Bandeau
les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

Cronstadt : tentative de rupture avec l’Etat capitaliste en Russie

Texte du Groupe Communiste Internationaliste. Groupe constitué en 1978, disparu a-priori en 2020. Pour en savoir plus sur leur démarche de fond, lire le texte "La Communauté de lutte". Pour la lecture de l’ensemble de leur texte, se reporter à la rubrique GCI sur le site archivesautonomies.org

Chapitre 1 - CADRE GÉNÉRAL

Renforcement de l’État capitaliste en Russie

Nous sommes à la fin de 1920, trois ans après les insurrections prolétariennes de Petrograd et Moscou. Après les défaites insurrectionnelles en Allemagne, en Ukraine, en Italie... la révolution mondiale bat de l’aile. L’État mondial du Capital a bandé ses forces pour empêcher la révolution de s’étendre, isoler et étouffer l’effervescence révolutionnaire. En Russie, les corps de choc de la bourgeoisie internationale isolent le prolétariat et lui portent des coups qui ne cessent de l’affaiblir. Le capitalisme mondial se sert des armées blanches pour accentuer les pressions militaires, terroriser les prolétaires. Mais le danger contre-révolutionnaire ne provient pas seulement des armées blanches, mais aussi de la reconstitution des forces de l’État bourgeois en Russie. De fait, le gouvernement de la République Soviétique de Russie a lui-même contribué activement à l’affaiblissement des avant-gardes révolutionnaires.

Au fur et à mesure que le rapport social capitaliste reproduisait en Russie les forces de l’État, le capitalisme mondial abandonnait à leur sort les armées blanches et investissait de son rôle de gendarme de l’ordre bourgeois les corps répressifs "rouges". A l’automne 1920, ce qui reste des armées blanches (de Kalédine, de Dénikine, de Wrangel) est forcé à la reddition, mais les prolétaires vont très rapidement mesurer le prix de cette "victoire". Loin d’avoir été vaincu, l’État capitaliste repeint en rouge retrouve une stabilité, une classe bourgeoise à nouveau homogène et crédible. L’État bourgeois n’a pas été détruit par le Parti bolchevique et les soviets, ceux-ci y ont été intégrés complètement et ont perdu leur caractère prolétarien. Ce n’est pas le prolétariat insurgé qui a imposé sa dictature, mais l’État bourgeois en Russie, son Armée Rouge, son gouvernement des soviets (Conseil des Commissaires du Peuple), ses syndicats et leurs armées du travail, transformant la guerre sociale en guerre impérialiste.

Jamais encore durant les années d’effervescence révolutionnaire qui ont précédé cet hiver de 1920-21, les conditions de vie des prolétaires (y compris des ouvriers agricoles) n’ont été aussi pénibles. Aux millions de morts des batailles de la guerre s’ajoutent ceux qui succombent par millions à la famine, au froid, à la maladie. L’économie capitaliste est dans un état d’effondrement sans précédent dans l’histoire. La production agricole s’est effondrée : les terres n’ont été que très peu ensemencées, les réserves de grains sont épuisées, soit parce qu’elles ont été pillées pour les besoins des armées, soit parce que les propriétaires agricoles, ainsi que les petits paysans, cachent leurs réserves en résistance aux réquisitions. Les maigres denrées alimentaires sont rationnées.

L’industrie et les transports sont quasiment anéantis. A la fin de 1920, le salaire réel des ouvriers de Petrograd ne représente plus, selon les estimations officielles, que 8,6% de ce qu’il était avant-guerre. La ration alimentaire a fini par constituer la base du salaire de l’ouvrier qui reçoit en supplément des chaussures et des vêtements, voire une fraction de sa production, qu’il échange généralement contre de la nourriture. En janvier 1921, les ouvriers des fonderies et hauts fourneaux de Petrograd perçoivent une ration quotidienne de 800 grammes de pain noir contre 500 aux "travailleurs de choc" et 400, voire 200 grammes aux catégories inférieures. Des bandes armées de soldats démobilisés et de chômeurs sillonnent les campagnes à la recherche de nourriture. Le marché noir a largement supplanté les canaux de distribution officiels. C’est là que les prolétaires achètent ou troquent leurs moyens de subsistance. Des outils, des machines, des produits de récupération sont subtilisés dans les usines, les bâtiments et servent de moyens d’échange. Des millions de prolétaires ont reflué et refluent encore vers les campagnes en quête de moyens de subsistance ; entre octobre 17 et août 1920, la population de Petrograd a diminué de 2/3 et celle de Moscou de 50%. Pour lutter contre le vol et l’absentéisme des ouvriers, la discipline du travail a été renforcée, des détachements spéciaux de "gardes rouges" occupent les usines, établissent des barrages le long des routes et à l’entrée des villes.

Ces conditions de survie extrêmement misérables ne proviennent pas des difficultés à organiser "l’économie prolétarienne", à établir des "critères socialistes de la production et de la distribution", elles sont le produit de l’existence et de la fortification du rapport social capitaliste, de la propriété privative des moyens de production que le gouvernement des soviets a soutenu dès le renversement de Kérensky. Cette misère est l’expression de la contre-révolution, de sa force, et absolument pas du soi-disant renforcement du camp prolétarien.

Vague de luttes

La fin de l’année 1920 et le début 1921 sont marqués par une effervescence sociale générale, remettant en cause les fondements de l’État soviétique. Après la défaite de Wrangel, qui suivait les défaites de Koltchak et de Dénikine au début de 1920, le mouvement de démobilisation s’accentue et produit un début de désintégration de l’Armée Rouge et des armées de travail... Les prolétaires démobilisés, quand ils ne sont pas intégrés dans des armées de travail, regagnent les villes et les villages où le chômage est généralisé et où la pénurie menace de les faire crever de dénuement. Des vagues de soulèvements ruraux déferlent alors sur les campagnes. La province de Tambov, la région de la moyenne Volga, l’Ukraine, le nord du Caucase et la Sibérie occidentale sont particulièrement touchés. Au cours de l’hiver ’20-21, les révoltes prennent rapidement de l’ampleur ; quelques 2.500.000 hommes, près de la moitié des effectifs de l’Armée Rouge sont démobilisés dans ce climat d’agitation sociale. Comme Lénine le fait observer, "des dizaines, des centaines de milliers de soldats démobilisés" regagnent leur village pour aller grossir les rangs de la guérilla, "en quête de nourriture" et par défi pour cet "État ouvrier". En février 1921, un rapport de la Tchéka dénombre 118 insurrections rurales. Sur les terres noires de la province de Tambov, la lutte menée par Antonov — un ancien socialiste-révolutionnaire — fait rage plus d’un an. A son apogée, le mouvement d’Antonov rassemble quelque 50.000 insurgés, tandis que, dans un seul district de Sibérie, on n’en compte pas moins de 60.000. Les soldats du gouvernement désertent en si grand nombre au cours des combats contre ces insurgés, ouvriers agricoles, soldats démobilisés, que le gouvernement est contraint de faire appel à des unités spéciales de la Tchéka et aux cadets communistes dont la loyauté est à toute épreuve. Malgré la force de leurs consignes qui revendiquent "A bas les réquisitions", "Dehors les escouades de ravitaillement", "A bas les communistes, commissaires et fonctionnaires pillards", les insurgés ne parviennent pas à centraliser suffisamment leurs forces, à développer un programme révolutionnaire et une cohérence globale. Leurs revendications sont reprises et dévoyées par les koulaks.

Le 22 janvier 1921, le gouvernement annonce que la ration de pain sera encore réduite d’un tiers... C’est la goutte qui fait déborder le vase ; une vague de grèves ouvrières traverse alors les deux plus grands centres ouvriers : Moscou et Petrograd. Les premiers troubles graves éclatent à Moscou vers le milieu du mois de février. Les grèves et les manifestations réclamant l’augmentation des rations alimentaires et l’abolition des réquisitions de céréales sont réprimées par les troupes régulières et les cadets (Koursanty). Une vague de grèves beaucoup plus dures balaye Petrograd un peu après le retour au calme à Moscou. Le 23 février, le mouvement de grève est lancé à l’usine "Troubotchny", l’une des principales aciéries de Petrograd. Les ouvriers exigent l’augmentation des rations alimentaires et la distribution de tous les souliers et vêtements d’hiver. Le 24, une manifestation sur l’île Vasili est dispersée par la troupe qui tire des coups de semonce. Le 25, une nouvelle manifestation ouvrière réussit à faire débrayer de nombreuses usines, dont les chantiers navals de l’amirauté. Une fois de plus, les Koursanty reçoivent l’ordre de disperser les manifestants. Dès le 24, le soviet de Petrograd sous la présidence de Zinoviev, décrète la loi martiale pour l’ensemble de la ville. Le couvre-feu est prévu pour 23 heures et tout rassemblement dans les rues interdit. Les syndicats, le soviet et le comité du Parti condamnent les "provocateurs", les "égoïstes" responsables des désordres et pressent les "ouvriers de Petrograd-la-Rouge" de rester à leur poste. Le 26, les grèves et manifestations allant en s’amplifiant, le soviet ordonne le lock-out des ouvriers des deux principaux foyers des luttes, les usines Troubotchny et Laferme. Mais cette tentative d’affamer les grévistes ne fait qu’aviver les tensions et les usines sont contraintes de s’arrêter les unes après les autres. Le 28, l’immense entreprise métallurgique Poutilov, qui ne compte pas moins de 6.000 ouvriers est atteinte à son tour. Avec le renforcement du mouvement, les exigences des ouvriers se font plus précises. Outre de meilleures rations, ils réclament le retrait des détachements spéciaux de bolcheviks armés qui, dans les usines, remplissent des fonctions de police et la démobilisation des armées du travail récemment affectées dans les plus grandes entreprises de Petrograd. La réaction immédiatement répressive et la condamnation des grèves par le Parti bolchevique, les syndicats et le soviet, laissent toute la place au développement de la propagande des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires. Mais malgré cela, aucun de ces partis ne réussit à contrôler le mouvement...La propagande menchevique appelle à la temporisation ainsi qu’à exercer toutes les formes légales de pression pour aboutir à des réformes. C’est par un savant dosage de répression directe et l’octroi de quelques concessions qu’après une semaine de grève le soviet de Petrograd finit par reprendre les choses en main. La garnison qui n’était plus sûre, étant elle-même contaminée par le souffle de révolte, est désarmée et consignée dans les casernes. Des cadets communistes et les membres du Parti remplacent ces troupes peu fiables. En une nuit, Petrograd est transformée en camp retranché : des détachements armés parcourent la ville ; le couvre-feu est total. Simultanément, la Tchéka lance une campagne d’arrestation contre tous les agitateurs et de nouveaux lock-out frappent les ouvriers en grève. Tout rassemblement est interdit et quiconque résiste aux ordres de dispersion risque d’être abattu sur place (décret du Comité de Défense du 3 mars). Des convois de vivres et de charbon sont acheminés en toute hâte afin de distribuer des rations supplémentaires aux soldats et aux ouvriers d’usines encore au travail. Le premier mars, les barrages routiers sont levés et les soldats des armées du travail démobilisés... Les 2 et 3 mars, la plupart des usines ont recommencé à tourner alors que les marins de Kronstadt s’insurgent à leur tour.

Chapitre II - KRONSTADT : UNE INSURRECTION AVORTÉE

Effervescence à Kronstadt

Depuis plusieurs mois, un vent de rébellion souffle sur la flotte à Kronstadt. L’opposition des marins au renforcement de la discipline, à l’abolition des comités de navire, à l’installation des commissaires et d’anciens officiers tsaristes, aux conditions de vie extrêmement pénibles sur les navires, a rapidement prit des proportions menaçantes. Vers la fin de 1920, une "opposition de la flotte" s’organise, pendante à "l’opposition ouvrière" des usines et à "l’opposition militaire" de l’Armée Rouge. En décembre 1920, les marins envoient une délégation réclamer à Moscou une amélioration des conditions de vie ; à leur arrivée, les délégués sont mis sous les verrous. Mais cette "opposition de la flotte" est rapidement débordée par l’ampleur du mouvement de rébellion. Le moral est tellement bas qu’au cours de l’hiver 20-21 le nombre des désertions ne cesse de croître et que, pour en venir à bout, l’autorité militaire restreint l’attribution des permissions par mesure de précaution ; plusieurs centaines de marins qui n’ont pas démissionné sont mutés dans les flottes de la Mer Noire et de la Mer Caspienne. Au courant du seul mois de janvier 1921, 5.000 marins de la Baltique quittent le Parti, déchirant leur carte. Au début décembre, un grand nombre de matelots quittent l’assemblée générale du 5ème congrès des soviets qui se tient à la base navale de Petrograd pour protester contre les magouilles des élections des délégués, et l’équipage du "Sébastopol" se soulève contre les restrictions de permissions. Quand les marins de Kronstadt apprennent que des grèves ont éclaté à Petrograd, une délégation y est envoyée pour se rendre compte de la situation ainsi que pour casser la propagande bolchevique qui laisse entendre aux ouvriers de Petrograd que les marins de "Kronstadt-la-Rouge" sont disposés à intervenir pour rétablir l’ordre contre "les grévistes qui ne [font] que le jeu des blancs". Après avoir assisté durant deux jours à l’extension des grèves en dépit des lock-out et de la répression des manifestations, les marins réunis en assemblée générale édictent une résolution de solidarité avec les grèves ouvrières, résolutions dans laquelle un grand nombre de prolétaires vont se reconnaître. Dès le lendemain, un meeting de plus de 15.000 marins et prolétaires de Kronstadt adopte la résolution des marins après avoir expulsé de la tribune les dirigeants bolcheviques de haut rang, Kalinine, président du Soviet suprême de la République, et Kouzmine, envoyé de Petrograd pour tenter de ramener les prolétaires à l’ordre. Les membres du Parti bolchevique à Kronstadt se rallient dans leur grande majorité à la résolution après que de nombreux orateurs aient fustigé le gouvernement pour la pénurie de nourriture, de combustible et les conditions de vie catastrophiques qui se prolongent des mois après la fin de la guerre civile [1]. L’assemblée décide immédiatement d’envoyer à Petrograd 30 de ses membres, afin de faire connaître la résolution aux ouvriers en lutte. Mais, dès leur arrivée, ils sont arrêtés. Ils ne donneront plus signe de vie.

Résolution de l’Assemblée générale du 1er mars 1921

Les prolétaires de Kronstadt ont immédiatement tenté de placer leur mécontentement dans le prolongement des luttes des ouvriers de Petrograd ; ils n’ont pas attendu les élections des soviets et se sont considérés comme partie prenante de l’agitation ouvrière, des grèves, des manifestations, des émeutes qui jaillissaient un peu partout en ce début d’année. La résolution, qui servira de plate-forme de lutte, s’élève contre les conditions de vie misérables qui touchent les prolétaires et contre la répression sous laquelle l’effervescence révolutionnaire est étouffée : les réunions, les débats, la prise en main collective de tâches révolutionnaires, les mobilisations de prolétaires pour l’action directe, la distribution de la presse ouvrière, etc., ont quasiment disparu ou sont contraints à la clandestinité. Voici ce que se propose la résolution : "Après avoir entendu le rapport des délégués des équipages envoyés en mission d’information à Petrograd par l’assemblée générale, il a été résolu ce qui suit :

1°) Considérant que les soviets actuels n’expriment pas la volonté des ouvriers et des paysans, il est indispensable de procéder immédiatement à leur réélection au scrutin secret. Une libre campagne électorale devra se dérouler auparavant pour que soient honnêtement informées les masses ouvrières et paysannes.
2°) Liberté de parole et de la presse pour les ouvriers et les paysans, anarchistes et socialistes de gauche.
3°) Liberté de réunion pour les syndicats ouvriers et organisations paysannes.
4°) Convocation, avant le 10 mars 1921 d’une assemblée générale des ouvriers, soldats rouges et marins de Kronstadt et de Petrograd.
5°) Remise en liberté de tous les socialistes politiques ainsi que tous les ouvriers et paysans, soldats rouges et marins arrêtés à la suite des divers mouvements populaires.
6°) Élection d’une commission chargée d’examiner les cas des emprisonnés et des internés en camps de concentration.
7°) Suppression de les " départements politiques " (Politotdiel) : désormais aucun parti ne doit avoir le privilège pour la propagande idéologique, ni recevoir pour cette propagande la moindre subvention gouvernementale. A leur place, nous proposons que soient élues dans chaque ville, des commissions de Culture et d’Education financées par l’Etat.
8°) Suppression immédiate de tous les barrages militaires.
9°) Distribution d’une égale ration alimentaire à tous ceux qui travaillent, sauf pour ceux qui exercent des métiers particulièrement pénibles.
10°) Suppression des détachements communistes de choc dans toutes les sections militaires, de même pour la garde communiste dans les usines et dans les mines.
S’il faut des détachements, qu’ils soient désignés par les soldats des sections militaires, et s’il faut des gardes, qu’ils soient nommés par les ouvriers eux-mêmes.
11°) En ce qui concerne les paysans sans droit absolu d’action sur leurs propres terres, droit d’élever le bétail, à condition qu’ils fassent eux-mêmes le travail, c’est-à-dire sans avoir recours à des travailleurs salariés.
12°) Nous appelons toutes les sections militaires ainsi que les camarades des écoles de cadets (Koursanty) à se solidariser avec nous.
13°) Nous exigeons que cette résolution soit largement diffusée par la presse.
14°) Nous désignons un bureau itinérant chargé de contrôler cette diffusion.
15°) Nous demandons que soit autorisé le travail libre à domicile pour les travailleurs indépendants.

Bien que les marins aient lancé un appel pour lutter contre le marché noir et contre l’importance sans cesse grandissante des "solutions individuelles" (qui gagnent du terrain par rapport à l’organisation de la lutte), contre la répression politique et la présence permanente des détachements de police dans les usines et les quartiers ouvriers, contre la bureaucratisation des soviets et du Parti "Communiste" [2], ils n’ont pas, à ce moment-là, de perspective et de vision communiste globales, les intérêts et nécessités de la classe ouvrière sont encore dilués dans un ensemble de revendications confuses et particulières dont les idéologies sont empruntées aux partis de l’opposition démocratique : anarchistes, socialistes-révolutionnaires de gauche, maximalistes. Par exemple, ils décident la liberté de la presse et d’expression pour les ouvriers, les paysans, anarchistes socialistes de gauche (point 2 de la résolution), la liberté de réunion (point 3), l’organisation des élections (point 1), sont des consignes qui expriment la lutte pour les besoins élémentaires de la classe, mais qui empruntent la terminologie propre à l’opposition bourgeoise en faveur d’une libéralisation du régime. Il en va de même pour la résolution qui se prononce en faveur d’un programme de réforme économique : suppression des barrages le long des routes (point 8), l’autorisation de la production artisanale, la liberté des paysans (point 11 et 15), consignes clairement démocratiques qui tendent à la réorganisation d’une société marchande. Mais à côté de ces revendications s’en élèvent d’autres qui sont la conséquence nécessaire de la lutte contre la répression : libérer tous les prisonniers politiques "et tous les ouvriers, paysans, soldats rouges et marins emprisonnés lors des différents mouvements ouvriers et paysans" (point 5) ainsi que l’abolition des gardes communistes qui occupent les usines et les mines (point 10).

Création du Comité révolutionnaire provisoire

Le 2 mars, une conférence spéciale de 200 délégués se réunit pour appliquer le premier point de la résolution : l’organisation des élections au soviet de Kronstadt qui constitue un moyen de se débarrasser du Parti bolchevique, répresseur des grèves et mouvements de lutte à Petrograd et dans la flotte. Les dirigeants bolcheviques présents à cette conférence s’opposent résolument à cet ordre du jour et menacent les participants ; ces derniers décident d’exclure les bolcheviks des débats et d’arrêter les dirigeants du Parti. Désormais menacée par une riposte des bolcheviks, l’assemblée, poussée par la marche des événements, décide de créer un "Comité Révolutionnaire Provisoire" qui suspend l’ordre du jour et se charge de faire occuper les arsenaux, le central téléphonique, les entrepôts de ravitaillement, etc.. par des détachements armés. A 21h00, la ville entière est passée sans la moindre résistance aux mains des insurgés, et l’ensemble des navires de guerre, des forts et des batteries de la forteresse ont reconnu l’autorité du Comité Révolutionnaire.

Si la résolution des marins est bel et bien un manifeste de lutte, elle n’est pourtant pas à la hauteur de l’inconciliable antagonisme de classe qui existe entre le gouvernement bolchevique et les marins et soldats insurgés. Le fait de ne pas affirmer clairement qu’ils entrent en guerre ouverte contre l’Etat bourgeois et les forces contre-révolutionnaires qui le soutiennent est une expression de cette faiblesse. Dans un moment de recul révolutionnaire, face à un État bourgeois relevé de son knock-down de 1917, les prolétaires de Kronstadt subiront le poids d’une insurrection prématurée et non maîtrisée, plutôt que d’être portés par elle à l’avant-garde d’un assaut révolutionnaire en pleine croissance.

Premières réactions de l’État

Bien sûr, le CRP est parvenu à prendre le contrôle militaire de l’île, mais les forces de l’ordre bourgeois ne s’y sont pas opposées. Ce qui importe pour le gouvernement, c’est d’empêcher l’extension des luttes et la liaison des marins et ouvriers de Kronstadt avec les prolétaires de Petrograd. Face à cette menace, le gouvernement bolchevique envoie dès le 2 mars des régiments le long des côtes de la Baltique afin d’établir un véritable cordon sanitaire entre les insurgés et le continent. Le matin du 3 mars, des troupes spéciales de l’Armée Rouge prennent d’assaut la garnison aéronavale d’Oranienbaum où la mutinerie se propageait. Des vivres sont acheminés par trains spéciaux à Petrograd afin de relever le moral de la garnison et calmer la grogne des prolétaires. Partout où il se produisent, les mouvements de solidarité sont écrasés et étouffés dans l’œuf. le gouvernement bolchevique envoie dès le 2 mars des régiments le long des côtes de la Baltique afin d’établir un véritable cordon sanitaire entre les insurgés et le continent. Le matin du 3 mars, des troupes spéciales de l’Armée Rouge prennent d’assaut la garnison aéronavale d’Oranienbaum où la mutinerie se propageait. Des vivres sont acheminés par trains spéciaux à Petrograd afin de relever le moral de la garnison et calmer la grogne des prolétaires. Si le gouvernement bolchevique a laissé tomber Kronstadt aux mains des prolétaires insurgés, c’est pour mieux concentrer toutes ses forces sur le point stratégique qui, tel un coeur, a jusqu’ici alimenté la mutinerie des marins et ouvriers de la Baltique.

Hésitations des insurgés

La différence de puissance révolutionnaire entre les événements de 1917 et ceux de 1921 se matérialise dans l’incapacité des insurgés de Kronstadt à dépasser et casser les barrières que l’État leur oppose. En 1917, l’État bourgeois moribond est incapable de s’opposer aux marins et soldats de Kronstadt qui se déplacent en force à Petrograd pour y soutenir les luttes ouvrières. De plus, ces marins révolutionnaires mettent leur poids dans la bataille non seulement en prenant part aux réunions politiques, aux assemblées ouvrières, mais aussi en apportant avec eux leurs armes, en généralisant le terrorisme ouvrier : cf. l’exécution de 40 officiers en février 1917 à Kronstadt ou encore le rôle de premier plan joué par les marins lors des manifestations de rues à Petrograd en avril, juin et surtout juillet, pour ne pas citer les journées d’octobre. Mais en mars 1921, la situation est différente, la rupture de classe n’est pas aussi tranchante vis-à-vis du gouvernement bolchevique toujours considéré comme "loyal". En effet, Les insurgés espèrent encore éviter l’affrontement violent pourtant inévitable avec les forces contre-révolutionnaires du gouvernement bolchevique, alors que celles-ci n’ont à aucun instant hésité à utiliser la terreur blanche pour tuer dans l’oeuf la rébellion et mettre fin à une reprise des luttes ouvrières. C’est la raison pour laquelle, les insurgés sont contraints de se barricader dans leur "Commune" où l’État les réduit à n’accomplir que quelques actions symboliques :

"La préoccupation essentielle du Comité provisoire est d’éviter toute effusion de sang. Il a pris des mesures extraordinaires pour maintenir l’ordre révolutionnaire dans la ville, dans la forteresse et dans les forts.
[...].
Le Comité Révolutionnaire Provisoire appelle toutes les organisations ouvrières, tous les syndicats maritimes et professionnels, toutes les unités militaires et tous les citoyens en général à lui apporter son soutien et son aide.
Le Comité Révolutionnaire Provisoire a besoin de votre vigilance et de votre solidarité pour organiser l’élection juste et honnête du nouveau soviet.
[...]
" A la population de la forteresse et de la ville de Kronstadt "

Kronstadt, le 2 mars 1921, in Izvestia N°1 du jeudi 3 mars 1921

La faiblesse générale du mouvement face à l’appareil d’État reconstitué et renforcé s’exprime dans la direction politique des insurgés. Comme la lutte ne s’élargit pas, le CRP est confiné à enregistrer, en s’interdisant toute initiative révolutionnaire, les oscillations de la lutte et il prend même des mesures qui vont dans un sens opposé au renforcement révolutionnaire. Aucune force de classe ne parvient à imposer la prise en charge des principes stratégiques élémentaires ; le 2 mars, des spécialistes militaires de la forteresse proposent pourtant au CRP de prendre l’offensive au plus vite, afin d’arracher aux forces du gouvernement l’initiative et le contrôle total de la situation. Il faut organiser un débarquement immédiat à Oranienbaum (à 8 km au sud sur le continent) pour s’y saisir des installations militaires et entrer en contact avec les unités sympathisantes de l’armée. De là, il faut marcher sur Petrograd avant que le gouvernement n’ait le temps de prendre des mesures défensives efficaces. Mais le CRP ne les écoute pas et les directives qu’il donne vont dans le sens opposé. Une des premières résolutions adoptées le 3 mars ordonne aux ouvriers de ne pas cesser le travail et d’être présents aux ateliers, de même qu’aux marins et soldats de rester à leur poste sur les navires et dans les forts. Qui plus est, le CRP ne prépare pas une défense solide en faisant par exemple briser la glace qui enserre l’île, ériger des barricades dans les rues et aux portes, déplacer les bateaux de guerre pour leur permettre d’utiliser leur armement, etc..

Alors que les insurgés de Kronstadt sont consignés dans leur forteresse, le gouvernement bolchevique poursuit son objectif qui est d’isoler Kronstadt et de préparer sa liquidation. Le 3 mars, radio Moscou lance l’appel suivant :

"Pour la lutte contre le complot de la garde blanche : la mutinerie de l’ancien général Kozlovsky et du bateau Pétropavlosk, comme les autres insurrections de la garde blanche a été organisée par des espions de l’Entente..."

En quelques heures, les insurgés ont perdu toute prise sur le déroulement de la lutte dont ils n’ont pas mesuré l’enjeu de classe. Ce qu’ils ont considéré comme une simple retraite où ils seraient à l’abri s’est transformé en un piège sans issue. Enfermés dans Kronstadt où ils pensent avoir entamé les bases de la "Nouvelle construction socialiste", les insurgés sont en fait réduits à attendre les coups de l’ennemi.

Arrogance de l’État

Le 4 mars, sentant que la situation a déjà basculé entièrement entre les mains du gouvernement, le soviet de Petrograd exige la reddition complète des mutins :

"Décidez-vous ! Ou bien vous êtes avec nous contre l’ennemi commun, ou bien vous connaîtrez dans la honte la fin infamante des contre-révolutionnaires."

Le 5 mars, un ultimatum signé par Trotsky venu diriger les opérations de la répression est envoyé aux insurgés :

"J’ordonne à tous ceux qui ont levé la main contre la patrie socialiste de poser les armes à l’instant... Je donne en même temps l’ordre de préparer l’écrasement de la mutinerie et la réduction des mutins par la force des armes. La responsabilité des souffrances qui pourraient en résulter pour la population retombe entièrement sur la tête des mutins contre-révolutionnaires."

Pour terroriser les insurgés, leurs parents qui se trouvent à Petrograd sont pris en otage et, le même jour, des tracts du Comité de défense de Petrograd, dans lesquels la rébellion est une fois de plus assimilée à un complot de gardes blancs, sont lancés par avion sur Kronstadt ; le tract se termine par un dernier crachat à la gueule des prolétaires en lutte :

"Si vous résistez on vous tirera comme des perdreaux."

Ainsi la rébellion de Kronstadt est isolée avant tout par le déploiement des forces militaires de l’État bourgeois et sa propagande policière, mais aussi par la faiblesse générale du prolétariat dispersé, bâillonné et terrorisé par le Parti bolchevique, les soviets et les syndicats entièrement guidés par les intérêts du capitalisme international :

"Camarades, le tableau est absolument clair. Le consortium international de la presse — la liberté de la presse existe dans ces pays, ce qui signifie que la presse est achetée à 99% par des magnats financiers qui brassent des centaines de millions — a ouvert la croisade mondiale des impérialistes qui cherchent avant tout à compromettre l’accord commercial avec l’Amérique, amorcé par Krassine, ainsi que le futur accord commercial avec l’Amérique, qui en est au stade des pourparlers, comme je l’ai dit, et au sujet duquel nous avons fourni des indications au cours du congrès. Cela montre que les ennemis qui nous entourent, après avoir perdu la possibilité de se livrer à une intervention armée, escomptent une insurrection. Les événements de Kronstadt ont révélé une collusion avec la bourgeoisie internationale. Nous constatons en outre que ce qu’ils craignent le plus en ce moment, du point de vue pratique du Capital international, c’est le rétablissement normal des relations commerciales. Mais ils ne réussiront pas à les compromettre. Des représentants du gros capital qui se trouvent en ce moment à Moscou n’ajoutent plus foi à toutes ces rumeurs..."

(Lénine - Œuvres complètes, "Discours de clôture de la séance du Xème congrès du P.C.(b.)R.", Éd. Sociales, tome 32, p. 285)

Défi à l’État et ralliements

Sapé par l’épanouissement du règne de la dictature démocratique de la marchandise, auquel les prolétaires insurgés ne réussissent à imposer aucune alternative destructrice (les points 11 et 15 de la charte exigent pour les paysans le " droit d’élever le bétail, à condition qu’ils fassent eux-mêmes le travail, c’est-à-dire sans avoir recours à des travailleurs salariés ; que soit autorisé le travail libre à domicile pour les travailleurs indépendants. " Kronstadt se retrouve isolée, tel un camp retranché qui ne peut compter que sur ses maigres moyens de défense et de survie.

Pourtant, malgré ces conditions effroyables, les insurgés de Kronstadt ne cèdent pas à la résignation fataliste, sachant retrouver et élever d’un cran la pratique et la vie de la classe révolutionnaire. Comme tous les prolétaires en lutte que le Capital trouve sur sa route, les insurgés n’ont à perdre que leurs chaînes communes et sont mobilisés par un même objectif, qui unit et décuple leur force. Les rebelles n’abdiquent pas devant l’échéance, de jour en jour plus perceptible, de l’affrontement décisif avec l’État bourgeois. Ces révolutionnaires anonymes ont compris ce principe classiste inscrit dans le sang des ouvriers : c’est uniquement en poussant toujours plus en avant la lutte contre la contre-révolution, en défendant les intérêts globaux de la classe ouvrière (qui dépassent la somme des intérêts individuels du citoyen égoïste, soumis et impuissant, terrorisé par l’idée abstraite de sauver sa peau alors qu’il l’a perdue depuis longtemps) que surgira la seule possibilité de survie. A Kronstadt, où l’État bourgeois ne parvient pas à imposer totalement sa dictature et son terrorisme, les insurgés ne restent pas isolés, au contraire, et en dépit du "bon sens" de la propagande bourgeoise qui clame que :

"La cause des contre-révolutionnaires assiégés est sans espoir. Ils sont impuissants dans la lutte contre la Russie des soviets... Camarades, arrêtez immédiatement les meneurs du complot contre-révolutionnaire. Restaurez immédiatement le soviet de Kronstadt. Le gouvernement des soviets saura distinguer les travailleurs inconscients et induits en erreur, des contre-révolutionnaires conscients... Décidez-vous sans tarder : venez avec nous contre l’ennemi commun, sinon vous périrez honteusement avec les contre-révolutionnaires."

(Soviet de Petrograd du 5 mars 1921)

La mutinerie s’allie de nouveaux éléments (selon les historiens officiels, 780 communistes quittent l’organisation du Parti, et Ida Mett précise qu’entre août 1920 et mars 1921, l’organisation du Parti à Kronstadt perd la moitié de ses 4.000 membres), en même temps que s’affirme plus nettement la rupture avec la contre-révolution :

"Camarades ouvriers, soldats rouges et marins ! Ici à Kronstadt nous avons renversé le soviet communiste... A présent que la patience des travailleurs est à bout on veut vous fermer la bouche par des aumônes... Mais nous savons que par ces aumônes on n’achètera pas le prolétariat de Piter (Petrograd) ; nous vous tendons par dessus les têtes des communistes la main fraternelle de Kronstadt révolutionnaire."

(Radio du 5/3/1921, in I. Mett)

Chapitre III - LE DERNIER SURSAUT RÉVOLUTIONNAIRE DANS LA RÉSISTANCE A L’ÉCRASEMENT

Radicalisation de la lutte

Les conditions dramatiques auxquelles ils sont soumis clarifient le caractère anti-prolétarien de l’Etat russe aux yeux des insurgés et les amènent à défendre la révolution communiste mondiale

Quand le 7 mars, les batteries aux mains de l’Armée Rouge ouvrent le feu sur Kronstadt en prévision d’un assaut d’infanterie, les prolétaires insurgés se radicalisent. Leur propagande ne s’en prend plus aux "erreurs" des bolcheviks, mais dénonça la nature désormais bourgeoise du Parti "Communiste" de Russie. En même temps, les prolétaires ne se plaignent plus d’une "usurpation du pouvoir", mais lancent un appel au prolétariat mondial afin d’abattre cet État bourgeois par la force révolutionnaire.

"La Russie des travailleurs, la première à avoir brandi le drapeau rouge de l’émancipation du travail, est noyée dans le sang des martyrs de la domination communiste. C’est dans cette mer de sang que les communistes ont englouti tous les serments glorieux, tous les mots d’ordre lumineux de la révolution des travailleurs.Les choses n’ont cessé de se préciser et, aujourd’hui, il est clair que le Parti communiste russe n’est pas le défenseur des travailleurs qu’il prétend être. Les intérêts des travailleurs lui sont étrangers... Les travailleurs ont assez souffert ; leur patience est à bout. Ça et là, la lutte contre l’oppression et la violence allume dans le pays l’incendie insurrectionnel. Les grèves ouvrières se sont multipliées mais les agents de l’Okhrana bolchevique veillent ; ils ont pris toutes les mesures pour prévenir et réprimer l’inévitable troisième révolution... Elle n’en est pas moins venue, oeuvre des travailleurs eux-mêmes... Révoltée, la population laborieuse comprend qu’il n’y a pas de moyen terme dans la lutte contre les communistes et le nouveau servage qu’ils ont instauré. Non, il n’est pas de moyen terme, la victoire ou la mort ! Kronstadt-la-Rouge donne l’exemple, terreur des contre-révolutionnaires de droite et de gauche. Ici s’est accompli un nouveau pas en avant de la révolution. Ici s’est levé le drapeau de la révolte contre les trois années de violence et d’oppression communiste... Ici à Kronstadt, nous avons posé la première pierre de la troisième révolution... Cette révolution nouvelle fera lever les masses laborieuses d’Orient et d’Occident... Les masses laborieuses de l’étranger verront de leurs yeux que tout ce qui s’est créé ici jusqu’à aujourd’hui au nom des travailleurs et des paysans n’était pas le socialisme."

("Pourquoi nous combattons" - Izvestia du 7/3/1921)

Même si cet appel ne parvient pas aux oreilles des prolétaires de Petrograd et des soldats de l’Armée "Rouge", le sens de la révolte de Kronstadt, exprimé dans cet appel, est compris et est le moteur des actions de solidarité ouvrière qui éclatent sur les rives de la Baltique, parce qu’il correspond réellement aux intérêts du prolétariat.

Défaitisme révolutionnaire dans les rangs de l’Armée Rouge

En réponse aux canons du gouvernement, les ouvriers de l’usine "Arsenal" se solidarisent avec la résolution des marins et tentent de propager la grève générale à Petrograd ; mais la lutte fait long feu, les meneurs sont arrêtés et les grévistes licenciés massivement. Dans la nuit du 8 mars, 20.000 soldats de l’Armée Rouge sont lancés à l’assaut de la forteresse mais des compagnies entières se rendent avec armes et bagages aux insurgés, sans combattre. Malgré les mitrailleuses installées dans le dos des régiments, à chaque nouvel assaut, des centaines de soldats désertent les rangs de l’Armée "Rouge" et rejoignent Kronstadt. Finalement, le commandement ordonne le retrait des troupes pour éviter la débandade :

"Tout au commencement de l’opération, le deuxième bataillon avait refusé d’aller à la bataille. Tant bien que mal, on réussit à le persuader grâce à des forces communistes et il consentit à sortir sur la glace. A peine arrivé vers la première batterie du sud, une compagnie du deuxième bataillon se rendit à l’ennemi et les officiers s’en retournèrent.
Cette attaque se termine par l’occupation du fort 7. Nous avons dû l’abandonner par suite de l’état de dépression des troupes. Il est impossible d’envoyer l’armée une seconde fois à l’assaut des forts... Le nombre des commissaires politiques est insuffisant."

(Extrait du communiqué officiel de l’Armée Rouge)

Des vagues de luttes ouvrières avaient sapé l’Armée "Rouge", traversée par les antagonismes de classe. Kronstadt agissait sur celle-ci comme pôle révolutionnaire, comme pôle destructeur de l’armée bourgeoise, mais sans contrôle et de manière indirecte. Les insurgés ont tenté de mener une politique active pour impulser et étendre les mouvements de mutineries, comme ils l’avaient fait sur les fronts et vis-à-vis des troupes de Kornilov en octobre 1917. Ils expriment le besoin du prolétariat de faire une " troisième révolution ".

Les bolcheviks ne feront pourtant pas l’erreur de sous-estimer l’importance du mouvement de défaitisme et feront de la réorganisation des troupes leur tâche principale. Des bombardements et des assauts partiels continuent à maintenir l’adversaire (i.e. les insurgés) aux aguets, à le fatiguer. Ces actions fournissent de même des occasions de tester le moral des quelques bataillons engagés dans la bataille et de réprimer, sans risque de contagion générale, les tentatives de désertion. Des troupes sûres sont acheminées sur les lieux, ainsi que du ravitaillement supplémentaire, destiné à rehausser le moral des soldats. 300 délégués du Xème congrès du P.C., dont une grande partie adhère aux fractions d’opposition, sont dépêchés afin de donner encore plus de poids à l’encadrement politique et de crédibilité aux calomnies de la propagande de l’État :

"Avec les gardes blancs contre nous ou avec nous contre les gardes blancs"

Ainsi se termine un tract de cette "opposition ouvrière" au loyalisme exemplaire ! (Toutes les fractions de l’"Opposition Ouvrière" n’ont pas soutenu cette position. Ainsi celle de Miasnikov exclu du P"C"R en 1921.). Mais, ce sont les tribunaux militaires et les exécutions sommaires qui restent par dessus tout l’arme décisive avec laquelle le gouvernement brise la combativité ouvrière ; c’est avec le terrorisme de l’État bourgeois que les bolcheviks reconstituent leurs troupes :

"Les tribunaux réagissaient contre tous les phénomènes malfaisants. Les troublions convaincus et les provocateurs étaient châtiés suivant leurs mérites. On faisait aussitôt connaître les sentences aux soldats."

(Poukhov, historien stalinien)

"Des témoins oculaires racontent que certaines chaînes perdaient la moitié de leurs effectifs avant que ceux-ci arrivent dans la zone de tir des insurgés, c’était souvent les mitrailleuses des Rouges qui les abattaient pour désobéissance ou pour tentative de se rendre aux insurgés. Cela s’observait particulièrement de certaines positions d’artillerie."

(I. Mett)

Durant une semaine, les bolcheviks s’évertuèrent à éloigner les régiments peu sûrs, à les remplacer par des troupes dépêchées des quatre coins de la Russie, à éliminer les "provocateurs". Environ 50.000 soldats furent regroupés pour donner l’assaut aux 15.000 rebelles (sur une population de 50.000 habitants). Ces troupes étaient commandées par les plus grands meneurs d’hommes (Trotsky, l’ex-marin Dybenko, Fedko) et les meilleurs stratèges (Toukhatcheski et SS Kamenev notamment, anciens officiers de l’armée tsariste).

Assaut final

Dans la matinée du 17 mars, l’assaut final est déclenché. Épuisés par des jours de veilles ininterrompues, démoralisés par la tournure des événements, minés par la faim (les maigres rations alimentaires que se partagent les Kronstadtiens sont épuisées depuis le 15 mars et ils ont refusé les propositions d’aide des socialistes-révolutionnaires), ils ploient rapidement sous la force des assaillants. Aux premières heures du 18 mars, à l’exception de certaines poches de résistance, les derniers insurgés commencent à se rendre. Environ 8.000 hommes, pour la plupart des marins et des soldats s’échappent dans la nuit du 17 au 18 et sont regroupés dans des camps de réfugiés en Finlande. Combien de prolétaires seront massacrés ? nous ne le savons pas exactement, mais les prisons de Petrograd sont bondées et, durant des mois, s’y dérouleront des exécutions sommaires. La majorité des survivants serons relégués dans des camps de concentration.

Ce n’est pas dénombrer les prolétaires assassinés par l’État bourgeois à Kronstadt qui est important ; il n’y a pas de compte particulier à faire des crimes du capitalisme mondial, parce que nous savons que l’extermination des forces ouvrières n’a pas de fin sous le régime bourgeois. Nous ne reprochons pas au Capital ses crimes car ce serait sous-entendre que celui-ci pourrait exister sans eux. Trop souvent l’idéologie dominante a fait de cet épisode de la lutte ouvrière un règlement de compte particulier entre "anarchistes" et "communistes", entre communistes "libertaires" et "étatistes" ; masquant ainsi l’essentiel, ce qui est subversif, à savoir que c’est l’État bourgeois qui réprima de cette façon les prolétaires insurgés contre lui.

Chapitre IV - LE POIDS DES IDÉOLOGIES BOURGEOISES CHEZ LES INSURGÉS

Importance historique de l’insurrection

Nous avons vu que dans leurs efforts pour assumer la direction du mouvement, les insurgés de Kronstadt furent confrontés à différents problèmes qui limitèrent leur action. Isolés par la défaite des fractions qui n’ont pas réussi à constituer une direction révolutionnaire alternative face à la dégénérescence du Parti "Communiste", les insurgés nageaient dans les eaux troubles des idéologies basées sur le mythe de l’État socialiste en Russie, qui se renforçait avec le recul de la révolution et l’avance de la contre-révolution au niveau international. L’unique conquête fondamentale de la lutte prolétarienne de Kronstadt est, comme nous l’avons déjà démontré, d’avoir mis à nu le mythe de l’État ouvrier en Russie, condamnant sans réfutation possible, les polarisations bourgeoises postérieures entre les partisans "vulgaires" de l’État ouvrier (les staliniens) et ceux qui le soutiendront de façon "critiques" (les trotskistes).

L’intérêt des déclarations parfois virulentes des insurgés contre le régime "communiste", contre les "communistes" est de nous aider à saisir la signification réelle du mouvement de lutte. En effet, nous n’évaluons pas le mouvement par les idées momentanées, les drapeaux que brandissent les prolétaires, mais sur base de l’objectif que se fixe la lutte [3]. Ce qui définit réellement la lutte, c’est ce que le prolétariat est obligé de mettre en avant et ce qu’il est historiquement contraint de réaliser dans son combat contre l’État bourgeois pour abolir le travail salarié. S’en tenir aux drapeaux qui flottent sur le mouvement et les confondre avec celui-ci, comme n’ont cessé de le faire les "anarchistes" à propos de Kronstadt, revient à en faire une nouvelle idéologie basée sur l’apologie des faiblesses des insurgés et des difficultés du mouvement révolutionnaire à briser les chaînes de la société bourgeoise. Il n’y eut malheureusement pas de convergence entre les insurgés et les "communistes de gauche". Elle aurait permis au mouvement d’effectuer un énorme saut qualitatif grâce à la critique de cette idéologie. La réaction cinglante de l’État bourgeois en vue d’écraser dans l’œuf la révolte a contribué à empêcher tout rapprochement politique, toute clarification des positions révolutionnaires. Mais la force de frappe de l’État bourgeois n’explique pas à elle seule la faiblesse du sursaut révolutionnaire des insurgés. Celle-ci est l’aboutissement d’un processus d’affaiblissement international des "communistes de gauche", incapables de constituer une fraction de gauche au sein de l’Internationale. Seul le K.A.P.D. (Kommunistische Arbeiter Partei Deutschlands) saura répercuter au 3ème congrès de l’I.C., un écho des luttes des insurgés de Kronstadt décrétées "sujet tabou" :

"Le prolétariat s’est soulevé à Kronstadt contre vous, Parti communiste, et après que vous avez dû décréter l’état de siège contre le prolétariat à Petrograd !"
"Ceux-ci (les camarades russes) doivent donc voir et reconnaître qu’ils sont eux-mêmes contraints de plus en plus, par le cours des choses, — disons-le une bonne fois — de diriger vers la droite leur politique d’État russe ; ils ne sont pas non plus des surhommes et ils ont besoin d’un contrepoids, et ce contrepoids ce doit être une 3ème I.C. liquidant toute tactique de compromis, parlementarisme et vieux syndicats."

Le P.C.I. (Partito Comunista d’Italia) de Bordiga, par exemple, s’aligne sur la position dominante défendue par les bolcheviks. L’"Opposition Ouvrière" de Kollontaï, qui n’a jamais effectué une critique de fond des bolcheviks, appelle et collabore à la répression des luttes du prolétariat de Kronstadt et Petrograd. Le "Groupe ouvrier de Miasnikov", sans doute la plus sérieuse expression d’une opposition de gauche en Russie, [4] est encore en gestation, sur base des critiques des faiblesses de l’"Opposition Ouvrière".

Nécessité de la critique des faiblesses du mouvement

S’il est bien certain que les marins de Kronstadt se sont objectivement situés du côté de la lutte du prolétariat mondial (de façon nettement plus communiste et internationaliste que les 3/4 de l’Internationale à cette époque), il est néanmoins indispensable de critiquer leurs faiblesses car elles constituèrent un obstacle et un frein à la centralisation des communistes en parti mondial

Aujourd’hui, nous nous situons aux côtés des insurgés de Kronstadt pour démontrer la fausseté de l’apparente contradiction entre les luttes ouvrières et leur aboutissement communiste, que les bourgeois de tous bords tentent de nous faire avaler, que ce soit au sujet des événements de Kronstadt (comme si la lutte se passait entre le prolétariat et l’État du prolétariat), ou en ce qui concerne les luttes ouvrières en Pologne, en Roumanie, en Russie, à Berlin... En réalité, les prolétaires ont un seul et unique ennemi : le Capital et son État, qu’il se peigne en rouge, en blanc ou en bleu.

Ce qui nous intéresse dans cette brève critique c’est d’entrevoir la relation qui existe entre les idéologies que le prolétariat véhicule et son incapacité à généraliser la lutte, afin de comprendre pourquoi et quelles furent les carences qui ont agi pour faire obstacle à la transformation de Kronstadt en un pôle révolutionnaire.

De la même façon qu’en 1917, le prolétariat s’est levé contre la guerre et la faim, les insurgés de Kronstadt ont critiqué par les armes la domination bourgeoise lorsque la mort les a approchés. Ce qu’ils étaient historiquement déterminés à porter impliquait une totale rupture avec les idéologies et les drapeaux qu’ils arboraient. Si les insurgés avaient agi en parfaite concordance avec ces drapeaux, personne n’aurait pu se référer à un Kronstadt révolutionnaire comme nous le faisons maintenant. Pourtant, comme le reconnaissait Pétrichenko, le dirigeant du C.R.P., l’instinct de classe et la volonté révolutionnaire ne furent pas suffisant pour affronter les forces de l’État bourgeois.

"Les Kronstadtiens ont agi sans plan ni programme, tâtonnant dans les limites des résolutions et selon les circonstances. Isolés du monde, ils ignoraient ce qui se passait en dehors de Kronstadt, que ce soit en Russie ou à l’étranger..."

(Cité d’après I. Mett)

Laissons de côté tous ceux qui ne retiennent de Kronstadt que les limitations dues à son idéologie démocratique et libertaire, de même que ceux prétendument "communistes", qui se sont solidarisés avec son écrasement et qui présentent Kronstadt comme une lutte anticommuniste (les libertaires et les marxistes-léninistes, sont main dans la main pour défendre cette thèse). Concentrons plutôt nos critiques sur les entraves idéologiques qui, de l’intérieur, mineront la force révolutionnaire des prolétaires.

Le fétichisme des soviets

La consigne "Tout le pouvoir aux soviets, pas aux partis", qui figure comme directive dans les Izvestia, synthétise les limites de ce mouvement au sein duquel domine l’idéologie gestionniste et fédéraliste. Les objectifs que se donnent les insurgés sont : "Reprendre le travail de reconstruction du régime des soviets..., rétablir le pouvoir et les droits des travailleurs", d’abord par la voie de nouvelles élections et ensuite par le renversement violent du gouvernement bolchevique :

"Nous défendons le pouvoir des soviets, mais non pas celui des partis. Nous sommes partisans d’une élection libre de la représentation des travailleurs. Prisonniers du parti communiste qui les manipule, les soviets font la sourde oreille à toutes nos revendications et ignorent nos besoins." [5]

Les conceptions des insurgés peuvent se résumer brièvement de la manière suivante : nous n’avons plus confiance dans les partis politiques, dans le Parti bolchevique qui nous gouverne et qui, en nous trompant et en nous donnant de fausses illusions, s’accapare, en bon bureaucrate, les privilèges. C’est à la base, en prenant nous-mêmes en main l’administration, la gestion de nos affaires — contre toute autorité extérieure — que se forgera la nouvelle société socialiste. Quand tous les soviets suivront notre exemple, nous établirons entre tous des relations égalitaires et harmonieuses... La critique que font les insurgés de Kronstadt à la société manque d’un véritable programme de destruction de celle-ci, c’est-à-dire de la destruction du mercantilisme généralisé. Elle est plutôt déterminée par une vision réformiste, proudhonienne, qui pense pouvoir détruire l’exploitation sur base de la démocratie, de l’organisation de la production et de la distribution par des entités économiques "libres". Ainsi, ils sont amenés à chercher une garantie révolutionnaire dans la fonction de gestion et d’administration de soviets "libres". Ils ne perçoivent pas que cette liberté des unités de production et la démocratie qui en résulte produisent et reproduisent l’exploitation avec toutes ses atroces conséquences sur les hommes et sont l’essence même de la société capitaliste. Avec cette perspective de rechercher des garanties dans la démocratie ouvrière et l’organisation des travailleurs en soviets, les divergences entre les Kronstadtiens et les bolcheviks sont quasi inexistantes et malgré ce que disent les uns et les autres, tous deux restent totalement prisonniers du réformisme. Ainsi les bolcheviks sont non seulement les porte-drapeaux du "contrôle ouvrier", mais ils déclarent aussi :

"Les soviets sont l’organisation directe des travailleurs et des masses exploitées, auxquels ils fournissent toute une série de facilités pour organiser eux-mêmes l’État et le gouverner de tous les moyens possibles... La démocratie prolétarienne est un million de fois plus démocratique qu’une quelconque démocratie bourgeoise."

(Lénine - "La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky")

Nombreux sont ceux qui confondent la forme avec le contenu. La "révolution" devient alors un simple problème d’organisation et la garantie "révolutionnaire" se résume au loyalisme vis-à-vis des institutions où "les masses laborieuses", les travailleurs sont représentés ! Quoique les bolcheviks aient plus investis dans le parti (formel) et les insurgés plus dans les soviets et les syndicats, dans tous les cas, ils sont profondément réformistes, non seulement pour ne rien opposer de solide à une organisation sociale basée sur des unités indépendantes qui échangent des marchandises en développant ainsi la valeur d’échange, mais aussi, pour avoir cherché une garantie dans un critère sociologico-démocratique, qui omet ni plus ni moins que l’idéologie dominante est celle de la classe dominante — et même fondamentalement — parmi les ouvriers eux-mêmes ! Ces critères ont été prépondérants au lieu de la recherche des affirmations programmatiques propres, des ruptures réelles — nécessairement antidémocratiques — d’avec la société capitaliste, de la destruction despotique des rapports marchands, de la dictature contre les critères de valorisation du capital, enfin de la contrainte violente à l’égard des libertés individuelles (toujours commerciales et inséparablement liées à la propriété privative), afin de promouvoir des critères de production et de distribution basés exclusivement sur les nécessités collectives et centralisées de l’humanité.

Lorsque les insurgés dénoncent finalement le Parti "Communiste" comme le représentant des intérêts de l’État bourgeois, c’est uniquement dans la mesure où ils considèrent que celui-ci pervertit les institutions soviétiques, qu’il a usurpé le pouvoir révolutionnaire et non pas, comme nous le ferions aujourd’hui (en ayant compris quelles étaient les fonctions vitales de toute l’économie marchande qui avaient été attaquées et désorganisées quasi totalement par l’insurrection victorieuse en Russie), en critiquant son rôle de gestionnaire et de réorganisateur du capitalisme et la fonction dégénérative de la démocratie vis-à-vis de la tentative du prolétariat de se constituer en parti mondial de la révolution. Ce ne sont pas les "méchants bolcheviks" qui ont perverti les "bons soviets", mais la dégénérescence des organes de la classe — due aux défaites et au recul du mouvement révolutionnaire dans le monde entier, que seules quelques organisations de la Gauche communiste perçurent — devant laquelle il n’y avait que deux positions de plus en plus antagoniques : soit abandonner les positions politiques autour desquelles les révolutionnaires préparaient et organisaient l’insurrection mondiale au profit de concessions aux succès populaires immédiats du travail de gestion, de redressement économique ; soit rompre avec les conquêtes formelles, se replier afin de tirer les leçons d’une défaite momentanée en préparant les prochains assauts de classe.

La consigne "Tout le pouvoir aux soviets, pas aux partis" synthétise clairement les contradictions flagrantes qui existait à l’égard des tâches de la lutte. En effet, à Kronstadt s’est constitué immédiatement un organe de direction : le C.R.P., sans attendre la réélection du soviet ni l’installation du nouveau soviet. Le C.R.P. surgit des nécessités de diriger, de centraliser, d’organiser les forces de combat des prolétaires ; et, dans ce sens, il agit objectivement comme parti réel. Mais dès que le C.R.P. en réfère à la légitimité soviétiste, il abandonne sa tâche pour tomber dans l’idéologie bourgeoise. Le C.R.P. est fondé comme organe de direction quand les insurgés rompent avec la légitimité soviétiste : incarcération des dirigeants bolcheviques et prise en main de la forteresse ; mais il n’assume plus cette tâche et contribue au pourrissement de la situation dès l’instant où il dispute aux bolcheviks le droit formel de gouverner le "soviet libre" de Kronstadt.

Ce fétichisme légaliste, démocratique, a des conséquences néfastes immédiates ; il nourrit le loyalisme des insurgés vis-à-vis des institutions de l’État. Ainsi le terrain sur lequel les insurgés appellent à la solidarité n’est pas celui de la force de classe, mais de la prise de conscience individuelle, des qualités morales des prolétaires, de leur libre arbitre :

"Le bouleversement actuel offre enfin aux travailleurs l’occasion d’élire des soviets libres qui fonctionneront en dehors de toute pression partisane."

(Izvestia du 8 mars)

De son côté, le gouvernement bolchevique ne s’est jamais encombré de convaincre les prolétaires de sa légitimité en démontrant sa loyauté ; sa légitimité allait de soi tant qu’il réussissait à l’imposer par la force, tant qu’il avait la force de rester à la tête de l’État bourgeois. Peu importe qu’ils soient véridiques ou purement calomnieux, ce qui comptait c’était que ses arguments renforcent sa position. Que les insurgés se soient placés sur ce terrain a facilité grandement la répression de la rébellion. Contre les intérêts "localistes" et "égoïstes" des rebelles de Kronstadt derrière lesquels se dessinait la "réaction blanche", Lénine et le gouvernement surent s’appuyer sur les ressources de la République soviétique dans son ensemble et faire valoir les intérêts supérieurs et l’autorité de l’État soviétique.

Le travail libre et la démocratie

Du fétichisme des soviets, découle le "projet" de réforme radicale de la société. Pour les insurgés, la refonte du système soviétique se réfère à l’âge d’or mythique des anciennes communautés — mir — qui s’échangeaient leurs produits dans le respect mutuel et l’harmonie :

"Révolutionnaire, Kronstadt se bat pour un socialisme différent, une république soviétique des travailleurs dans laquelle le producteur lui-même sera le seul maître de sa production dont il disposera comme bon lui semblera."

(Izvestia de Kronstadt)

La soi-disant autonomie, liberté, indépendance de l’artisan, du producteur qui devient maître et propriétaire de sa production, n’est qu’une des idéologies qui masque le processus historique du développement et de l’autonomisation de la valeur à travers les différents modes d’exploitation de l’homme par l’homme jusqu’au capitalisme qui synthétise l’antagonisme de classes, la contradiction entre valeur d’échange et valeur d’usage. Comme nous l’avons vu, c’est aussi bien dans les campagnes que dans les grands centres industriels que le mécontentement des prolétaires se change en exaspération et en révolte. Le leitmotiv répandu par tous les partis d’opposition au gouvernement est l’accaparement par l’appareil d’État, les fonctionnaires, les commissaires et bureaucrates du Parti, des produits du travail de "la population laborieuse". Bien entendu, les commissaires, les bureaucrates usent de leur situation pour bénéficier de privilèges, mais ceci n’est qu’une des conséquences du redéveloppement de l’accumulation capitaliste, du travail salarié. Dans la pénurie et les famines, les insurgés ne voient qu’une injuste répartition des richesses produites, qu’une distribution inégale et mal organisée (sans comprendre que, comme tous bons gestionnaires du Capital, les bureaucrates participent ouvertement à l’exploitation — appropriation de la plus-value). Leur critique se limite à accuser les bolcheviks de voler les biens de la "classe laborieuse" :

"Joli système d’échange pour un État ouvrier : plomb et baïonnettes contre du pain... Le mot d’ordre "qui ne travaille pas ne mange pas" est devenu, dans ce nouvel ordre soviétique, tout pour les commissaires... Au pouvoir qu’ils avaient volé, les communistes substituèrent l’arbitraire des commissaires... Nous avons gagné le socialisme d’État avec ses soviets de fonctionnaires qui votent docilement selon les diktats du Parti et de ses infaillibles commissaires..." [6]

L’inégalité réelle entre les propriétaires des moyens de production et les prolétaires obligés de vendre leur force de travail pour survivre, entre la classe exploiteuse et la classe toujours plus exploitée, est fondée sur l’égalisation des travaux privés en tant que travail social, en tant que travail abstrait. Les produits du travail acquièrent en tant que valeur, la forme sociale de marchandise, c’est à dire que le rapport d’exploitation d’une classe sur l’autre est reproduit et se produit lui-même au moyen du procès de l’égalisation des produits des travaux, dans lequel les choses doivent se présenter comme des marchandises échangeables, unité contradictoire de valeur d’usage et de valeur d’échange. Ainsi les bourgeois achètent à sa valeur la force de travail du prolétaire dans un rapport d’échange d’égalité, puisque le prolétaire ne fait que (l’égaliser) l’échanger contre les produits qui doivent lui permettre de la reproduire. La valeur est un rapport social dans lequel l’appropriation privée, la domination de la classe propriétaire des moyens de production, l’interdépendance des entreprises capitalistes, prennent l’apparence d’un rapport d’égalité entre individus propriétaires, de liberté d’acheter et de vendre, d’intérêts communs entre producteurs et exploiteurs... c’est-à-dire que dans cette société régie par la valeur, s’affirme totalement la démocratie, comme essence de la dictature du Capital. Or, si certaines revendications des insurgés s’attaquent à ce rapport d’exploitation, à cette inégalité réelle, notamment en réclamant une distribution égalitaire des rations et en supprimant les rations préférentielles à Kronstadt — ce qui correspond à la nécessité de rassembler et d’unir les prolétaires autour des besoins de la lutte — ces mesures n’offrent en elles-mêmes aucune garantie révolutionnaire comme les insurgés le pensent. Au contraire, dès l’instant où est idéologisé le principe d’égalité, de liberté, d’autonomie,... la démocratie reprend le dessus, dirigeant les prolétaires sur la énième tentative de réformer ce mode de production autour de son essence inchangée : les rapports capitalistes, la démocratie. Ainsi comme nous l’avons vu précédemment, le manque de clarté quant au programme et à la formulation de ce dernier entraîne des confusions lourdes de conséquences pour le futur de la lutte, non seulement des marins de Kronstadt mais des générations de militants qui vont suivre et tenter de se réapproprier les leçons de cette insurrection.

"On aurait cru venu le temps du travail libre, dans les champs, les usines et les ateliers. On aurait cru que tout le pouvoir était passé aux mains des travailleurs... Au lieu du développement de la personnalité individuelle, au lieu d’une vie de travail libre, on vit surgir un asservissement extraordinaire, sans précédent... Contre toute raison, ils entreprirent de bâtir le socialisme d’État, fondé sur l’esclavage et non sur le travail libre."

(Izvestia de Kronstadt du 16 mars 1921)

Les insurgés de Kronstadt n’attaquent pas le travail libre ou, en d’autres termes, le travail salarié, mais le travail obligatoire, le travail sous la forme de l’esclavage généralisée par les armées du travail durant la période du communisme de guerre. Ce que reproduisent les idéologies des insurgés, c’est l’idéal d’un capitalisme sans bourgeoisie, une "république des travailleurs" expurgée de tous les éléments "parasites", des fonctionnaires, des bureaucrates (sans comprendre que ceux-ci croissent comme des champignons dans leur milieu privilégié : le capitalisme). La domination du Capital, c’est-à-dire le travail salarié, est tout simplement ramenée à une de ses formes, la domination des opprimés par les oppresseurs de l’État. Ainsi, au lieu de promouvoir la rupture de classe par rapport aux positions révolutionnaires, aux tâches de la lutte, les insurgés cautionnent des divisions sociologiques entre "paysans" et "ouvriers", entre "artisans" et travailleurs salariés, appuyant sans réserve la revendication de la propriété de la terre pour les "petits paysans", la liberté du travail pour les "artisans", la gestion des usines par les syndicats d’ouvriers :

"Tous les paysans furent considérés ennemis du peuple et assimilés aux Koulaks. A partir de maintenant, les communistes se décidèrent à ruiner les paysans et à établir ses nouvelles exploitations agricoles, propriété du nouveau maître : l’État. C’est cela qu’obtinrent les paysans avec le "Socialisme", au lieu du travail libre qu’ils souhaitaient.[...]. Les syndicats ne purent se convertir en un organisme de classe. Cela tout simplement et uniquement parce que le parti a essayé d’éduquer les masses avec des méthodes centralistes "communistes". Le résultat fut que l’activité des syndicats se réduisit à établir le registre de tel ou tel syndicat, avec la spécialité d’indiquer le parti de chacun de ses membres etc. c’est-à-dire, des tâches complètement superflues. Par contre, rien ne s’est fait pour stimuler l’édification de la république à travers ses aspects administratifs et coopératifs, rien ne s’est fait pour développer la culture à l’intérieur des syndicats."

(Izvestia de Kronstadt du 16 mars 1921)

Toutes ces faiblesses ont facilité la victoire de la répression de la rébellion. Le gouvernement bolchevique répondit à quelques-unes des revendications des "paysans", accordant la liberté de circulation des marchandises entre la ville et la campagne, supprimant les barrages douaniers autour des grandes villes. Les premières mesures de la N.E.P., annoncée en février 1921 (au cours du Xème congrès du P.C.R.) concordent ainsi avec un certain nombre des revendications de la "Charte du Pétropavlosk" qui visaient à accorder une plus grande liberté d’action au commerce.

Chapitre V - LE PARTI BOLCHEVIQUE TIENT SOLIDEMENT LES RÊNES DE L’ÉTAT BOURGEOIS

Mythe de l’État ouvrier

"Les événements de Kronstadt ont révélé une collusion avec la bourgeoisie internationale. Nous constatons en outre que ce qu’ils craignent le plus en ce moment (les ennemis qui nous entourent du point de vue pratique du Capital international), c’est le rétablissement normal des relations commerciales. Mais ils ne réussiront pas à les compromettre. Des représentants du gros capital qui se trouvent actuellement à Moscou n’ajoutent plus foi à toutes ces rumeurs..."

(Lénine - Œuvres complètes, tome 32, p 285)

C’est par cette phraséologie que Lénine conclut la révolte de Kronstadt. Depuis lors, il faut reconnaître que c’est de la même manière que les "socialistes", les gouvernements "révolutionnaires", traitent les prolétaires qui ne se soumettent pas aux intérêts du Capital mondial : "Agent de l’impérialisme, provocateur de la C.I.A., etc.". C’est en identifiant la fortification de l’État en Russie avec les soi-disant impératifs de la révolution prolétarienne que, tant Trotsky que Staline et leurs épigones, ont réglé le problème de l’écrasement de Kronstadt. Il n’y a aucune différence entre la position trotskiste — Kronstadt est une tragique nécessité —, et la position stalinienne selon laquelle l’écrasement de la rébellion était ni plus ni moins "un devoir des révolutionnaires", car toutes deux s’appuient sur le mythe d’un État ouvrier à défendre en Russie.

C’est la reconstitution des organes de l’État bourgeois que les bolcheviks réalisent en consolidant la "patrie socialiste". La "construction du socialisme en Russie" est présentée comme une question d’organisation de l’économie, d’apprentissage de la science du travail, prétendue a-classiste, etc.. Mais en mars 1921, c’est ouvertement pour normaliser des rapports économiques avec d’autres États bourgeois, que les bolcheviks répriment les révoltes ouvrières. Iouri Loutinov, dirigeant de l’"Opposition Ouvrière" à la tête d’une délégation commerciale à Berlin, prend publiquement la parole pour dénoncer, à la suite de Lénine, le soi-disant complot blanc dont Kronstadt aurait été le résultat : "la liquidation de l’aventure de Kronstadt sera l’affaire de fort peu de temps", déclare-t-il.

Dès le début du mouvement, la politique du gouvernement affirme clairement son objectif : terroriser le prolétariat en Russie, afin de mettre un terme à une reprise des luttes ouvrières. Nous avons vu comment les grèves de Moscou et Petrograd ont été réprimées par la force des armes ; quand les marins et soldats expulsent les dirigeants bolcheviques du meeting du 2 mars, la réaction du gouvernement indique clairement qu’il agit pour en finir une fois pour toutes : face aux prolétaires de Russie, le Politbureau du Parti lance une mise en garde où la mutinerie est assimilée à un complot des gardes blancs. Les bolcheviks défendront cette thèse pendant toute la durée des évènements.

"Petrograd-la-Rouge se moque des efforts malheureux d’une poignée de socialistes-révolutionnaires et de gardes blancs... Rendez-vous sur le champ sans perdre une minute ! Désarmez et arrêtez les meneurs criminels et surtout les généraux tsaristes."

(Comité de défense de Petrograd, le 5 mars)

L’éventualité d’un complot des gardes blancs est plus imaginaire qu’effective. Les bolcheviks ne sont pas dupes de l’incapacité réelle des gardes blancs à relancer la guerre alors que le Capital international leur a retiré son soutien au profit du gouvernement "rouge", interlocuteur valable pour nouer des liens diplomatiques et économiques. Le gouvernement n’est pas non plus sans connaître les conditions de dénuement dans lesquelles se trouve la forteresse et qui empêche la mise sur pied d’un complot : les stocks de nourriture sont épuisés, les deux principaux vaisseaux de guerre sont immobilisés par les glaces et manquent de carburant, les brise-glace et des bâtiments de la flotte de Kronstadt ont été éloignés sur ordre dès le tout début des troubles et sont amarrés aux quais à Petrograd... Le péril des gardes blancs mis en avant par les bolcheviks n’est que l’argument qui leur permet de justifier la liquidation des luttes ouvrières. Au 3ème Congrès de l’I.C., Boukharine avoue :

"Qui dit que Kronstadt était blanche ? Non, pour nos idées, pour la tâche qui est la nôtre, nous avons été contraints de réprimer la révolte de nos frères égarés. Nous ne pouvons considérer les matelots de Kronstadt comme nos ennemis. Nous les aimons comme des frères véritables, notre chair et notre sang."

(Cité par I. Deutscher)

La calomnie comme les déclarations de bonnes intentions faites à posteriori ont été guidées par le souci impérieux de l’État bourgeois en Russie d’étouffer toute opposition prolétarienne, de liquider le moindre signe de résistance ouvrière. C’est cela que tranchent les événements de Kronstadt : l’impossibilité pour une quelconque autonomie ouvrière de se développer au sein de la "République Soviétique" ainsi que dans le "Parti Communiste de Russie" :

"J’affirme qu’il existe un lien entre les idées et les mots d’ordre de cette contre-révolution petite bourgeoise anarchiste et les mots d’ordre de l’opposition ouvrière... Notre tâche était de séparer dans l’opposition ouvrière les éléments sains des éléments malsains. Nous avons besoin d’aide, d’indications sur la façon d’appliquer la démocratie... Nous acceptons aussi ceux qui se réclament de l’"Opposition Ouvrière", ou même qui ont une appellation plus vilaine, bien que je pense qu’il n’y a pas d’appellation pire et plus impudente pour les membres du Parti Communiste que celle-ci. Même s’ils s’inventaient un nom plus laid encore, nous nous dirions : puisque c’est une maladie qui contamine une partie des ouvriers, il faut redoubler d’attention à ce sujet... S’il y a quelque chose de sain dans cette opposition, il est indispensable de consacrer toutes nos forces à séparer les éléments sains des malsains Nous avons passé pas mal de temps à discuter et je dois dire que maintenant, il vaut beaucoup mieux "discuter avec les fusils" qu’avec les thèses préconisées par l’opposition. Il ne faut plus d’opposition camarades, ce n’est pas le moment... Nous n’avons plus besoin d’opposition à présent !"

(Lénine - Œuvres complètes, tome 32, p 200 à 216)

Définitivement guidés par le redressement économique de la Russie, c’est le rôle de la contre-révolution blanche que remplissent les bolcheviks en écrasant un des centres ouvriers de l’Insurrection d’Octobre et en parachevant la répression des dernières oppositions de gauche. Un nouveau coup mortel est donné à la révolution communiste mondiale ! C’est avec le sang des ouvriers révoltés contre cet État bourgeois que la bourgeoisie à repeint son blason en rouge. Les événements de Kronstadt condamnent définitivement toute réforme, tout soutien critique, toute opposition démocratique à ce soi-disant État ouvrier, véritable fossoyeur des luttes révolutionnaires du prolétariat.

Kronstadt, dernier sursaut d’une révolution en déclin

Les prolétaires de Kronstadt n’avaient pas une vocation de martyrs et ils ne se battaient pas pour un idéal de socialisme ; ils se sont insurgés contre l’oppression de l’État bourgeois, pour abattre ce monstre qui avait fini par se recouvrir d’oripeaux "communistes" et ils ont chèrement payé le prix des faiblesses de leur lutte et de la débâcle générale du mouvement révolutionnaire dont elles faisaient partie. La cuisante défaite de Kronstadt ouvre en effet la voie royale à la contre-révolution qui, sous le régime de Staline et ses héritiers, exterminera définitivement les communistes, les militants ouvriers et les générations de prolétaires contaminés par le virus de la révolution prolétarienne.

Les marins et soldats de Kronstadt n’ont pas lutté pour la postérité mais pour la révolution communiste qu’ils avaient fait éclore en Octobre 1917, lorsqu’ils se constituèrent en troupes de choc du parti communiste, celui qui dirigeait l’insurrection prolétarienne mondiale. Mais en mars 1921, le parti communiste n’a plus de communiste que le nom, il est moribond au sein de l’IC et, en Russie, il se fortifie comme parti représentant l’Etat bourgeois. L’insurrection de Kronstadt est le dernier sursaut d’une révolution en déclin. Loin de constituer un nouvel Octobre, qui reste l’apogée d’un mouvement inégalé dans l’histoire de la constitution du prolétariat en classe, de la révolution communiste mondiale, l’insurrection de Kronstadt est la tentative avortée de pousser plus en avant le mouvement révolutionnaire ; c’est en ce sens que Kronstadt a été non seulement son propre fossoyeur mais aussi celui du prolétariat en Russie. Les insurgés feront un constat essentiel : " la révolution a failli ! ", mais ils n’en tireront aucune leçon, et ils s’effondreront avec elle, lui faisant faire son ultime soubresaut :

"D’esclave du capitaliste, l’ouvrier devint l’esclave des entreprises d’État. Bientôt cela ne suffit plus, on projeta l’application du système Taylor d’accélération du travail... La Russie est devenue un immense camp de concentration... Les soviets actuels font la sourde oreille à toutes nos revendications et ignorent nos besoins ; la seule réponse que nous n’ayons jamais reçue : des coups de fusils !"

(Extrait des pages de "Pravda o Kronchtadte")

Chapitre VI - CONCLUSION

Kronstadt, moment dans l’affirmation historique du programme communiste

Se placer du côté des insurgés de Kronstadt n’a rien à voir avec l’élévation du culte de Kronstadt et des ouvriers qui firent payer chèrement leur peau au Capital ; ceux qui sont tombés dans ce piège ont tout juste réussi à consolider l’œuvre de la contre-révolution en érigeant un mausolée de plus devant lequel faire s’agenouiller les prolétaires.

Le caractère saillant des événements révolutionnaires de Kronstadt, comme d’Octobre 1917, ne réside pas dans leurs résultats immédiats (défaite ou victoire), mais dans l’impact qu’ils ont eu sur le mouvement révolutionnaire international, dans le rôle qu’ils ont joué par rapport à l’extension/résorption de la révolution mondiale. En dépit des milliers de kilomètres qui séparaient les luttes révolutionnaires de 1917-1921, là-bas partiellement victorieuses, ici partiellement défaites, et malgré les décalages dans le temps des diverses poussées révolutionnaires, ce qui a marqué les grandes batailles révolutionnaires de 1917-1921, c’est le surgissement, partout dans le monde, d’organisations communistes qui ont tenté de mettre en commun les expériences de luttes. Ces organisations ont tenté, grâce à un travail de centralisation international, de restaurer le programme communiste légué par les révolutionnaires du passé, que des années de pratique social-démocrate et libertaire avaient quasiment éliminé comme force matérielle. En quelques mois, un mouvement jusque là confiné à quelques cercles et sectes de "communistes de gauche", d’"anarchistes"... s’est développé au point de menacer, grâce à l’embryon de centralisation révolutionnaire effectué par la création de la IIIème Internationale, l’État mondial du capitalisme.

Situer Kronstadt dans la globalité du mouvement révolutionnaire dont Octobre 1917 est le signe de déclenchement, telle est la rupture de classe imposée par les insurgés, que nous revendiquons entièrement. Notre compréhension n’a rien à voir avec l’analyse scientifique, la description impartiale de commentateurs historiques (d’historiographes) qui réduisent la réalité historique à des événements définitivement clos, isolés de toute perspective historique dont nous sommes partie prenante. Ces historiens décrivent l’idée des luttes sociales au travers des individus directement en lice, sans montrer le lien qui unit, à travers le temps, les luttes du prolétariat en tant que produits des antagonismes de classe mondiaux et non pas de la volonté, du courage de tels ou tels individus.

La rupture de classe proclamée par les insurgés eux-mêmes met hors circuit tous les thuriféraires de Kronstadt qui ont occulté le contenu révolutionnaire inséparable de Kronstadt et d’Octobre 1917... Mais, pour le bon sens bourgeois, les mêmes "individus" ne peuvent se retrouver une fois du côté de la révolution et une autre fois du côté de la réaction, la "révolution" n’ayant pas d’autre signification que de célébrer cet individu bourgeois dans son nouveau costume de citoyen. Au contraire, l’essence commune de Kronstadt 1921 et d’Octobre 1917 définit la révolution communiste non pas comme l’œuvre d’individus géniaux, mais comme un processus de bouleversements sociaux s’effectuant et s’exacerbant sous la poussée des contradictions de classe, jusqu’à la résolution de la contradiction des sociétés de classes dans le communisme. C’est autant un retour sur soi idéaliste de voir l’insurrection de Kronstadt comme "l’explosion pure de liberté", que de concevoir Octobre 1917 en Russie, comme "le Grand soir" où du jour au lendemain le monde aurait été bouleversé par l’instauration de la dictature du prolétariat. Poser les choses ainsi, comme il semblerait qu’il faille nécessairement les polariser en les excluant, c’est confiner le mouvement révolutionnaire à une succession d’événements isolés les uns des autres, bons ou mauvais, victorieux ou défaits, qui suivent un schéma progressif dans lequel le mouvement se déroule de manière uniforme et linéaire soit dans un cours révolutionnaire, soit dans un cours contre-révolutionnaire. Dans la réalité, le mouvement révolutionnaire progresse au contraire par bonds. Face à la pression de la contre-révolution et à l’exacerbation des antagonismes sociaux qui en découle, le prolétariat est obligé de faire la critique des luttes passées, afin de parvenir à mieux définir sa stratégie, à corriger ses faiblesses. La classe se constitue en parti au travers des luttes séculaires que les communistes passent au crible de la critique, afin de ne pas reproduire les défaites du passé. C’est la mondialité de l’État capitaliste, l’universalité de la marchandise et de ses métamorphoses incessantes qui déterminent les communistes à pousser cette critique du mouvement révolutionnaire jusqu’à la résolution universelle des contradictions de classes. Pour les communistes qui constituent l’avant-garde révolutionnaire, il n’existe donc pas de victoire qui ne puisse se transformer en défaites et vice versa. Il n’y a pas de lieu duquel le Capital ait été supprimé qui constituerait un asile "rouge", sans la destruction de l’État mondial du Capital grâce à la victoire de la révolution internationale ! Il n’y a pas d’antagonisme entre une lutte partielle et le but historique, car bien que le mouvement révolutionnaire apparaît nécessairement comme partiel, chaque affirmation contient et pose réellement le développement de la centralisation internationale, les intérêts mondiaux de la classe prolétarienne. Le mouvement révolutionnaire, destructeur de la société, repose nécessairement sur des ruptures (rupture des prolétaires de Kronstadt avec le soi-disant "État ouvrier en Russie") et celles-ci s’expriment par la critique de soi du mouvement révolutionnaire. La critique devient ainsi elle-même force matérielle, partie intégrante de l’action révolutionnaire du prolétariat.

La critique radicale faite par les insurgés de Kronstadt du soi-disant "État prolétarien en Russie" rejoint, concorde et renforce toute l’action pratique/critique des "communistes de gauche" qui formaient, en dépit de leurs faiblesses, l’avant-garde du mouvement révolutionnaire de 1917-1921. Mais la défaite de la rébellion de Kronstadt comme celle des "communistes de gauche" dans l’I.C., n’est pas l’enterrement de la révolution ! La non-abdication des insurgés de Kronstadt, qui ne renièrent pas la révolution mondiale même quand la bourgeoisie parvint à lui porter un coup décisif, se rattache organiquement à une pratique de parti, au parti révolutionnaire dont les représentants se font presque au même moment (juin 1921) exclure de l’I.C. pour n’avoir pas également renié la révolution internationale et tenté de constituer une direction communiste au mouvement de classe. Une organisation comme le K.A.P.D. s’est retrouvée pleinement avec les insurgés de Kronstadt de par sa lutte de fraction au sein de l’I.C. contre les tendances social-démocrates majoritaires et les positions bourgeoises adoptées par les Partis "Communistes" en faveur du parlementarisme et du syndicalisme... et surtout par son rôle actif et dirigeant dans les luttes ouvrières de mars 1921 en Allemagne. De même, des groupes de la Gauche communiste internationaliste tels la Fraction italienne autour de la revue "Bilan" et la Fraction belge, s’appuyant sur un travail critique du mouvement révolutionnaire, défendirent les intérêts révolutionnaires des prolétaires en Espagne en 1936 et 1937 contre la répression effectuée par le "front républicain antifasciste et de ses ministres anarchistes", répression identique quant à la nature bourgeoise, à celle du gouvernement bolchevique contre Kronstadt. Ces communistes ne se sont pas accrochés au communisme comme à un dogme, en en faisant une nouvelle religion avec sa bible et ses saints ; leur attitude pratique/critique fidèle au mouvement révolutionnaire du prolétariat n’avait pas pour objectif d’acquérir une place en tant que gardien de "l’orthodoxie marxiste". De même, les insurgés de Kronstadt n’ont pas fait d’Octobre 1917 un monument sacré. Partout, les uns et les autres élevèrent grâce à leur critique essentielle du mouvement, certes non entièrement élaborée, les fondations pour une clarification et un développement du programme historique de la révolution.

Seule l’action des communistes, tirant les leçons des expériences révolutionnaires du prolétariat, a permis que Kronstadt serve aujourd’hui pour le prolétariat mondial de référence avec Octobre 1917, Berlin 1918-1919, Barcelone 1937, etc.. Sans ce travail militant opéré par des groupes de la Gauche communiste, nous pataugerions encore dans le marécage social-démocrate (y compris libertaire) qui confond Octobre 1917 avec n’importe quelle accession de la gauche au gouvernement et à qui l’insurrection de Kronstadt sert de leitmotiv à l’érection de ministères anarchistes, comme en 1936 en Espagne, ou encore de "syndicats libres" bénis par le Pape, comme à Gdansk !

Ce qu’illustre Kronstadt, c’est comment, grâce à la critique révolutionnaire (radicale)que l’abîme des contradictions de classe lui impose de mener incessamment, le mouvement communiste parvient à réémerger des défaites les plus cinglantes et à se revitaliser jusqu’au moment d’un nouvel affrontement décisif. Le mouvement révolutionnaire puise aussi sa force des défaites, desquelles les fractions communistes soustraient, à contre-courant, l’œuvre du mouvement révolutionnaire du prolétariat qui a besoin, tel un alambic, de parcourir un chemin long et difficile pour rejaillir plus compacte, plus vive et puissante. Dans cette critique, il n’y a pas un gramme de jugement moral ni un souffle de métaphysique.

"La doctrine matérialiste de l’influence modificatrice des circonstances et de l’éducation oublie que les circonstances sont modifiées par les hommes et que l’éducateur lui-même doit être éduqué."

(Marx - "Thèses sur Feuerbach")

C’est pour avoir "oublié" de se laisser éduquer que le Parti bolchevique et d’autres partis qui restèrent dans l’I.C. par opportunisme, sont passés de l’autre côté de la barricade. Nous n’avons aucun malaise à reconnaître que tel parti a, à un moment, défendu la révolution et, à un autre, l’a combattue. La leçon essentielle que nous tirons de ces événements, c’est que le mouvement prolétarien au cours de sa pratique/critique détruit tous les dogmes, toutes les vérités absolues, même celle qui affirme que la révolution ne peut être défaite ! La révolution est vaincue, vive la révolution !