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les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

Léon Trotsky - Lettre à Thomas Wendelin - 6 Juillet 1937

La lettre suivante fut écrite en réponse aux questions posées à l’auteur par Wendelin Thomas, qui soutenait qu’il existait une identité fondamentale entre le bolchevisme et le stalinisme, révélée par l’attitude de Lénine face à des opposants comme les mencheviks, les insurgés de Cronstadt et les bandes indépendantes de Makhno en Ukraine pendant la guerre civile. Thomas était un ancien député communiste au Reichstag et, à l’époque où fut écrit cet article, membre de !a Commission internationale d’enquête sur les procès de Moscou (dite commission Dewey).

Estimé camarade,

Je ne pense pas que les questions que vous m’avez posées aient un rapport direct avec l’enquête de la commission de New-York et puissent influencer ses conclusions. Néanmoins, je suis tout à fait prêt à vous répondre de façon â informer de mon opinion présente ceux qui s’y intéressent.

"La fin justifie les moyens"

Comme beaucoup d’autres, vous voyez l’origine du mal dans le principe : "la fin justifie les moyens". Ce principe est en lui- même très abstrait et très rationaliste. Il permet les interprétations les plus variées. Mais je suis prêt à prendre sur moi la défense de cette formule - d’ un point de vue matérialiste et dialectique. Oui, je considère qu’il n’y a pas de moyen qui soient bons ou mauvais en eux-mêmes ou en fonction de quelque principe supra-historique absolu. Les moyens qui accroissent le pouvoir de l’homme sur la nature ou qui suppriment le pouvoir de l’homme sur l’homme sont bons. Dans ce sens historique large, les moyens ne peuvent être justifiés que par la fin.

Est-ce que cela signifie cependant que le mensonge, la perfidie, la trahison, sont permis et justifiés s’ils mènent à "la fin" ? Tout dépend de la nature du but. Si le but est la libération de l’humanité, alors le mensonge, la trahison et la perfidie ne sont en aucune façon les moyens appropriés. Les épicuriens étaient accusés par leurs adversaires de sombrer dans des idéaux de porc lorsqu’ils invoquaient le "bonheur". A quoi les épicuriens répondaient, non sans raison, que leurs adversaires comprenaient le bonheur... comme des porcs.

Vous faites référence aux mots de Lénine selon lesquels un parti révolutionnaire a le "droit" de faire haïr et mépriser ses adversaires par les masses. Vous voyez dans ces mots une défense de principe de l’amoralisme. Vous oubliez, cependant, de mentionner dans quel camp politique sont les représentants des morales élevées. Mes observations m’enseignent que la lutte politique utilise en général largement l’exagération, la déformation, le mensonge et la calomnie. Les révolutionnaires sont toujours les plus calomniés : en leur temps, Marx, Engels et leurs camarades ; plus tard les bolcheviks, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg ; en ce moment, les trotskystes. La haine des possédants pour la révolution, le conservatisme borné de la petite bourgeoisie, la suffisance et le dédain des intellectuels, les intérêts matériels des bureaucrates ouvriers, autant de facteurs qui entrent en jeu dans la persécution acharnée des marxistes révolutionnaires. En même temps, Messieurs les calomniateurs n’oublient pas de s’indigner de l’amoralisme des marxistes. Cette indignation hypocrite n’est rien d’autre qu’une arme de la lutte des classes.

La position de Lénine 

Dans les mots que vous citez, Lénine a voulu simplement dire qu’il ne considère plus désormais les mencheviks comme des combattants prolétariens, et se fait un devoir de les faire haïr par les travailleurs. Exprimant sa pensée avec sa passion habituelle, Lénine a donné lieu à des interprétations ambiguës et indignes. Mais, sur la base de l’œuvre complète de Lénine et de son comportement, je déclare que ce combattant implacable était un adversaire très loyal en dépit de toutes les exagérations et outrances, il s’est toujours efforcé de dire aux masses ce qui est. La lutte des réformistes contre Lénine, au contraire, fut entièrement empreinte d’hypocrisie, de mensonge. de tricherie, de falsifications, sous le couvert de vérités universelles.

Votre appréciation de la révolte de Cronstadt de 1921 est fondamentalement incorrecte. Les meilleurs marins, les plus dévoués avaient tous été retirés de Cronstadt et jouaient un rôle important aux fronts ou dans les soviets locaux à travers le pays. Ce qui restait, c’était la masse grise, animée de grandes prétentions ("Nous sommes de Cronstadt"), mais sans éducation politique et mal préparée aux sacrifices révolutionnaires. Le pays était affamé. Les Cronstadiens réclamaient des privilèges. La mutinerie était dictée par un désir d’obtenir des rations privilégiées de nourriture. Les marins avaient des canons et des cuirassés. Tous les éléments réactionnaires, en Russie autant qu’à l’étranger, se sont aussitôt emparés de cette révolte. Les émigrés blancs demandèrent que les insurgés soient aidés. La victoire de cette rébellion ne pouvait amener rien d’autre qu’une victoire...de la contre-révolution, totalement étrangère aux idées que les marins avaient en tête. Mais les idées elles-mêmes étaient profondément réactionnaires. Elles reflétaient l’hostilité de la paysannerie arriérée à l’égard des travailleurs, la vanité du soldat ou du marin par rapport au Petersbourg "civil", la haine du petit-bourgeois pour la discipline révolutionnaire. Le mouvement avait donc un caractère contre-révolutionnaire et, puisque les insurgés avaient pris possession des armes dans les forts, ils ne pouvaient être écrasés que par les armes.

Votre appréciation de Makhno n’est pas moins erronée. En lui-même, il tenait à la fois du fanatique et de l’aventurier. Il devint le point de convergence des tendances identiques à celles qui entrainèrent la révolte de Cronstadt. La cavalerie est, en général, 1a partie la plus réactionnaire de l’armée. Celui qui va à cheval méprise celui qui va à pied. Makhno créa une cavalerie de paysans qui fournissaient eux-mêmes leurs chevaux. Ils n’appartenaient pas au village pauvre et opprimé que la révolution d’Octobre avait d’abord éveillé, mais c’étaient de solides paysans biens nourris qui craignaient de perdre ce qu’ils possédaient. Les idées anarchistes de Makhno (la méconnaissance de l’Etat, la non-reconnaissance du pouvoir central) correspondaient plus que toute autre chose à l’esprit de cette cavalerie koulak. Je dois ajouter que la haine de la ville et du travailleur de la ville qui animait les partisans de Makhno était doublée d’un antisémitisme militant. Au moment même où nous continuions une lutte à mort contre Dénikine et Wrangel, les makhnoviens essayaient de mener une politique indépendante. Tirant les ficelles, la petite bourgeoisie (koulak) pensait pouvoir dicter ses vues contradictoires aux capitalistes d’une part et aux travailleurs de l’autre. Ce koulak était armé, nous devions le désarmer. c·est précisément ce que nous avons fait.

Staline et les bolcheviks 

Votre tentative pour conclure que les falsifications de Staline découlent de l’"amoralisme" des bolcheviks est fondamentalement fausse. Durant la période où la révolution a combattu pour la libération des masses opprimées, elle appelait chaque chose par son nom et n’avait pas besoin de falsification. Le système de falsifications provient de ce que la bureaucratie stalinienne combat pour les privilèges de la minorité et est contrainte de dissimuler et de déguiser ses buts réels. Au lieu de rechercher une explication dans les conditions matérielles du développement historique, vous créez une théorie du "péché originel", qui est bonne pour l’Eglise mais pas pour la république socialiste.

Respectueusement vôtre.

Coyoacan, le 6 juillet 1937.