection s’est produite.
L’affaire avait commencé au moment où il y eut des troubles dans les usines à Pétrograd, raconte Pétritchenko. A Pétrograd comme chez nous, tous disaient que l’affaire ne consistait pas en la revendication de "la liberté du commerce", mais en une contestation des communistes. Il y eut des troubles dans l’île Vassiliev, mais les communistes y amenèrent tout de suite des tchékistes et ne donnèrent pas aux ouvriers la possibilité de s’exprimer.
A ce moment, vers la fin de février, sur le Pétropavlovsk et le Sébastopol des discussions commencèrent à avoir lieu et plusieurs résolutions furent élaborées sur la situation. Le 28 février une résolution fut adoptée sur le Pétropavlovsk, puis par le Sébastopol ; son contenu fut publié par la suite dans les Izvestia de Kronstadt et dans d’autres journaux russes. Le plus important et le plus urgent de cette résolution consistait en l’exigence de nouvelles élections de Soviets, sur les bases de la Constitution, c’est-à-dire, au scrutin secret. Nous pensions ainsi que les communistes ne passeraient pas et que les conquêtes de 1a Révolution d’Octobre triompheraient.
Nous décidâmes de faire connaître notre résolution à Kronstadt et à Pétrograd.
Nous réunîmes un meeting 1er mars sur la place de l’Ancre. Ce meeting se présentait comme l’Assemblée Générale des équipages des 1" et 2e brigades des cuirassés ; 16.000 personnes y assistèrent. Notre résolution était déjà connue par les ouvriers et les soldats rouges de Kronstadt, et nous savions qu’ils la soutenaient. Les bolchéviks connaissaient eux aussi cette résolution. Il va sans dire qu’ils avaient informé Pétrograd de tout ce qui se passait.
Le président Kalinine est arrivé au meeting. Il y eut au début des rapports des représentants des équipages des navires, envoyés par l’Assemblée Générale de ces équipages à Pétrograd pour se rendre compte de la situation sur place. Je suis arrivé au meeting un peu plus tard et je décidai de proposer simplement cette résolution.
Après que la résolution ait été lue, Kalinine se mit à répéter qu’il n’y avait que le Parti Communiste qui pouvait sauver le pays, et que si nous acceptions cette résolution nous mènerions la Russie à l’abîme.
Le commissaire Kouzmine démontra aussi qu’il n’y avait que les communistes pour aider à résoudre l’affaire. La foule ne les écouta presque pas, on leur criait même :
"A bas ! — On vous connaît — Il y en a assez !", etc.
Kalinine proposa de voter la résolution par points, nous proposâmes de la voter globalement. Notre proposition fut admise, la résolution fut adoptée à l’unanimité ; seuls votèrent contre Kalinine, le commissaire de la Flotte Baltique, Kouzmine, et le président du soviet de Kronstadt, Vassiliev.
Après cela, Kalinine quitta librement Kronstadt, et Kouzmine me demanda s’il lui était possible de rester à Kronstadt, ou bien s’il devait partir avec Kalinine. Je lui répondis :
Pourquoi partir ? Vous savez que nous ne demandons que de nouvelles élections des Soviets, et nous verrons ensuite, qui a raison — nous ou vous ? — et à qui le peuple fait confiance. Kouzmine est resté.
En même temps nous envoyâmes 30 délégués à pied à Pétrograd, expliquer aux soldats rouges des cantonnements et aux ouvriers dans les usines, ce que voulaient les Kronstadiens, et demander à ce que des délégués sans-parti soient désignés pour venir faire connaissance avec ce que nous exigions.
Nos délégués partirent ; nous ne savons pas ce qu’il advint d’eux, en tout cas les communistes ne laissèrent pas partir de délégués de Pétrograd.
Nous convoquâmes une assemblée pour le 2 mars dans la salle de l’école militaire de Kronstadt, pour examiner la situation. Kouzmine et Vassiliev se présentèrent à cette assemblée. Ils tentèrent à nouveau d’attaquer la résolution de la veille, mais l’assistance ne les laissa pas parler. Pendant l’examen de la question de l’envoi de délégués à Pétrograd, et de la nécessité d’informer le plus possible de travailleurs sur nos revendications, des billets commencèrent à m’arriver, en tant que président de séance, dans lesquels il était dit : "Déjà dans certains établissements les communistes ont installé des mitrailleuses" "des koursantis d’Oranienbaum marchent sur Kronstadt." Ces billets avaient un caractère provocateur ; c’étaient des communistes présents dans la salle qui les envoyaient ; ils espéraient effrayer l’assemblée pour qu’on arrête les débats et qu’on se disperse.
D’autant plus que la veille déjà, Kalinine nous avait menacés de toutes sortes de mesures rigoureuses pour notre résolution.
En tant que président de séance je devais faire connaître ces billets ; je déclarai que quelque chose était en train de se préparer contre nous. Nous devions nous préparer, même si les rumeurs étaient fausses, à une autodéfense.
A ce moment l’assistance proposa ; vu le danger de la situation, de désigner un Comité Révolutionnaire Provisoire, et vu le manque de temps pour former ce comité, que cette fonction soit assumée par le présidium et par le président de séance. Je mis cette proposition aux voix — elle fut adoptée à l’unanimité.
C’est là-même que furent constitués les détachements, qui devaient contrôler la ville et convoquer les délégués des unités militaires des casernes au Pétropavlovsk où je servais comme matelot.
En même temps, il fut décidé de désarmer et de placer sous surveillance Kouzmine et Vassiliev.
Lorsque je sortis de l’école tout était calme. On ne voyait aucune menace d’assaut. Arrivé, en compagnie de plusieurs membres du Comité Révolutionnaire, sur le Pétropavlovsk, des informations par téléphone commencèrent à parvenir sur l’occupation de la ville par les détachements. Nous apprîmes qu’en effet, dans certains établissements, il avait été trouvé des mitrailleuses installées par les communistes et que les servants avaient désertées.
Il se passa la chose suivante avec les communistes : ils étaient à peu près deux mille en tout, dont la plupart étaient des "communistes de papier", inscrits par intérêt.
Le reste des matelots et des soldats rouges de Kronstadt se considéraient comme sans-parti. Au moment des premiers événements, la grande masse des membres du Parti se détacha des dirigeants et s’unit à nous. Les dirigeants, ne disposant que d’un petit nombre de koursantis ne pouvaient plus espérer prendre le dessus sur nous. C’est pour cela qu’ils abandonnèrent l’idée d’une lutte armée contre nous et allèrent faire le tour des forts. Ils n’y trouvèrent aucun soutien, aussi ils se réfugièrent tous à la Krasnaya Gorka. Une partie des dirigeants bolchéviks, dont le commandant de la forteresse, s’enfuit tout simplement.
Le Comité Révolutionnaire se réunit le 3 mars sur le Pétropavlovsk — il y apparut que toute la ville et tous les forts le soutenaient. Certains communistes inscrits au Parti demandèrent que l’on ne les considère plus comme membres du Parti. Les forts nous firent parvenir des résolutions un peu plus tard, où ils racontèrent comment on obligeait certains matelots à s’inscrire au Parti ; habituellement, cela consistait par une pression violente, non seulement morale mais aussi quelquefois allant jusqu’à la menace de mort.
De même, il apparut à la réunion qu’il fallait isoler plusieurs dizaines de communistes occupant des postes responsables. Ils furent placés dans la prison de la partie orientale de la ville, celle qui fut occupée en premier lieu par la suite, lors de la chute de Kronstadt. Nous ne relions pas ce fait avec la chute de Kronstadt, mais il n’y avait pas d’autre lieu où il ait été possible de les enfermer.
Quand il s’avéra que le commandant de la forteresse avait pris la fuite, selon les lois existantes il devait être remplacé dans ses fonctions par le commandant de l’artillerie de la forteresse, c’est-à-dire le général Kozlovsky, mais celui-ci refusa, considérant que les lois anciennes n’étaient plus valables, étant donné l’existence du Comité Révolutionnaire, aussi le Comité désigna, après avoir étudié l’affaire, un des officiers, Solovianov, comme Commandant de la forteresse, et il fut enjoint à Kozlovsky de s’occuper de l’aspect technique de l’artillerie, en tant que spécialiste.
A partir de ce moment, Kronstadt se trouva coupé du reste du monde. Personne ne vint plus nous voir, ni aucun de nos envoyés ne revint. Nous envoyâmes plus de 200 délégués sur le rivage, chargés de journaux et de résolutions, mais aucun d’eux ne revint.
Nous ne pouvions pas non plus trop dégarnir la forteresse. Le premier jour nous tentâmes d’envoyer sur le rivage d’Oranienbaum un détachement de 250 hommes, afin d’obtenir le soutien de la population locale, mais il fut accueilli par un feu nourri de mitrailleuses, ce qui était œuvre des tchékistes. Pourtant, nous avions des renseignements sur le soutien de notre cause par plusieurs unités cantonnées là sur le rivage, ainsi que de la population. (Plus tard les bolchéviks firent savoir qu’il leur avait fallu retirer d’Oranienbaum deux régiments qui étaient sous l’influence des S.R. Note de l’interviewer.)
Kronstadt resta seule. Nous avions analysé la situation, et considérions que la question n’était pas d’attendre de l’aide du continent et en particulier de Pétrograd, car nous avions réalisé en fait ce que les ouvriers de Pétrograd avaient exprimé d’une façon confuse et désorganisée quelques jours plus tôt. La question consistait en ce que nous ne nous étions insurgés que pour donner le signal pour tous : — nous avions commencé et tous devaient continuer. Nous pensons encore maintenant que Kronstadt est un signal ! Si les ouvriers de Pétrograd n’ont pas pu s’exprimer cette fois-ci à cause des tchékistes, de toute façon, tôt ou tard, ils écarteront les communistes.
Ça sera pour cette année assurément, intervient Yakovenko.
Je disposais de peu de temps pour l’interview, aussi je dus refuser les éclaircissements détaillés des événements de Pétritchenko pour me cantonner à quelques questions particulières.
Nous savons bien qu’il y a plusieurs sortes de communistes, dit Pétritchenko. Les uns sont des commissaires, — les autres, leurs larbins — d’autres des "communistes de papier" — sans compter les intrus et autres. Il est difficile de reconnaître tout de suite à quelle espèce appartient un communiste, et pourquoi il est communiste. Pendant les événements à Kronstadt il était possible de tenter de définir les communistes sans pour autant courir un danger comme auparavant. Nous savons aussi qu’il y a des communistes sincères et qu’il est possible de l’être. C’est en prenant en considération ces diverses raisons d’être communiste, ainsi que le fait que bon nombre d’entre eux occupaient des postes indispensables à la défense de la forteresse, que nous avions décidé de les laisser dans leur grande majorité à leurs postes.
Nous leur avons même donné la possibilité de s’organiser en groupe, afin qu’ils puissent agir de manière organisée pour se rendre compte, par exemple. des conditions de détention de leurs camarades emprisonnés.
Vous savez aussi que même au moment où nous avons quitté la forteresse, aucun des communistes arrêtés n’a eu à subir de violences. Kouzmine et Vassiliev ont été libérés par les tchékistes arrivés de Piter, et ont repris leurs fonctions antérieures.
Il est vrai aussi que, malgré notre comportement envers les communistes, ceux qui restèrent à Kronstadt aidèrent les tchékistes. Encore avant la prise d’une partie de la ville, ils lancèrent des fusées et firent des signaux aux assaillants. Lorsque les tchékistes pénétrèrent dans la ville, les communistes, laissés en liberté, sabotèrent les moyens de communication et de liaison et nous tirèrent dans le dos.
Nous avions pris comme slogan — l’égalité de droits pour tous, sans discrimination d’opinions. Un communiste de telle ou telle tendance doit avoir le droit de s’exprimer. Et nous avons réalisé en pratique ce mot d’ordre.
J’ai vu de mes propres yeux, se mit à raconter un des membres du Comité Révolutionnaire, comment s’est produit le fait suivant : quand les premiers communistes et tchékistes pénétrèrent dans la ville, ils se heurtèrent à notre patrouille, dans laquelle il y avait un matelot qui était membre du Parti avant l’insurrection. — Comment t’es-tu retrouvé là ? lui cria un des assaillants, son ami intime, membre du Parti aussi. — Nous sommes tous ici pour le Révkom (le Comité Révolutionnaire) lui répondit le premier.
Où sont vos officiers et vos généraux ?
Nous n’avons aucun général, nous sommes tous responsables.
Comment ?... cela signifie qu’on nous a trompés, cria le communiste et il éclata en sanglots... Je vais combattre avec vous...
Ce qui nous gêna beaucoup, reprend Pétritchenko, c’est le mensonge que les communistes ont répandu sur Kronstadt. Cela commença par Kalinine qui, revenant à Pétrograd, trompa tout le Pétrosoviet. Il y fit un rapport sur les événements de Kronstadt, et les présenta comme un complot de gardes blancs. Il a dû dire la vérité aux autres dirigeants ; cependant ils se mirent à persuader les masses que chez nous des généraux avaient organisé une insurrection contre le pouvoir soviétique.
Ils publièrent dans leurs journaux des mensonges éhontés sur Kronstadt. Vous connaissez le communiqué de leur radio où ils parlent de généraux à Kronstadt. Dans les journaux ils écrivirent que nous nous étions vendus à la Finlande, ils démontraient que nous étions achetés par l’Entente [3]. Ils répétaient que la réaction russe nous aidait ; cependant nous affichions publiquement à Kronstadt leurs journaux, afin que tous puissent lire comment ce qui se passait à Kronstadt était interprété et expliqué à Pétrograd.
Comment receviez-vous leurs journaux ? Demandai-je.
Très simplement. Leur patrouille d’éclaireurs pénétrait en avant et déposait leurs journaux. Nos éclaireurs s’avançaient aussi et laissaient les nôtres.
Durant les premiers jours de l’insurrection, quand les combats n’étaient pas encore commencés, et que les liaisons téléphoniques fonctionnaient encore entre Kronstadt, Oranienbaum et Krasnaya Gorka, Dybenko nous criait au téléphone : — Vous vous êtes vendus aux généraux, aux capitalistes et aux gardes blancs ! Vous voulez la perte du pouvoir soviétique !..., etc.
Nous connaissions tous ces mensonges, et nous comprenions ce qui devait se passer dans les esprits des ouvriers des usines et fabriques de Pétrograd. Mais nous n’avions aucun moyen d’informer la population de Pétrograd sur ce qui se passait chez nous. Durant les derniers jours nous ne pouvions même plus, comme je l’ai déjà dit, envoyer des délégués, et si nous le faisions c’était occasionnellement, de manière insuffisante et avec beaucoup de risques.
Nous ne disposions même pas d’un avion pour pouvoir diffuser nos appels.
Zritel.
Finlande, avril 1921.