La lettre suivante a été adressée fin avril à la rédaction de l’excellente revue marxiste américaine The New International, qui avait publié plusieurs articles sur Cronstadt 1921. — V. S.
Je répondrai quelque jour aux articles de Wright et de L. D. Trotski sur Cronstadt. Ce grand sujet mérite d’être repris à fond, et les deux études que vous avez publiées sont loin, très loin, de l’épuiser. D’abord, je suis frappé de voir nos camarades Wright et L. D. Trotski user d’un raisonnement dont nous devrions, me semble-t-il, nous méfier et nous abstenir. Ils constatent que le drame de Cronstadt 1921 suscite des commentaires à la fois chez les socialistes-révolutionnaires, les menchéviks, les anarchistes et d’autres ; et, de ce fait, naturel à une époque de confusion idéologique, de révision de valeurs, de batailles de sectes, ils déduisent une sorte d’amalgame. Défions-nous des amalgames et de ces raisonnements mécaniques. On en a trop abusé dans la révolution russe et l’on voit où cela mène. Libéraux bourgeois, menchéviks, anarchistes, marxistes-révolutionnaires considèrent le drame de Cronstadt de points de vue différents et pour des raisons différentes dont il est juste et nécessaire de tenir compte, au lieu de rassembler tous les esprits critiques sous une seule rubrique et de leur imputer à tous la même hostilité envers le bolchevisme.
Le problème est, à la vérité, beaucoup plus vaste, encore que l’événement de Cronstadt ne fût qu’un épisode. Wright et L. D. Trotski soutiennent une thèse fort simple : que le soulèvement de Cronstadt fut objectivement contre-révolutionnaire et que la politique du Comité central de Lénine et Trotski, à cette époque, fut juste, avant, pendant et après. Juste, cette politique l’était à une échelle historique, d’ailleurs grandiose, qui lui permettait d’être tragiquement et dangereusement fausse, erronée, en diverses circonstances particulières. Voilà ce qu’il serait utile et courageux de reconnaître aujourd’hui, au lieu d’affirmer l’infaillibilité d’une ligne générale 1917-1923. Il reste, en bloc, que les soulèvements de Cronstadt et autres lieux ont signifié au Parti l’impossibilité absolue de persévérer dans la voie du communisme de guerre. Le pays mourait de l’étatisation à outrance. Qui avait donc raison ? Le Comité central qui s’obstinait dans une voie sans issue ou les masses poussées à bout par la famine ?
Il ne me semble pas niable que Lénine commettait alors la plus grande faute de sa vie. Faut-il rappeler que quelques semaines avant l’établissement de la N.E.P., Boukharine publiait un ouvrage d’économie démontrant que le système en vigueur était bien la première phase du socialisme ? Pour avoir, dans ses lettres à Lénine, préconisé des mesures de réconciliation avec les paysans, l’historien Rojkov venait d’être déporté à Pskov. Cronstadt, une fois insurgé, il fallut le réduire, sans doute. Mais que fit-on pour prévenir l’insurrection ? Pourquoi repoussa-t-on la médiation des anarchistes de Pétrograd ? Peut-on, enfin, justifier le massacre insensé, et, je le répète, abominable des vaincus de Cronstadt, que l’on fusillait encore par paquets dans la prison de Pétrograd, trois mois après la fin du soulèvement ? C’étaient des gens du peuple russe, arriérés peut-être, mais qui appartenaient aux masses de la révolution même.
L. D. Trotski souligne que les marins et les soldats de Cronstadt 1921 n’étaient plus, quant à la conscience révolutionnaire, les mêmes que ceux de 1918. C’est vrai. Mais le Parti de 1921 était-il, lui, le même que celui de 1918 ? Ne souffrait-il pas déjà d’un encrassement bureaucratique qui, souvent, le détachait des masses et le rendait inhumain envers elles ? Il serait bon de relire, à ce propos, les critiques formulées dès auparavant par l’Opposition ouvrière contre le régime bureaucratique ; et aussi de se souvenir des mauvais procédés qui avaient fait leur apparition pendant la discussion sur les syndicats en 1920. Je fus, pour ma part, indigné de voir les manœuvres dont la majorité usa à Pétrograd pour étouffer les voix des trotskistes et de l’opposition ouvrière (qui défendaient des thèses diamétralement opposées).
La question qui domine aujourd’hui tout le débat est en substance celle-ci : Quand et comment le bolchevisme a-t-il commencé à dégénérer ?
Quand et comment a-t-il commencé à user envers les masses laborieuses, dont il exprimait lui-même l’énergie et la conscience la plus haute, de méthodes non socialistes qu’il faut condamner parce qu’elles ont fini par assurer la victoire de la bureaucratie sur le prolétariat ?
Cette question posée, on s’aperçoit que les premiers symptômes du mal remontent loin. Dès 1920, les social-démocrates menchéviks avaient été faussement accusés, dans un communiqué de la Tchéka, d’intelligence avec l’ennemi, de sabotage, etc. Ce communiqué, monstrueusement faux, servit à les mettre hors la loi. Dès la même année, les anarchistes avaient été arrêtés dans la Russie entière, après une promesse formelle de légalisation du mouvement et après que le traité de paix signé avec Makhno ait été délibérément déchiré par le Comité central qui n’avait plus besoin de l’Armée noire. La justesse révolutionnaire de l’ensemble d’une politique ne peut pas justifier à mes yeux ces funestes procédés. Et les faits que je cite sont malheureusement loin d’être les seuls.
Remontons plus haut encore. Le moment n’est-il pas venu de constater que le jour de l’année glorieuse 1918 où le Comité central du parti décida de permettre à des commissions extraordinaires d’appliquer la peine de mort sur procédure secrète sans entendre des accusés qui ne pouvaient se défendre, est un jour noir ? Ce jour-là, le Comité central pouvait rétablir ou ne pas rétablir une procédure d’inquisition oubliée de la civilisation européenne. Il commit en tout cas une faute.
Il n’appartenait pas nécessairement à un parti socialiste victorieux de commettre cette faute-là.
La révolution pouvait se défendre à l’intérieur — et même impitoyablement — sans cela. Elle se serait mieux défendue sans cela.
Nous aurions bien tort de nous dissimuler maintenant que tout l’acquis historique de la révolution russe est mis en question. De l’immense expérience du bolchevisme, les marxistes-révolutionnaires ne sauveront l’essentiel, le durable, qu’en reprenant tous les problèmes par la base, avec une véritable liberté d’esprit, sans amour propre de parti, sans hostilité irréductible (surtout sur le plan de la recherche historique) envers les autres tendances du mouvement ouvrier.
Au contraire, à ne point reconnaître des erreurs anciennes, dont l’histoire n’a pas cessé de faire ressortir la gravité, on risque de compromettre tout l’acquis du bolchevisme. L’épisode de Cronstadt pose à la fois les questions des rapports entre le parti du prolétariat et les masses, du régime intérieur du parti (l’opposition ouvrière fut brimée), de l’éthique socialiste (tout Pétrograd fut trompé par l’annonce d’un mouvement blanc à Cronstadt), de l’humanité dans la lutte des classes et surtout dans la lutte au sein de nos classes. Il nous met enfin aujourd’hui à l’épreuve, quant à notre capacité d’autocritique.
Ne pouvant répondre plus à fond pour le moment aux camarades Wright et L. D. Trotski, j’espère que vous voudrez bien soumettre cette lettre-ci aux lecteurs de The New International. Peut-être contribuera-t-elle à amorcer des débats que nous devons savoir mener à bien dans un esprit de saine camaraderie.