Camarades, comme vous le savez sans doute, la question de l’activité politique du Comité central est si étroitement mêlée à tout le travail du parti, à tout le travail des administrations soviétiques et au cours général de la révolution qu’il ne saurait être question, du moins à mon avis, d’un compte rendu d’activité au sens propre, littéral du mot. Je conçois ma tâche ainsi : essayer de mettre en relief quelques-uns des événements les plus importants qui sont, selon moi, en quelque sorte, les points cruciaux de notre travail et de la politique soviétique au cours de l’année écoulée, qui sont les plus caractéristiques parmi les événements que nous avons vécus et qui offrent le plus matière à réflexion sur les causes du cours actuel de la révolution, la portée des fautes commises - et elles sont assez nombreuses - et les leçons à en dégager pour l’avenir. Car, bien qu’il soit tout naturel de fournir un rapport d’activité pour l’année dernière, bien que le Comité central y soit tenu, aussi intéressant que cela soit pour le parti, la lutte qui nous attend et se déroule sous nos yeux nous impose des tâches si urgentes, si difficiles, si pénibles, qui exercent une telle pression que nous portons malgré nous toute notre attention sur les conclusions à tirer des événements écoulés et sur la solution à apporter aux tâches présentes et prochaines qui captivent toute notre attention.
Parmi les points cruciaux de notre travail qui se sont signalés le plus cette année et auxquels nos erreurs sont liées le plus, à mon avis, le premier est le passage de la guerre à la paix. Vous tous, ou du moins la plupart d’entre vous, vous souvenez que nous avons entrepris ce passage à plusieurs reprises en trois ans et demi, sans arriver une seule fois à l’achever définitivement, et il semble que nous n’y parviendrons pas à présent non plus, parce que les intérêts vitaux du capitalisme international y sont trop profondément opposés. Je me souviens qu’en avril 1918, c’est-à-dire il y a trois ans, j’ai parlé devant le Comité exécutif central de Russie de nos tâches qui se formulaient ainsi : le plus gros de la guerre civile est terminé, alors qu’en réalité elle ne faisait que commencer. Vous vous souvenez tous qu’au dernier congrès du parti, tous nos calculs étaient fondés sur le passage à l’édification pacifique ; nous supposions que les énormes concessions que nous avions accordées alors à la Pologne nous assureraient la paix. Mais dès avril, la bourgeoisie polonaise lançait son offensive ; avec les impérialistes des pays capitalistes, elle avait interprété notre désir de paix comme un signe de faiblesse ; ce qui d’ailleurs lui est revenu fort cher puisqu’elle a dû accepter une paix plus désavantageuse. Mais nous n’avons pu entreprendre l’édification pacifique et nous avons dû, à nouveau, concentrer notre attention sur la guerre contre la Pologne, et ensuite sur l’écrasement de Wrangel. C’est ce qui a déterminé le caractère de notre activité pendant l’année en question. Une fois de plus tout notre travail se ramenait à des tâches militaires.
Ensuite, nous avons commencé à passer de la guerre à la paix après avoir réussi à éliminer du territoire de la R.S.F.S.R. tous les soldats ennemis.
Cette transition exigeait des bouleversements dont nous étions loin, bien loin d’avoir tenu compte. C’est là sans nul doute l’une des raisons essentielles des nombreuses erreurs et fautes que nous avons commises dans notre politique de cette année, et dont nous pâtissons aujourd’hui. La démobilisation de l’armée, qu’il a fallu mettre sur pied dans un pays qui a supporté une tension inouïe, qu’il a fallu mettre sur pied après plusieurs années de guerre impérialiste ; la démobilisation de l’armée dont le transfert, vu nos moyens de transport, nous a causé des difficultés incroyables à un moment où la famine provoquée par la mauvaise récolte venait s’y ajouter ainsi que le manque de combustibles qui a paralysé dans une mesure considérable les transports, cette démobilisation, comme nous nous en rendons compte aujourd’hui, nous a imposé des tâches que nous avons très largement sous-estimées. Voilà à quoi tiennent, dans une mesure notable, les causes des crises multiples : économique, sociale, politique. Dès la fin de l’année dernière, j’indiquais que l’une des principales difficultés du printemps prochain serait la démobilisation. Je l’ai également indiqué le 30 décembre, au cours de la grande discussion à laquelle nombre d’entre vous ont vraisemblablement pris part. Je dois dire qu’alors nous imaginions à peine l’ampleur de ces obstacles nous ne voyions pas encore jusqu’à quel point surgiraient des difficultés techniques, ni jusqu’à quel point les maux qui s’étaient abattus sur la République soviétique, exténuée par l’ancienne guerre impérialiste et la nouvelle guerre civile, seraient aggravés du fait de la démobilisation. Il serait juste dans une certaine mesure de dire qu’avec la démobilisation, ils se révéleraient davantage. Pendant plusieurs années, le pays a tendu ses forces exclusivement en vue des tâches militaires, n’a pas ménagé ses derniers restes, ses maigres réserves et ressources, mais ce n’est qu’à la fin de la guerre que nous nous sommes aperçus de toute la gravité de notre ruine et de notre indigence qui nous condamnent pour longtemps à panser exclusivement nos plaies. Mais nous ne pouvons même pas nous y consacrer entièrement. Les difficultés techniques de la démobilisation nous montrent, dans une large mesure, toute l’ampleur de notre ruine, dont découle, entre autres, une série inéluctable de crises économiques et sociales.
La guerre nous a habitués - des centaines de milliers de gens, le pays tout entier - aux seules tâches militaires. Et quand une grande partie de l’armée, une fois ces tâches résolues, trouve des conditions bien pires, des difficultés sans nom a la campagne et ne peut - du fait de cette crise et de la crise générale - obtenir application à son travail, le résultat est quelque chose d’intermédiaire entre la guerre et la paix. Nous avons là une situation à propos de laquelle on ne saurait encore parler de paix. Car la démobilisation - la fin de la guerre civile - nous empêche de concentrer tous nos efforts sur l’édification pacifique, car la démobilisation entraîne une poursuite de la guerre, mais sous une forme nouvelle. Nous nous trouvons engagés dans une nouvelle sorte, une nouvelle forme de guerre, que résume le seul mot de "banditisme", quand des dizaines et des centaines de milliers de soldats démobilisés qui se sont habitués à faire la guerre qu’ils considèrent presque comme leur seul métier, reviennent totalement démunis et sont dans l’impossibilité de trouver du travail.
Sans nul doute, l’erreur du Comité central a été de n’avoir pas estimé l’énormité des difficultés que causerait la démobilisation. Il faut dire, toutefois, qu’il ne pouvait exister de points de repère pour cette estimation, car la guerre civile était si dure qu’il n’y avait qu’une règle : tout pour la victoire sur le front de la guerre civile, et rien d’autre. Ce n’est qu’en observant cette règle, en tendant les forces d’une façon extraordinaire comme l’a fait l’Armée Rouge pour lutter contre Koltchak, Ioudénitch et les autres, que nous avons pu triompher des envahisseurs impérialistes de la Russie soviétique.
Après avoir indiqué ce facteur essentiel qui a été la cause de toute une série d’erreurs et qui a aggravé la crise, je voudrais vous parler de tous les mécomptes, de toutes les inexactitudes encore plus profondes de nos calculs ou de nos plans, qui se sont manifestés dans le travail du parti ainsi que dans la lutte de tout le prolétariat ; non seulement les erreurs dans l’élaboration du plan, mais dans l’appréciation même des rapports des forces entre notre classe et les classes avec lesquelles elle doit collaborer ou parfois lutter pour décider du sort de la république. C’est de ce point de vue que nous devons examiner le bilan du passé, l’expérience politique, ce que le Comité central, en tant que dirigeant politique, doit s’expliquer à lui-même et s’efforcer d’expliquer à tout le parti. Ce sont des phénomènes aussi disparates que la guerre contre la Pologne, la question du ravitaillement et du combustible. Lors de notre offensive, nous avons à coup sûr commis une erreur en avançant trop vite, jusqu’à Varsovie, ou peu s’en faut. Je ne chercherai pas tout de suite à savoir si c’était une erreur stratégique ou politique, car cela m’entraînerait trop loin je pense que ce sera le travail des historiens futurs ; quant à ceux qui doivent continuer à repousser les attaques de tous les ennemis dans une lutte difficile, ils n’ont pas le loisir de se livrer à des recherches historiques. Toujours est-il que l’erreur est évidente, et elle est due au fait que nous avons surestimé la supériorité de nos forces. Dans quelle mesure cette supériorité dépendait de conditions économiques, dans quelle mesure elle dépendait du fait que la guerre contre la Pologne avait éveillé des sentiments patriotiques même parmi les éléments petits-bourgeois, nullement prolétariens, qui ne sympathisent nullement avec le communisme, qui ne soutiennent pas inconditionnellement la dictature du prolétariat, et parfois même, disons-le, ne la soutiennent pas du tout, il serait trop compliqué de chercher à élucider ce point. Mais le fait est là : dans la guerre contre la Pologne, nous avons commis une certaine erreur.
Si nous examinons un domaine de notre activité comme celui du ravitaillement, nous observerons une erreur analogue. Sous le rapport des réquisitions et de leur mise en œuvre, l’année écoulée a été incomparablement plus favorable que l’année précédente. L’année dernière, le total du blé collecté dépasse 250 millions de pouds. Au 1er février, 235 millions de pouds étaient collectés, alors qu’au cours de toute l’année précédente, on n’en avait ramassé que 210 millions ; par conséquent, en un délai beaucoup plus réduit, la collecte a entièrement dépassé celle de l’année précédente. Toutefois, sur ces 235 millions de pouds obtenus au 1er février, nous en avons utilisé, au cours du premier semestre, 155 millions environ, soit en moyenne 25 millions de pouds par mois et même davantage. Il faut donc reconnaître dans l’ensemble que nous n’avons pas su répartir convenablement des ressources qui, pourtant, étaient meilleures que celles de l’année précédente. Nous n’avons pas su nous rendre compte du danger énorme que représentait la crise imminente du printemps, et nous avons cédé au désir naturel d’augmenter la ration des ouvriers affamés. Il est vrai qu’ici non plus nous ne disposions pas de point de repère pour nos calculs. Dans tous les Etats capitalistes, malgré l’anarchie, malgré le chaos inhérents au capitalisme, ces repères dans l’établissement d’un plan économique, c’est l’expérience de dizaines d’années, une expérience que peuvent confronter les pays capitalistes de structure économique homogène qui ne se distinguent que dans les détails. Cette comparaison permet de dégager une règle véritablement scientifique, une certaine loi, une certaine régularité. Or, nous n’avions et ne pouvons avoir rien de semblable à cette expérience, et il est tout à fait naturel que lorsque après la guerre nous avons eu la possibilité d’accorder enfin une ration supérieure, à la population affamée, nous n’ayons pas su fixer du premier coup la mesure voulue. Il est évident que nous aurions dû accroître modérément la ration et constituer ainsi certains stocks pour les mauvais jours qui devaient venir au printemps et qui sont venus. Or, nous ne l’avons pas fait. C’est encore une erreur, et une erreur analogue à celles qui marquent toute notre activité ; elle prouve que le passage de la guerre à la paix nous a imposé une série de tâches et de difficultés. Pour y faire face nous n’avions ni l’expérience, ni la préparation, ni les éléments nécessaires, ce qui a accentué, aggravé, exacerbé à l’extrême la crise.
C’est à peu près ce qui s’est produit pour le combustible. C’est la question capitale de l’édification économique. Le passage de la guerre à la paix, le passage à l’édification économique, dont nous avons parlé au dernier congrès du parti et qui, l’an dernier, constituait le centre de nos préoccupations et de l’attention politiques, tout cela ne pouvait manquer d’être basé, d’être fondé sur notre production de combustible et sur sa répartition correcte. Sans cela, il ne saurait être question de surmonter les difficultés ni de relever l’industrie. Il est évident que sous ce rapport, nos conditions sont meilleures que l’année dernière. Avant, nous n’avions pas d’accès aux régions houillères et pétrolifères. Après les victoires de l’Armée Rouge, nous avons du charbon et du pétrole. En tout cas, la quantité de combustible s’est accrue. Nous savons que les quantités dont nous disposions au début de l’année écoulée étaient plus importantes que précédemment. Et en augmentant de la sorte nos ressources, nous avons commis l’erreur de répartir si largement le combustible que nous l’avons épuisé, et que nous avons abouti à la pénurie avant d’avoir tout remis normalement en marche. Toutes ces questions feront l’objet de rapports spéciaux, et je ne saurais vous présenter, même de façon approximative, les données existant à ce sujet. En tout cas, compte tenu de l’expérience du passé, nous devons dire que cette erreur découle d’une appréciation erronée de la situation, et de la promptitude du passage de la guerre à la paix. L’expérience a montré que ce passage ne pouvait se faire que beaucoup plus lentement que nous ne le pensions. Il faut une préparation beaucoup plus longue, un rythme plus lent : telle est la leçon que nous avons reçue l’an dernier, et que le parti dans son ensemble devra étudier à fond, afin de fixer nos tâches principales de l’année prochaine et d’éviter à l’avenir ces erreurs.
Il est nécessaire d’ajouter que ces erreurs ont été incontestablement aggravées et que les crises qu’elles entraînent se sont particulièrement accentuées par suite de la mauvaise récolte. Si j’ai indiqué que notre travail dans le domaine du ravitaillement nous avait assuré, au cours de l’année écoulée, des ressources infiniment plus considérables, il faut dire que c’était là également l’une des causes essentielles des crises, car, par suite de la mauvaise récolte, qui a entraîné une pénurie extrême de fourrage, une forte mortalité du bétail et la ruine de l’exploitation paysanne, le centre des réquisitions a été reporté dans des localités où les excédents de blé n’étaient pas bien grands. Les excédents étaient bien plus importants dans les républiques périphériques, - en Sibérie, au Caucase du Nord, - mais l’appareil soviétique y était le moins fermement établi, le pouvoir des Soviets y était le moins stable, et les difficultés de transport y étaient les plus grandes. De sorte que les ressources alimentaires accrues ont été obtenues dans les provinces où la récolte avait été la moins bonne, ce qui a aggravé à l’extrême la crise de l’économie paysanne.
Ici encore, nous voyons de façon fort nette que nous n’avons pas su bien calculer. Mais nous étions dans une situation si embarrassante qu’elle excluait tout choix. Après avoir subi une guerre impérialiste dévastatrice, suivie d’une épreuve telle que plusieurs années de guerre civile, le pays ne pouvait, bien entendu, subsister qu’en consacrant toutes ses forces au front. Et, bien entendu, le pays ruiné ne pouvait agir autrement qu’en prenant aux paysans leurs excédents même s’il ne pouvait rien leur donner en échange. Il le fallait pour sauver le pays, l’armée et le pouvoir des ouvriers et des paysans. Nous avons dit aux paysans : "Bien sûr, vous donnez à titre de prêt votre blé à l’Etat des ouvriers et des paysans ; autrement, vous ne pouvez protéger votre Etat contre les grands propriétaires fonciers et les capitalistes." Nous ne pouvions agir autrement dans les conditions que nous imposaient les impérialistes et les capitalistes en nous faisant la guerre. Nous n’avions pas d’autre choix. Mais ces circonstances ont fait que, après une si longue guerre, l’économie paysanne est devenue tellement faible que la mauvaise récolte a été provoquée à la fois par la réduction des emblavures, la mauvaise qualité des moyens de production, la diminution du rendement, la pénurie de main-d’œuvre, etc. La récolte a été désastreuse, et la collecte des excédents alimentaires, supérieure malgré tout à nos prévisions, est allée de pair avec une telle accentuation de la crise, qu’elle nous réserve peut-être pour les mois prochains des difficultés et des maux plus grands encore. Ce fait doit être soigneusement pris en considération dans l’analyse de notre politique de l’année écoulée et dans l’appréciation des objectifs politiques pour la nouvelle année. L’an passé a légué à l’année suivante les mêmes tâches urgentes.
A présent, j’aborderai un autre point, dans un tout autre domaine : la discussion sur les syndicats qui a pris tellement de temps au parti. J’ai déjà eu l’occasion d’en parler aujourd’hui et, évidemment, je ne pouvais que dire avec circonspection que beaucoup d’entre vous considèrent sans doute cette discussion comme un luxe abusif. Quant à moi, je ne peux manquer d’ajouter que, à mon avis, ce luxe était absolument inadmissible, et que nous avons à coup sûr commis une erreur en tolérant une pareille discussion, sans voir que nous avions mis au premier plan un problème qui, de par les conditions objectives, ne pouvait pas s’y trouver ; nous nous sommes permis ce luxe sans voir jusqu’à quel point nous détournions l’attention du problème essentiel et menaçant de cette crise si proche. Quels sont les résultats concrets de cette discussion qui a accaparé tant de mois et qui a sans doute lassé la plupart des assistants. On vous présentera des rapports à ce sujet, mais je voudrais attirer l’attention dans mon compte rendu sur un aspect de l’affaire ; elle a incontestablement illustré le proverbe : "A quelque chose malheur est bon".
Malheureusement, il y a eu un peu trop de mal et trop peu de bien. (Rires.) Mais du bien quand même : après avoir perdu du temps et distrait l’attention des camarades des objectifs pressants de la lutte contre les éléments petits-bourgeois qui nous entourent, nous avons quand même appris à distinguer certains rapports que nous ne percevions pas auparavant. Le bien, c’est que le parti ne pouvait manquer de s’instruire au cours de cette lutte. Bien que nous sachions tous que, en qualité de parti au pouvoir, nous devions fusionner les "milieux dirigeants" des Soviets avec ceux du parti - nous le faisons et nous continuons à le faire - le parti a tiré de cette discussion une certaine leçon dont il faut tenir compte. Certaines positions ont bénéficié principalement des voix des "dirigeants" du parti. Il est apparu que les positions appelées parfois "programmes" de l’"opposition ouvrière", et parfois autrement, constituaient une déviation nettement syndicaliste. Ce n’est pas seulement mon avis personnel, mais celui de l’immense majorité des assistants. (Des v o i x : "C’est exact.")
Dans cette discussion, le parti a montré une telle maturité que, constatant un certain flottement dans les "cercles dirigeants", voyant qu’ils disaient : "Nous ne sommes pas d’accord, départagez-nous", il s’est promptement mobilisé dans ce but, et l’immense majorité des organisations les plus importantes nous a rapidement répondu : "Nous avons une opinion, et nous vous la dirons."
Au cours de cette discussion, plusieurs programmes ont été présentés. Ils étaient si nombreux que moi-même, par exemple, qui étais tenu de les lire en raison de mes fonctions, je crains d’avoir pêché et de ne pas les avoir lus tous. (Rires.) Je ne sais pas si tous les assistants ont eu le loisir de les lire en tout cas, il faut dire que la déviation syndicaliste, et même jusqu’à un certain point semi-anarchiste, qui s’est manifestée mérite ample réflexion. Durant plusieurs mois, nous nous sommes abîmés dans le luxe au point de nous passionner pour l’étude des nuances d’opinions. Pendant ce temps, la démobilisation de l’armée engendrait le banditisme et aggravait la crise économique. Cette discussion devait nous aider à comprendre que notre parti, comptant au minimum un demi-million de membres, et le dépassant même, était devenu premièrement un parti de masse, deuxièmement un parti gouvernemental, et qu’étant un parti de masse, il reflétait partiellement ce qui se passait en dehors de ses rangs. Il est extrêmement important de le comprendre.
Une légère déviation syndicaliste ou semi-anarchiste n’aurait rien eu de terrible : le parti en aurait pris conscience rapidement et se serait énergiquement appliqué à la corriger. Mais si elle se manifeste dans un pays à forte prédominance paysanne, si cette paysannerie est de plus en plus mécontente de la dictature prolétarienne, si la crise de l’économie paysanne est au paroxysme, si la démobilisation d’une armée paysanne jette sur le pavé des centaines et des milliers d’hommes brisés, qui ne trouvent pas de travail, qui sont habitués uniquement au métier des armes et qui répandent le banditisme, ce n’est pas le moment de discuter de déviations théoriques. Nous devons dire carrément à ce congrès : nous n’admettrons plus les discussions sur les déviations, il faut y mettre fin. Le congrès du parti peut et doit le faire, il doit en tirer la leçon qui s’impose, l’adjoindre au rapport politique du C.C., la fixer, la consacrer, en faire une obligation, une loi pour le parti. L’atmosphère de discussion devient dangereuse à l’extrême, elle met manifestement en péril la dictature du prolétariat.
Il y a quelques mois, lorsque je disais : "Prenez garde, la domination de la classe ouvrière et la dictature de la classe ouvrière sont menacées", certains camarades que j’avais l’occasion de voir et avec lesquels je discutais répondaient : "C’est un procédé d’intimidation, vous nous terrorisez." J’ai dû entendre plusieurs fois mes remarques qualifiées de la sorte : je terrorise un tel, et je répondais qu’il eût été ridicule de ma part de terroriser de vieux révolutionnaires qui en avaient vu de toutes les couleurs. Mais lorsque vous voyez ce que deviennent les difficultés de la démobilisation, il est indéniable qu’il n’y a eu en l’occurrence ni tentative de terroriser, ni même l’emballement inévitable dans le feu de la discussion, mais une indication absolument exacte : à l’heure actuelle, nous avons besoin de cohésion, de fermeté et de discipline, non seulement parce que sans cela le parti prolétarien ne peut travailler fraternellement, mais parce que le printemps a apporté et apportera encore des conditions difficiles dans lesquelles nous ne pourrons agir sans être unis au maximum. Je pense que nous saurons quand même tirer de la discussion ces deux leçons essentielles. Et c’est pourquoi il me semble qu’il faut dire que si nous nous sommes payé le luxe de donner au monde un échantillon stupéfiant de la façon dont un parti, en proie aux difficultés d’une lutte sans merci, accorde une attention démesurée à certains détails de programmes, - et cela en dépit de la mauvaise récolte, de la crise, de la ruine et de la démobilisation dans lesquelles nous nous débattons, - nous tirerons à présent de ces leçons une conclusion politique, et pas seulement une conclusion indiquant telle ou telle erreur, mais une conclusion politique touchant les rapports entre les classes, entre la classe ouvrière et la paysannerie. Ces rapports ne sont pas tels que nous le pensions. Ils exigent du prolétariat une cohésion et une concentration des forces infiniment plus grandes, et en régime de dictature du prolétariat, ils représentent un danger bien plus grand que tous les Dénikine, Koltchak et Ioudénitch réunis. Personne ne doit se faire d’illusion à ce propos, car ce serait l’illusion la plus fatale ! Les difficultés que suscite cet élément petit-bourgeois sont considérables, et pour les surmonter il faut une grande cohésion, qui ne soit pas uniquement formelle, il faut un travail uni et fraternel, une volonté commune, car c’est seulement avec une volonté semblable de la masse prolétarienne que le prolétariat peut atteindre dans un pays de paysans ses objectifs géants de dictature et de direction.
L’aide des pays occidentaux nous parvient, mais elle n’est pas très rapide. Elle parvient et s’intensifie.
J’ai déjà dit à la séance de ce matin que l’un des événements les plus importants de l’année écoulée (ceci est également en liaison étroite avec l’activité du Comité central), est l’organisation du IIe Congrès de l’Internationale Communistes. Bien entendu, la révolution internationale a accompli un grand pas en avant par rapport à l’année dernière. Bien entendu, l’Internationale Communiste qui, lors de notre congrès de l’année dernière, n’existait que sous forme de proclamations, existe aujourd’hui en qualité de parti autonome dans chaque pays, et non seulement en tant que parti d’avant-garde, car le communisme est devenu la question centrale du mouvement ouvrier dans son ensemble. En Allemagne, en France, en Italie, l’Internationale Communiste est devenue non seulement le centre du mouvement ouvrier, mais aussi le centre d’attention de toute la vie politique de ces pays. Cet automne, on ne pouvait prendre en mains un journal allemand ou français sans y voir décliner les mots Moscou et bolcheviks, et les épithètes dont on nous gratifie, sans constater que les bolcheviks et les 21 conditions d’admission à la IIIe Internationale sont devenus la question cruciale de leur propre vie politique. C’est là une conquête que nul ne saurait nous retirer ! Cela prouve que la révolution internationale monte et que, parallèlement, la crise économique s’accentue en Europe. Mais, en tout état de cause, si nous allions supposer qu’à brève échéance l’aide nous viendrait de ces pays sous forme d’une révolution prolétarienne stable, ce serait tout simplement de la folie, et je suis sûr qu’il n’y a pas dans cette salle d’insensés de ce genre. Durant trois ans, nous avons appris à comprendre que miser sur la révolution internationale ne veut pas dire compter sur une date déterminée, et que la cadence d’évolution qui s’accélère sans cesse peut amener la révolution au printemps, mais peut aussi bien ne pas l’amener. Voilà pourquoi nous devons savoir conformer notre activité aux rapports de classe à l’intérieur de notre propre pays et des autres pays, afin d’être en mesure de maintenir pendant longtemps la dictature du prolétariat et guérir, graduellement au moins, les maux et les crises qui s’abattent sur nous. Seule cette façon de poser le problème est juste et lucide.
J’aborde maintenant une question qui concerne l’activité du Comité central au cours de l’année écoulée et touche de près aux tâches qui nous incombent. C’est la question de nos rapports avec l’étranger.
Jusqu’au IXe Congrès du parti, notre attention et tous nos efforts tendaient à passer de l’état de guerre avec les pays capitalistes à l’établissement de relations pacifiques et commerciales. A cet effet, nous avons entrepris des démarches diplomatiques de toute sorte et nous l’avons emporté sur des diplomates de valeur incontestable. Lorsque, par exemple, les représentants de l’Amérique ou ceux de la Société des Nations nous proposaient, sous certaines conditions, de cesser les hostilités contre Dénikine ou Koltchak, ils s’imaginaient qu’ils allaient nous mettre dans l’embarras. En réalité, ce sont eux qui se sont retrouvés en mauvaise posture et nous avons remporté une énorme victoire diplomatique. Ils s’étaient mis dedans, étaient contraints de retirer leurs propositions, ce qu’ont révélé par la suite les documents diplomatiques et la presse du monde entier. Mais pour nous, la victoire diplomatique est insuffisante. Il nous faut de véritables relations commerciales et non seulement des victoires diplomatiques. C’est seulement au cours de l’année écoulée que les rapports commerciaux allaient commencer à se développer... La question du commerce avec l’Angleterre était posée. Depuis l’été, elle devenait centrale. La guerre contre la Pologne nous a fait régresser fort loin sur ce plan. L’Angleterre était déjà prête à signer un accord commercial. La bourgeoisie anglaise le voulait, mais les milieux de la cour n’y étaient pas favorables et le sabotaient ; la guerre contre la Pologne l’a différé. Finalement, la question reste encore en suspens.
Aujourd’hui, je crois, les journaux ont annoncé que Krassine avait déclaré devant la presse londonienne qu’il escomptait une signature rapide de l’accord commercial. Je ne sais pas si la réalisation de cet espoir est pleinement assurée. Je ne saurais dire que cela se produira vraiment, mais pour ma part, je dois dire qu’au Comité central nous avons réservé une très grande place à ce problème, et que nous avons jugé juste, de notre côté, d’appliquer une tactique de concessions pour obtenir un accord commercial avec l’Angleterre. Pas seulement parce que nous pourrions obtenir davantage de l’Angleterre que d’autres pays - elle n’est pas, sous ce rapport, un pays aussi avancé que, disons, l’Allemagne ou l’Amérique. Elle est un pays colonial qui est trop intéressé à une politique asiatique et qui parfois se montre trop sensibilisé à l’égard des succès du pouvoir soviétique dans certains pays proches de ses colonies. C’est ce qui rend si instables nos relations avec elle. Cette instabilité est provoquée par un tel faisceau de causes que tout l’art des diplomates soviétiques ne saurait y remédier. Nous avons besoin d’un accord commercial avec l’Angleterre du fait de la perspective qui s’offre de passer un accord avec l’Amérique dont les possibilités industrielles sont autrement plus importantes.
A cette question se rattache celle des concessions. Au cours de l’année passée, nous nous en sommes davantage occupés. Le 23 novembre, le Conseil des Commissaires du Peuple a publié un décret qui expose la question dans la forme la plus acceptable pour les capitalistes étrangers. Au moment où elle a fait l’objet de certains malentendus ou de certaines incompréhensions dans le parti, plusieurs réunions de militants responsables se sont tenues au cours desquelles le problème a été débattu. De façon générale, il n’a pas donné lieu à des divergences, encore que nous ayons entendu pas mal de protestations de la part des ouvriers et des paysans. On nous disait : "Nous avons chassé nos capitalistes, et maintenant on veut inviter des capitalistes étrangers." Dans quelle mesure ces protestations étaient inconscientes, dans quelle mesure elles émanaient des koulaks ou, tout simplement, des éléments capitalistes, des sans-parti, qui estiment qu’ils ont le droit légitime d’être des capitalistes en Russie, et de surcroît des capitalistes dotés du pouvoir, et n’admettent pas que le capital étranger soit attiré sans pouvoir dans quelle mesure ceci ou cela a-t-il joué un rôle ? Le Comité central ne possède, bien entendu, à ce sujet aucune statistique ; et de toute façon, aucune statistique au monde ne saurait sans doute évaluer et révéler un phénomène de cette nature. En tout cas, ce décret nous fait faire un pas en avant pour nouer les contacts avec les concessionnaires éventuels. Il faut dire que pratiquement - ne l’oublions jamais - nous n’avons pas un seul concessionnaire. Nous discutons pour savoir si nous devons nous efforcer d’en trouver à tout prix. En trouverons-nous ou non, cela ne dépend pas de nos débats et de nos résolutions, mais du capital international. Le 1er février dernier, le Conseil des Commissaires du Peuple a adopté à ce propos une nouvelle résolution dont le premier point stipule : "Approuver en principe la remise de concessions pétrolières à Grozny, à Bakou et dans d’autres exploitations en exercice, et entreprendre des négociations à mener à un rythme accéléré."
Cette question n’a pas été sans soulever des controverses. La remise de concessions à Grozny et à Bakou semblait injustifiée aux camarades et susceptible de provoquer l’opposition des ouvriers. La majorité du C.C. et moi-même avons estimé que les plaintes n’étaient peut-être pas nécessaires.
Le Comité central dans sa majorité et moi- même, nous estimons que ces concessions sont nécessaires, et nous vous demanderons de consacrer ce point de vue de votre autorité. Cette alliance avec les trusts d’Etat des autres pays évolués nous est absolument indispensable car notre crise économique est si profonde que nous serons incapables de relever par nos propres moyens notre économie dévastée sans l’équipement et les concours techniques de l’étranger. L’importation de cet équipement, à elle seule, n’est pas suffisante. On peut accorder des concessions sur des bases beaucoup plus larges, peut-être même aux plus gros consortiums impérialistes : un quart de Bakou, un quart de Grozny, un quart de nos meilleures ressources forestières, de façon à nous assurer la base nécessaire grâce à un équipement moderne ; par ailleurs, nous obtiendrons en contrepartie l’équipement dont nous avons besoin pour le restant. Nous pourrons ainsi rattraper quelque peu, ne fût-ce que d’un quart, ou de la moitié, les consortiums avancés des autres pays. Sans cela, nous serons dans une situation très difficile, et sans la tension extraordinaire de nos forces, nous ne les rattraperons pas ; nul ne peut avoir le moindre doute à ce sujet s’il envisage notre situation actuelle avec tant soit peu de lucidité. Nous avons déjà engagé des pourparlers avec quelques-uns des plus gros trusts du monde. Bien entendu, ils le font non point pour nous rendre service, mais uniquement en vue d’en retirer des bénéfices énormes. Pour employer un langage de diplomate pacifique, le capitalisme moderne est un brigand, un trust de brigands, ce n’est plus le capitalisme ancien de l’époque normale ; il réalise des bénéfices fabuleux grâce à son monopole sur le marché mondial. Cela nous reviendra très cher, sans doute, mais nous n’avons pas d’alternative, puisque la révolution mondiale se fait encore attendre. Nous ne possédons pas d’autre possibilité de hausser notre technique au niveau moderne. Et si le rythme de développement de la révolution mondiale venait à changer brusquement dans un sens favorable par suite d’une crise, si cette révolution intervenait à une époque où les délais des concessions ne seraient pas encore écoulés, les obligations afférentes ne s’avéreraient pas aussi lourdes qu’elles semblent l’être sur le papier.
Le 1er février 1921, le Conseil des Commissaires du Peuple a pris la décision d’acheter à l’étranger 18500000 pouds de charbon, car notre crise de combustible se dessinait déjà. Il est apparu alors qu’il nous faudrait dépenser nos réserves d’or non seulement pour l’achat de l’équipement. Ce dernier aurait accru notre production houillère, et notre économie se serait mieux portée si, au lieu d’acheter du charbon, nous avions fait venir de l’étranger des machines pour développer l’industrie houillère. Mais la crise était si aiguë qu’il a fallu renoncer à ce mode d’action, meilleur, sur le plan économique, au profit du moins bon, et consacrer des fonds à l’achat du charbon que nous aurions pu avoir chez nous. II nous faudra faire des concessions encore plus grandes pour acheter des articles d’usage courant destinés aux paysans et aux ouvriers.
Je voudrais maintenant dire quelques mots des événements de Cronstadt. Je n’ai pas encore les dernières nouvelles mais je ne doute pas que cette insurrection où l’on a vu rapidement se profiler les généraux blancs que nous connaissons si bien, soit écrasée dans les jours qui viennent, voire même dans les heures qui viennent. Il ne peut y avoir de doute à ce sujet. Mais nous devons étudier de près les leçons politiques et économiques qui se dégagent de cet événement.
Que signifie-t-il ? Le pouvoir politique détenu par les bolcheviks est passé à un conglomérat mal défini ou à une association d’éléments disparates, légèrement plus à droite que les bolcheviks, semble-t-il, et peut-être même "plus à gauche", on ne sait, tant l’ensemble des groupements politiques qui ont essayé de prendre le pouvoir à Cronstadt est indéterminé. Dans le même temps, il est certain, vous le savez tous, que des généraux blancs ont joué un rôle important. C’est pleinement établi. Deux semaines avant les événements de Cronstadt, les journaux parisiens annonçaient déjà une insurrection dans la ville. Il est absolument évident que c’est l’œuvre des socialistes-révolutionnaires et des gardes blancs de l’étranger, et par ailleurs le mouvement a abouti à une contre-révolution petite-bourgeoise, à un mouvement petit-bourgeois anarchiste. C’est là quelque chose de nouveau. Cet événement, rapproché de toutes les crises, doit être très attentivement pris en considération, très minutieusement analysé, du point de vue politique. Des éléments petits-bourgeois anarchistes, toujours orientés contre la dictature du prolétariat, ont revendiqué la liberté du commerce. Cet état d’esprit s’est largement répercuté sur le prolétariat. Il s’est reflété dans les entreprises de Moscou et dans de nombreuses localités. Cette contre-révolution petite-bourgeoise est sans nul doute plus dangereuse que Dénikine, Ioudénitch et Koltchak réunis, parce que nous avons affaire à un pays où le prolétariat est en minorité, nous avons affaire à un pays où la ruine a atteint la propriété paysanne, et où, par surcroît, nous avons une chose comme la démobilisation de l’armée qui fournit une quantité invraisemblable d’éléments insurrectionnels. Si petit ou peu notable que fût au début, comment dirais-je, ce décalage du pouvoir que les marins et ouvriers de Cronstadt proposaient, ils voulaient corriger les bolcheviks sous le rapport de la liberté du commerce, il semblait bien que ce transport fût peu notable, que les mots d’ordre du "Pouvoir des Soviets" fussent identiques à quelques changements près, à quelques amendements près, mais en réalité les éléments sans-parti ont fait office de marchepied, de gradin, de passerelle pour les gardes blancs. Du point de vue politique, c’est inévitable. Nous avons vu les éléments petits-bourgeois, les éléments anarchistes dans la révolution russe, nous les avons combattus pendant des dizaines d’années. Depuis février 1917, nous avons vu ces éléments petits-bourgeois à l’œuvre pendant la grande révolution, et nous avons vu comment les partis petits-bourgeois tentaient de déclarer que leur programme est fort peu différent de celui des bolcheviks, mais qu’ils le réalisent par d’autres méthodes. Nous le savons, non seulement grâce à l’expérience de la Révolution d’Octobre, nous le savons aussi par l’expérience de la périphérie, des différentes parties de l’ex-Empire russe, et où les représentants d’un autre pouvoir se sont substitués au régime soviétique. Rappelons-nous le comité démocratique de Samara ! Ils se présentaient tous avec les mots d’ordre de liberté, d’égalité, d’Assemblée constituante, et non pas une fois, mais plusieurs fois on s’est aperçu qu’ils n’étaient qu’un gradin, qu’une passerelle pour l’instauration du pouvoir des gardes blancs.
Parce que le pouvoir soviétique est ébranlé du fait de la situation économique, nous devons analyser cette expérience et tirer toutes les conséquences théoriques qui s’imposent à un marxiste.
L’expérience de l’Europe tout entière montre en fait comment les choses finissent quand on essaie de s’asseoir entre deux chaises. Voilà pourquoi nous devons dire, justement à ce propos, que les frictions politiques constituent un très grand danger. Nous devons considérer attentivement cette contre-révolution petite-bourgeoise qui lance les mots d’ordre de liberté du commerce. Celle-ci - même si, au départ, elle n’est pas aussi étroitement liée avec les gardes blancs que le fut Cronstadt - conduira inéluctablement à l’emprise des gardes blancs, à la victoire du capital, à sa complète restauration. Nous devons, je le répète, nous représenter en toute netteté ce danger politique.
Ce danger nous montre ce dont j’ai parlé à propos de nos discussions sur les programmes. Face à ce danger, nous devons comprendre que ce n’est pas seulement sur le plan formel que nous devons cesser les débats dans le parti, nous le ferons évidemment, mais c’est insuffisant ! Il ne nous faut pas oublier que nous devons aborder le problème plus sérieusement. Nous devons comprendre qu’en période de crise de l’économie paysanne nous ne pouvons subsister autrement qu’en faisant appel à elle pour aider les villes et les campagnes. Nous devons nous souvenir que la bourgeoisie cherche à dresser les paysans contre les ouvriers, qu’elle cherche à dresser contre ces derniers les éléments petits- bourgeois anarchistes sous le couvert de mots d’ordre ouvriers, ce qui entraînera directement la chute de la dictature du prolétariat, partant, la restauration du capitalisme, de l’ancien pouvoir des propriétaires fonciers et des capitalistes. Le danger politique est évident. Ce chemin, de nombreuses révolutions l’ont suivi très nettement ; ce chemin nous l’avons toujours indiqué. Il était tracé avec netteté devant nous. Il exige, sans nul doute, du parti communiste à la tête du gouvernement, des éléments révolutionnaires prolétariens dirigeants, une attitude autre que celle qui s’est bien souvent manifestée cette année. Ce danger exige sans aucun doute davantage de cohésion, sans aucun doute davantage de discipline, sans aucun doute plus d’unité dans le travail ! Sans cela, on ne saurait vaincre les difficultés qui nous sont échues.
Viennent ensuite des questions économiques. Que signifie ce mot d’ordre de liberté du commerce lancé par les éléments petits-bourgeois ? Il prouve que dans les rapports du prolétariat et des petits cultivateurs, il existe des problèmes ardus, des tâches que nous n’avons pas encore résolues. Je parle des rapports entre le prolétariat victorieux et les petits exploitants dans un pays où la révolution prolétarienne se développe alors que le prolétariat est en minorité, où la majorité est petite-bourgeoise. Ici, le rôle du prolétariat consiste à diriger la transition de ces petits exploitants vers le travail socialisé, collectif, communautaire. Théoriquement, c’est incontestable. Cette transition, nous l’avons abordée dans toute une série d’actes législatifs, mais nous savons qu’il s’agit moins des actes législatifs que de l’application pratique, et nous savons que nous pourrons l’assurer quand nous aurons une grosse industrie extrêmement puissante capable de fournir au petit producteur des biens qui lui démontreront de façon pratique les avantages de la grande production.
C’est ainsi qu’ont formulé la question sur le plan théorique les marxistes et tous les socialistes qui ont considéré la révolution sociale et ses tâches. Or, la première particularité de la Russie, caractéristique au plus haut point, est, comme je viens de le dire, que le prolétariat constitue une minorité et de plus, une faible minorité, pour une écrasante majorité de paysans. Or, les conditions dans lesquelles nous avons dû défendre la révolution ont rendu incroyablement difficile la réalisation de nos tâches. Nous n’avons pas pu montrer dans la pratique les avantages de la grosse production, puisqu’elle est dévastée, puisqu’elle en est réduite à traîner l’existence la plus lamentable, et qu’on ne peut la rétablir qu’en imposant des sacrifices à ces mêmes petits cultivateurs. Il faut relever l’industrie, mais il faut pour cela du combustible ; du moment qu’il faut du combustible, il faut compter sur le bois et compter sur le bois, c’est compter sur le paysan et sur son cheval. En période de crise, de pénurie de fourrage et de mortalité du bétail, le paysan doit faire crédit au pouvoir soviétique au nom de la grosse industrie qui, pour le moment, ne lui fournit rien. Voilà la situation économique qui crée des difficultés énormes, voilà la situation économique qui nous oblige à étudier d’un point de vue plus approfondi les conditions du passage de la guerre à la paix. En temps de guerre, nous ne pouvons administrer le pays autrement qu’en disant aux paysans : "Il faut accorder un prêt à l’Etat ouvrier et paysan pour lui permettre de sortir de cette passe difficile." Lorsque nous consacrons tous nos efforts à relever l’économie, nous devons savoir que nous avons devant nous le petit cultivateur, le petit patron, le petit producteur qui travaillent pour le marché jusqu’à la victoire complète de la grosse production, jusqu’à son rétablissement. Or, ce dernier ne pourra plus se faire sur l’ancienne base : c’est l’affaire de nombreuses années ; il faudra pour cela des dizaines d’années au moins, sinon plus, étant donné notre ruine. Mais en attendant, nous devrons, pendant de longues années, avoir affaire au petit producteur, et avec lui le mot d’ordre de liberté du commerce sera inévitable. Le danger de ce mot d’ordre n’est pas de dissimuler les visées des gardes blancs et des mencheviks, mais d’être susceptible de prendre de l’extension, malgré la haine que la masse paysanne nourrit à l’égard des gardes blancs. Il prendra de l’extension parce qu’il répond aux conditions économiques de l’existence des petits producteurs. C’est en s’inspirant de ces considérations que le Comité central a adopté une décision et ouvert la discussion sur le remplacement des réquisitions par un impôt en nature, et qu’aujourd’hui il a posé directement la question au congrès, ce que vous avez approuvé par votre résolution d’aujourd’hui. La question de l’impôt et des réquisitions est posée dans notre législation depuis longtemps, depuis la fin de 1918. La loi en date du 30 octobre 1918 qui frappe les paysans de l’impôt en nature a été adoptée, mais elle n’a pas été appliquée. La promulgation a été suivie en l’espace de quelques mois de plusieurs règlements, et la loi est restée lettre morte. D’autre part, la réquisition des excédents était une mesure que la guerre avait rendue absolument indispensable, mais qui ne correspond point aux conditions tant soit peu pacifiques d’existence de l’exploitation paysanne. Le paysan doit avoir la certitude qu’après avoir donné tant à l’Etat, il peut disposer de tant pour le marché local.
Toute notre économie, dans son ensemble comme dans chacune de ses parties, portait entièrement l’empreinte des conditions du temps de guerre. Compte tenu de ces conditions, nous devions nous fixer comme but de collecter une quantité déterminée de vivres, sans nous préoccuper du tout de la place qu’elle tiendrait dans le circuit social. A l’heure où nous passons de la guerre à la paix, nous commençons à envisager l’impôt en nature autrement : nous le considérons non seulement du point de vue des intérêts de l’Etat, mais aussi de celui des intérêts des petites exploitations agricoles. Nous devons comprendre les formes économiques de la révolte des petits cultivateurs contre le prolétariat qui se sont manifestées et s’aggravent avec la crise actuelle. Nous devons tâcher de faire le plus possible dans ce domaine. C’est extrêmement important pour nous. Offrir au paysan une certaine liberté dans les échanges locaux, remplacer la réquisition par un impôt en nature, afin que le petit cultivateur puisse mieux calculer sa production et fixer, en fonction de l’impôt, l’ampleur de sa production. Bien entendu, nous savons que dans la situation où nous nous trouvons, c’est une chose très difficile. La surface des emblavures, le rendement, les moyens de production, tout a diminué ; les excédents se sont incontestablement réduits et, dans un très grand nombre de cas, ils font complètement défaut. C’est un fait dont il faut tenir compte. Le paysan doit se serrer un peu la ceinture pour éviter la famine totale aux fabriques et aux villes. A l’échelle de l’Etat, c’est là une chose facile à comprendre, mais nous n’escomptons pas que le petit exploitant isolé, réduit à la misère, le comprenne. Nous savons que nous ne pourrons nous passer de la contrainte, de cette contrainte à laquelle les paysans ruinés réagissent violemment. Il ne faut pas non plus s’imaginer que cette mesure nous délivrera de la crise. Mais, en même temps, nous nous assignons pour tâche de faire le maximum de concessions pour offrir au petit producteur les meilleures conditions qui lui permettent de déployer ses forces. Jusqu’à présent nous nous conformions aux impératifs de la guerre. Maintenant, nous devons nous conformer aux conditions du temps de paix. C’est cette tâche qui s’impose au Comité central, à savoir l’adoption de l’impôt en nature, sous le pouvoir prolétarien ; et cette tâche est étroitement liée aux concessions. C’est cette question dont vous aurez tout spécialement à discuter ; or, elle exige une attention particulière. Par l’intermédiaire des concessions l’Etat prolétarien peut s’assurer un accord avec les pays capitalistes avancés ; de cet accord dépend le renforcement de notre industrie sans lequel nous ne saurions progresser sur la voie conduisant au communisme ; d’autre part, en cette phase de transition, dans un pays à majorité paysanne, il faut savoir prendre des mesures visant à assurer la situation économique des paysans, le maximum de mesures en vue d’améliorer leur situation économique. Tant que nous n’avons pas changé la paysannerie, tant que la grande industrie ne l’a pas transformée, il faut lui assurer la liberté de gérer son exploitation. Notre situation actuelle est trouble, notre révolution est encerclée par les pays capitalistes. Tant que nous évoluons dans cette situation trouble, nous devons rechercher des formes de rapports excessivement complexes. Sous la pression de la guerre, nous ne pouvions concentrer notre attention sur l’établissement des rapports économiques appropriés entre l’Etat prolétarien détenant une grosse production incroyablement dévastée et les petits agriculteurs, sur la recherche de formes de coexistence avec ces derniers qui, pour le moment, le demeurent et ne peuvent subsister sans que soit garanti à leur petite exploitation un certain système d’échanges. J’estime qu’à l’heure actuelle, c’est la question économique et politique capitale pour le pouvoir soviétique. Je pense que cette question résume le bilan politique de notre travail, maintenant que le temps de guerre est terminé et que nous avons commencé au cours de l’année écoulée, à réaliser le passage à l’état de paix.
Ce passage comporte de telles difficultés, il a révélé si nettement cet élément petit-bourgeois que nous devons considérer ce dernier avec lucidité. Nous envisageons ces événements du point de vue de la lutte de classe, et nous ne nous sommes jamais abusés quant aux difficultés que présentent les rapports entre le prolétariat et la petite bourgeoisie, question délicate qui nécessite pour que l’Etat prolétarien remporte la victoire, des mesures complexes ou, plus exactement, tout un système de mesures de transition complexes. Le fait que, fin 1918, nous ayons promulgué un décret instituant l’impôt en nature prouve que cette question était présente à l’esprit des communistes, mais que nous n’avons pas pu l’appliquer en raison de la conjoncture militaire. En état de guerre civile, nous avons dû recourir à des mesures du temps de guerre. Toutefois, ce serait une erreur monumentale que d’en conclure que seuls des mesures et des rapports de cette espèce sont possibles. Cela signifierait, à coup sûr, la faillite du pouvoir soviétique et de la dictature du prolétariat. Lorsque le passage à l’état de paix se réalise en pleine crise économique, il convient de se rappeler qu’il est plus facile d’édifier un Etat prolétarien dans un pays de grosse production que dans un pays où prédomine la petite production. Cette tâche doit être abordée de toute sorte de façons et nous ne fermons nullement les yeux sur ces obstacles, nous n’oublions point que le prolétariat est une chose et la petite production en est une autre. Nous n’oublions pas qu’il existe différentes classes et que la contre-révolution petite-bourgeoise anarchiste marque sur le plan politique une étape vers le pouvoir des gardes blancs. Nous devons regarder les choses en face, lucidement, en nous rendant compte qu’il faut, d’une part, le maximum de cohésion, de sang-froid et de discipline au sein du parti prolétarien, et d’autre part, toute une série de mesures économiques que nous n’avons pu encore appliquer en raison des circonstances militaires. Nous devons reconnaître comme indispensable les concessions, l’achat de machines et d’instruments pour les besoins de l’agriculture, afin de les échanger contre du blé et rétablir de la sorte entre le prolétariat et les paysans des rapports qui assurent son existence en temps de paix. J’espère que nous reviendrons à nouveau sur ce point, et je répète que, à mon avis, il est important l’année écoulée, qui doit être caractérisée comme une transition de la guerre à la paix, nous impose des tâches au plus haut point délicates.
Pour conclure, je me bornerai à dire deux mots au sujet de la lutte contre la bureaucratie qui nous a pris tellement de temps. Dès l’été dernier la question a été posée au Comité central ; en août, le Comité central l’a mise en évidence dans une lettre adressée à toutes les organisations ; en septembre, il l’a placée à l’ordre du jour de la conférence du parti ; enfin, en décembre, au congrès des Soviets, cette question a été posée sur une échelle plus large encore. La bureaucratie est une plaie qui existe réellement ; on le reconnaît, et il est indispensable de la combattre véritablement. Bien sûr, au cours de la discussion que nous avons suivie, certains programmes posaient cette question à la légère, pour ne pas dire davantage, et on l’examinait trop souvent d’un point de vue petit-bourgeois. Sans nul doute, ces derniers temps, une effervescence et un mécontentement ont été observés parmi les ouvriers sans-parti. Au cours des réunions de sans-parti qui se sont tenues à Moscou, il est apparu manifestement qu’ils font de la démocratie et de la liberté des mots d’ordre tendant au renversement du pouvoir des Soviets. Un grand nombre ou, tout au moins, un certain nombre des représentants de l’"opposition ouvrière" ont lutté contre ce mal, ont combattu cet esprit contre-révolutionnaire petit-bourgeois en disant : "Nous nous unirons contre cela." Et effectivement, ils ont su faire preuve du maximum de cohésion. Les partisans de l’"opposition ouvrière" et des autres groupes semi-syndicalistes sont-ils tous comme eux, je l’ignore. Il faut qu’à ce congrès, nous le sachions mieux, il faut comprendre que la lutte contre la bureaucratie est absolument nécessaire et qu’elle est aussi compliquée que la lutte contre l’élément petit-bourgeois. Dans notre structure étatique, la bureaucratie est devenue un mal tel que le programme de notre parti en fait état, ceci parce que la bureaucratie est liée à l’élément petit-bourgeois et à son éparpillement. On ne peut vaincre cette maladie que par l’union des travailleurs qui doivent savoir non seulement acclamer les décrets de l’Inspection ouvrière et paysanne (les décrets que l’on acclame, ce n’est pas ce qui manque) mais aussi exercer leur droit par l’intermédiaire de l’Inspection ouvrière et paysanne, ce qui ne se fait pas actuellement, pas plus à la campagne que dans les villes et même dans les capitales ! Bien souvent, ceux qui récriminent le plus contre la bureaucratie sont incapables d’exercer leur droit. Il faut porter la plus grande attention à ce fait.
Nous observons souvent que certains de ceux qui combattent ce mal, veulent, parfois même sincèrement, aider le parti prolétarien, la dictature prolétarienne, le mouvement prolétarien, mais en réalité ils favorisent les éléments anarchistes petits-bourgeois qui, au cours de la révolution, se sont révélés à plusieurs reprises comme les ennemis les plus dangereux de la dictature du prolétariat. Aujourd’hui, et c’est là la conclusion et la leçon essentielles des événements de cette année, ils se sont révélés une fois de plus comme l’ennemi le plus dangereux, le plus susceptible d’avoir des alliés, des appuis dans un pays comme le nôtre, susceptible de modifier l’état d’esprit des larges masses, et de gagner même une fraction des ouvriers sans-parti. La situation de l’Etat prolétarien devient alors extrêmement difficile. Si nous ne le comprenons pas, si nous n’en tirons pas la leçon qui s’impose, si ce congrès ne marque pas un tournant dans notre politique économique aussi bien que pour la cohésion maximum du prolétariat, il faudra employer à notre sujet ces tristes paroles : nous n’avons rien oublié des choses, parfois mesquines et creuses, que nous aurions dû oublier, et nous n’avons rien appris des choses sérieuses que nous aurions dû apprendre au cours de cette année de révolution. J’espère qu’il n’en sera pas ainsi. (Vifs applaudissements.)