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les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

Cronstadt 1921 - Victor Serge

Victor Serge, de son vrai nom Viktor Lvovitch Kibaltchitch (en russe : Виктор Львович Кибальчич ; Bruxelles, 30 décembre 1890 - Mexico, 17 novembre 1947), est un révolutionnaire libertaire puis marxiste, et écrivain francophone, né en Belgique de parents russes émigrés politiques. Wikipedia

Commentant à son tour la lettre de Léon Trotsky, sur ce sujet, que je discutais dans la R. P. du 10 septembre, la Lutte Ouvrière pose la question d’une manière tellement unilatérale qu’elle réussit à l’escamoter tout entière. Ce serait traiter cavalièrement l’histoire et réduire le travail d’analyse et de réflexion qui nous incombe à tous à une apologétique fort éloignée de toute pensée marxiste, s’il fallait voir dans son commentaire plus qu’une note hâtive Rédigée pour ainsi dire sur le marbre. La L. O. écrit, en effet : "La seule question à laquelle il soit utile de répondre est celle-ci : la révolution triomphante, mais minée par les contradictions sociales et économiques de la guerre civile. eut-elle raison de priser des mouvements dont le déploiement signifiait l’ouverture des partis à la démocratie capitaliste.?"

Ce n’est évidemment pas la seule question, puisqu’il y a toute l’histoire du bolchévisme et des Soviets à connaître ; et c’est à peu près exactement le contraire de ce que les révolutionnaires se sont toujours demandés, avec l’inquiétude la plus légitime, à propos de Cronstadt. La dictature du prolétariat, exercée par le parti communiste eut-elle raison de réprimer par la force les protestations, les revendications, les propositions, les manifestations des travailleurs en proie à la famine ? Nous pourrions rappeler qu’avant Cronstadt, il y avait eu Astrakhan. Eut-elle raison de réprimer des mouvements qui, sous son égide, ne ressortissaient que de la démocratie ouvrière ? Je suis enclin à penser que, de fort bonne heure, on abusa de la poigne, c’est-à-dire des méthodes administratives et militaires à l’égard des masses et des dissidents de la révolution. L’expérience a montré que c’était frayer la voie au despotisme bureaucratique. Il y a là une leçon à tirer pour revenir honnêtement à l’idée de la dictature du prolétariat (contre les possédants dépossédés), large et véritable démocratie de travailleurs.

La Lutte ouvrière "saisit d’ailleurs l’occasion de détruire la légende qui veut que Cronstadt 1921 ait été un immense massacre. La vérité est autre." Autre, la vérité, camarades ? Eh bien, dites-la : donnez des précisions, indiquez vos sources. Un massacre n’a pas besoin d’être immense pour être abominable et, par définition, antisocialiste. Par centaines sinon par milliers, les marins de Cronstadt furent fusillés sur place. Trois mois après, on en sortait encore des prisons de Petrograd, la nuit, par petits paquets pour les exécuter dans des caves ou au polygone. Trois mois après, quand la Nep qu’ils avaient réclamée était proclamée, quand leur mort — secrète — ne pouvait même plus servir à l’intimidation ! Et ce n’étaient point des Blancs.

Tout dans cette sombre page paraît préfigurer un avenir dont nous scrutons aujourd’hui, qu’il est devenu le présent, les ténèbres. La L. O. rappelle que le Xe Congrès du parti, inspiré par Lénine, envoya un grand nombre de ses délégués donner l’assaut à Cronstadt. Mais elle ne dit pas tout à ce sujet. Le Xe Congrès venait de condamner solennellement l’opposition ouvrière qui dénonçait dès alors les empiètements de la bureaucratie et réclamait plus de démocratie pour les travailleurs. Pour la première fois, une opposition et qui avait grandement raison sur plusieurs points (Lénine et Trotsky allaient s’en apercevoir deux ans plus tard) était marquée d’une épithète ne correspondant nullement à sa doctrine (la résolution du congrès taxa ces bolchéviks d’anarchosyndicalisme), menacée d’exclusion et brimée par l’envoi de ses délégués au front de Cronstadt. Dybenko, notamment, y alla, qui passait pour anarchisant.

Relisez la plateforme de l’opposition ouvrière de 1920-21 et songez que, dix-huit mois plus tard, Lénine, presque à bout de forces, proposera à Trotsky un pacte de combat contre la bureaucratie du parti, de plus en plus insolente ; songez que deux ans plus tard, l’opposition de gauche (Trotsky, Préobajensky, Sérébriakov, Piatakov, Racovski) livrera son premier combat et sera battue : il est déjà trop tard.

Deux des auteurs de la plateforme de l’opposition ouvrière, vieux militants d’un quart de siècle de révolution, emprisonnés depuis des années, sont peut-être encore vivants dans quelque maison centrale : Chliapnikov et Médviedev. Alexandra Kollontai se survit dans la carrière diplomatique.