Née le 20 juillet 1901 à Smorgone (Russie), morte le 27 juin 1973 à Paris ; docteur en médecine, puis traductrice ; militante libertaire. Dictionnaire des militants anarchistes
Dans le dernier numéro du Bulletin de l’Opposition en langue russe Trotsky publie une lettre-réponse à un camarade qui lui pose des questions concernant son attitude envers la mutinerie de Cronstadt et le mouvement makhnoviste. Les lecteurs de la R.P. trouveront plus bas les passages essentiels de cette lettre. On ne peut que se féliciter du fait que Trotsky décide d’interrompre son mutisme concernant ces mouvements de la plus haute importance pour l’histoire de la Révolution russe [1].
Trotsky, qui n’ignore pas que la science historique russe se trouve actuellement entre les mains d’une bande de fossoyeurs, et qui est en même temps un témoin très qualifié de ces événements, doit comprendre qu’il n’a pas le droit de se taire à ce sujet.
Nous concevons parfaitement que ce témoin historique qui fut en même temps un des principaux partisans des actes répressifs contre les dits mouvements, ait jusqu’à présent conservé un point de vue très hostile à l’égard d’eux.
Mais pour l’histoire un point de vue négatif est aussi important qu’un éloge, pourvue que l’un et l’autre soient basés sur des preuves historiques.
Or, dans sa lettre Trotsky se borne malheureusement à des phrases sans donner des preuves.
Il nous dit par exemple : "Les marins de Cronstadt exigeaient des privilèges. La mutinerie était dictée par le désir de recevoir des rations privilégiées de vivres."
Il existe pourtant des documents qui nous présentent tout un programme politique et social des marins de Cronstadt, et où il n’est pas question de rations de pain.
Trotsky dit encore que "la mutinerie a été utilisée par des éléments réactionnaires à l’intérieur de la Russie aussi bien qu’à l’étranger".
Il nous semble que pareil argument ne devrait pas être employé par le Trotsky de 1937.
Il sait parfaitement que la bourgeoisie internationale utilisait et utilise la pagaille au sein du parti communiste russe. Est-ce la faute à Trotsky ? Doit-il pour cette raison arrêter sa politique d’opposition à l’égard de la politique de Staline ?
Il dit aussi : "le mouvement avait ainsi un caractère contre-révolutionnaire".
Cette accusation, à défaut de faits et documents à l’appui, rappelle singulièrement les fameuses accusations de Staline : contre-révolutionnaire, agent de la Gestapo, espion, etc.
Pareils procédés ne sont pas dignes d’un historien.
Quant au mouvement makhnoviste Trotsky dit que c’était un mouvement de koulaks, haïssant le prolétariat des villes et imprégné d’antisémitisme. Mais en faveur de cet avis il ne donne pas la moindre preuve. Pourquoi devons-nous croire Trotsky qui exprime ce point de vue sans le moindre document à l’appui, plutôt que Makhno, qui nous raconte juste le contraire ?
L’histoire de la Révolution russe plus ou moins objectivement présentée peut servir d’enseignement au mouvement ouvrier du monde entier.
Trotsky sait aussi bien que nous qu’en Russie, non seulement la science historique est inféodée au système du mensonge généralise, mais qu’on détruit systématiquement les documents historiques qui ne sont pas en faveur de la bande au pouvoir.
De ce fait il résulte que Trotsky plus qu’un autre devrait contribuer à reconstituer le vrai visage de l’époque révolutionnaire, y compris l’éclaircissement de ces deux moments tragiques et culminants de la révolution que sont la mutinerie de Cronstadt et le mouvement makhnoviste.
Espérons qu’à l’avenir il publiera les documents appuyant ses accusations contre les marins de Cronstadt et les paysans insurgés d’Ukraine.
I. METT.
[1] "Votre appréciation de la mutinerie de Cronstadt de 1921 n’est pas du tout exacte. Les meilleurs, les plus dévoués des marins avaient tous à ce moment quitté le port de Cronstadt et jouaient un rôle important sur les fronts et dans les soviets locaux dans le pays entier. Il restait la masse grise, avec de grandes prétentions ("nous les marins de Cronstadt"), non disposée à faire des sacrifices pour la révolution. Le pays avait faim. Les marins de Cronstadt exigeaient des privilèges. La mutinerie était dictée par le désir de recevoir des rations privilégiées de vivres. Les marins avaient des canons et des bâtiments de guerre. La mutinerie fut de suite utilisée par des éléments réactionnaires à l’intérieur de la Russie aussi bien qu’à l’étranger. L’émigration blanche exigeait l’envoi de secours aux mutins. La victoire de la mutinerie ne pouvait rien apporter sauf la contre-révolution, indépendamment des idées qu’abritaient les cerveaux des marins. Mais ces idées elles-mêmes étaient profondément réactionnaires.
Elles reflétaient l’hostilité du paysan arriéré envers l’ouvrier, la morgue du soldat ou du marin à l’égard du Petersbourg "civil", la haine du petit bourgeois contre la discipline révolutionnaire. Le mouvement avait ainsi un caractère contre-révolutionnaire, et étant donné que les mutins avaient pris possession des armes de la forteresse, on ne pouvait les abattre qu’avec des armes.
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Non moins erronée est votre appréciation de Makhno. Personnellement il était un mélange de fanatique et d’aventurier. Mais autour de lui se groupaient les mêmes tendances qui ont donné naissance à la mutinerie de Cronstadt. La cavalerie est en général la plus réactionnaire des armes. L’homme à cheval hait le piéton. Makhno a créé une cavalerie de paysans qui possédaient des chevaux. Ce n’étaient pas des paysans pauvres et opprimés qui furent réveillés pour la première fois par la révolution d’Octobre. C’étaient des paysans aisés et repus, qui avaient peur de perdre ce qu’ils possédaient. Les idées anarchistes de Makhno (la négation de l’Etat, la non-reconnaissance du pouvoir central) reflétaient parfaitement l’esprit de cette cavalerie de koulaks. J’ajouterai que la haine envers la ville et le prolétariat citadin s’ajoutait chez les makhnovistes à un antisémitisme militant. Tandis que nous menions une lutte acharnée contre Denikine et Wrangel, les makhnovistes zigzaguaient entre les deux camps, tentant d’opposer une politique propre à eux. Prenant le mors aux dents, le petit bourgeois (le koulak) croyait qu’il pouvait dicter ses opinions contradictoires d’une part aux capitalistes et d’autre part au prolétariat. Ce koulak était armé. Nous devions le désarmer, c’est ce que nous avons fait."
(Bulletin de l’Opposition N° 56/37, en langue russe.)
Source : La Révolution prolétarienne n°253, 25 août 1937