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les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

Les étapes de la révolution
Rudolf ROCKER

Dans l’article Intitulé « Les étapes de la Révolution », paru dans le numéro du 12 mars (Novy Put. Riga), on pouvait lire : Le Parti communiste s’est emparé du pouvoir en repoussant les paysans et les ouvriers, au nom desquels il agissait... Un nouveau servage, qui se nomme « communisme », est apparu. Le paysan a été transformé en simple journalier, l’ouvrier en esclave salarié de l’entreprise étatisée, le travailleur intellectuel réduit à l’état de nullité... Le temps est aujourd’hui venu de renverser la commissariocratie. Kronstadt, vigilante gardienne de la Révolution, Kronstadt ne dormait pas. Kronstadt, qui fut aussi en mars et en octobre à la tête du mouvement, est aujourd’hui de nouveau la première à lever le drapeau de la révolte, pour la troisième révolution des travailleurs.

L’autocratie est tombée. La Constituante appartient au passé. La commissariocratie tombera de même. Le temps est venu d’un véritable pouvoir ouvrier, du pouvoir des Soviets !

Dans I’« Appel aux travailleurs, soldats et matelots rouges » paru dans le numéro du 13 mars, l’accusation du gouvernement soviétique, selon laquelle les généraux blancs et les popes dirigeaient le mouvement, est repoussée avec colère et indignation :

Ici, à Kronstadt, le 2 mars, nous nous sommes levés contre le joug exécrable des communistes et nous avons déployé la bannière rouge de la troisième Révolution.

Soldats rouges, matelots, travailleurs, Kronstadt révolutionnaire fait appel à vous !

Nous savons que l’on vous trompe, que l’on vous cache la vérité sur ce qui se passe ici, que l’on vous cache que nous sommes prêts à risquer notre vie pour la cause sacrée de la libération des ouvriers et des paysans. On cherche à vous faire croire que des généraux blancs et des popes se trouvent à la - 3/5 - tête de notre comité révolutionnaire. Pour mettre fin une fois pour toutes à ces mensonges, voici les noms de tous les membres de ce comité :
1- Pétritchenko, employé au bureau du navire de ligne « Pétropavlovsk »,
2- Yakovenko, téléphoniste au télégraphe de Kronstadt ,
3- Ossosov, machiniste sur le navire de ligne « Sébastopol »,
4- Pérépelkine, électricien à bord du « Sébastopol »,
5- Arkhipov, premier machiniste,
6- Patruchev, premier électricien du « Pétropavlovsk »,
7- Kupolov, médecin auxiliaire,
8- Verchinine, matelot sur le « Sébastopol »,
9- Tukine, ouvrier électricien,
10- Romanenko, gérant du chantier de réparations,
11- Orechine, surveillant à la 3ème école du travail,
12- Pavlov, ouvrier munitionnaire,
13- Baikov, gestionnaire du matériel roulant de la forteresse,
14- Valk, employé dans une scierie,
15- Kilgast, pilote.

Dans ce même numéro du 13 mars, on trouve un « Appel au prolétariat du monde entier » particulièrement émouvant :

Depuis douze jours, une poignée de travailleurs, matelots et soldats de l’Armée rouge véritablement héroïques, coupés du reste du monde, subissent les assauts des bourreaux communistes. Nous restons fidèles à la cause que nous avons faite nôtre - la libération du peuple du joug qui lui a été imposé par le fanatisme d’un parti et nous mourrons en criant : « Vivent les soviets librement élus ! ». Puisse le prolétariat du monde entier le savoir. Camarades, nous avons besoin de votre aide morale : protestez contre les actes de violence des autocrates communistes.

Ce dernier appel des rebelles de Kronstadt devant la mort qui les menaçait retentit comme un cri dans le désert : personne ne l’entendit. Personne ne reconnut la grandeur de la cause pour laquelle ils mettaient leur vie en jeu. C’est à peine si l’on sut qu’une soldatesque déshumanisée les massacra par milliers, comme l’avaient été jadis les hommes et les femmes de la Commune de Paris par les hordes abruties d’un Gallifet. Cependant, alors que les Communards ont une place dans le cœur de géant du prolétariat mondial, ceux dont le sang a coulé sur les pavés de Kronstadt furent dénoncés comme traîtres et contre-révolutionnaires par leur propre classe. Ils furent jugés sans que l’on connaisse leur cause et leurs derniers cris ne furent pas entendus. Ces hommes combattirent cependant pour une cause qui avait été aussi celle de leurs bourreaux : les paroles mêmes, que les rebelles de Kronstadt inscrivirent sur leurs drapeaux, avaient servi de slogans aux Bolchéviks préparant la Révolution d’Octobre 1917 et renversant le gouvernement de Kérensky. Qui aurait pu alors seulement s’imaginer en rêve que la « dictature du prolétariat », quelques années plus tard seulement, s’opposerait aux porte-paroles de ces mêmes idées dont les futurs dictateurs avaient dû se servir comme d’enseignes dans leur lutte pour la conquête du pouvoir politique ! Même si cette sanglante satire de l’histoire est aujourd’hui encore peu comprise, le temps viendra où l’on en saisira le sens profond. Alors, on jugera autrement les rebelles de Kronstadt et la cause pour laquelle ils se sont battus et ont versé leur sang.

« Appel au prolétariat du monde entier » :

Le principal argument avancé contre eux fut la sympathie exprimée envers le soulèvement par la presse contre-révolutionnaire. Dans un article, paru dans le numéro du 20 avril de la « Revue hebdomadaire de la presse russe », Radek a tenté d’exploiter ce fait au maximum, croyant ainsi avoir fourni à ses lecteurs la preuve du caractère contre-révolutionnaire de l’insurrection elle-même. Les lecteurs de la presse communiste sont, on le sait, très faciles à contenter, aussi ne faut-il pas s’étonner de ce que l’article, écrit par Radek avec une logique de procureur, ait fait, depuis, le tour des feuilles communistes des différents pays. Bien peu ont eu jusqu’ici l’idée d’examiner sérieusement la valeur de ce fameux argument ; il suffit qu’il vienne de Moscou. En vérité, cependant, il ne prouve rien du tout : c’est une vérité d’expérience que les réactionnaires de toute nuance ont toujours cherché à faire feu de tout bois. Si, par exemple, le gouvernement espagnol réprime depuis des années la presse anarchiste et syndicaliste, tandis qu’il laisse paraître sans l’inquiéter l’organe madrilène du Parti communiste, cela n’est pas dû au fait qu’il a une prédilection quelconque pour El Comunista, mais simplement à ce qu’il croit pouvoir, par cette tactique, diviser le mouvement ouvrier et affaiblir ainsi son influence. Et si l’ex-gouvernement impérial allemand a permis pendant la guerre à Lénine et à ses amis de Suisse de traverser l’Allemagne en wagon plombé [1] pour se rendre en Russie, ce ne fut pas non plus parce qu’il éprouvait une sympathie particulière pour le bolchévisme, mais simplement parce qu’il pensait agir ainsi dans l’intérêt de sa politique. Vouloir tirer de pareils faits des conclusions telles que Radek, et tant d’autres avec lui, en ont tirées à propos de l’insurrection de Kronstadt est tout aussi infâme qu’absurde.

Le fait est que les insurgés ont refusé avec mépris toute aide de la réaction. Lorsque la nouvelle du soulèvement parvint par exemple à Paris, les capitalistes russes, qui y vivent en exil, leur firent offrir 500.000 francs. Or, les insurgés ont catégoriquement refusé cette offre.

Lorsque, par ailleurs, un certain nombre d’officiers contre-révolutionnaires leur offrit, également de Paris, ses services par radiogramme, Ils répondirent par le même canal : « Restez où vous êtes ! Nous n’avons pas d’emploi pour vos semblables ! ».

Est-ce là un langage de contre-révolutionnaires ? Certainement pas, et les dirigeants de Moscou le savent mieux que quiconque. Mais il faut bien que la vérité sur les événements de Kronstadt leur apparaisse particulièrement dangereuse pour qu’ils s’efforcent aussi vigoureusement de dissimuler leurs vraies causes et motivations sous une montagne de déformations systématiques et de contre-vérités patentes. En Russie même, on sait depuis longtemps à quoi s’en tenir à ce sujet ; le temps n’est pas éloigné, où on le saura aussi à l’étranger.

Rudolf ROCKER. --------------------