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les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

Alexandre Berkman - Leçons et signification de Cronstadt
Le Libertaire n°639 du 2 février 1939

Le mouvement de Cronstadt fut pacifique, spontané, sans préparatifs. S’il se transforma finalement en un conflit armé tragique et sanglant, ce fut uniquement à cause du despotisme de la dictature communiste.

Cronstadt se rendait parfaitement compte du caractère général des bolcheviks ; cependant, elle croyait à la possibilité d’une solution amicale. Elle croyait que le gouvernement bolchevique se rendrait à la raison, elle lui prêtait un certain esprit de justice et de liberté.

L’expérience de Cronstadt prouve une fois de plus que le Gouvernement ou l’Etat (quels que soient son nom et sa nature) est toujours l’ennemi mortel de la liberté et de l’indépendance du peuple.

L’Etat n’a ni âme ni principes. Il n’a qu’un seul objectif : s’assurer le pouvoir et le conserver à tout prix. Ceci est la leçon politique de Cronstadt.

Cette révolte nous a donné une autre leçon : une leçon de stratégie.

Le succès d’une révolte dépend de sa détermination, de son énergie et de sa force offensive. Les insurgés ont toujours la sympathie des masses ; cette sympathie augmente avec la vague croissante de l’insurrection, et on ne doit jamais permettre son apaisement ni l’affaiblir par un retour à la monotonie normale.

D’autre part, toute révolution a contre elle l’appareil omnipotent de l’Etat. Le gouvernement peut facilement concentrer dans ses mains les sources d’approvisionnements et les moyens de communications : aussi faut-il empêcher le gouvernement d’user de ses pouvoirs. La rébellion doit être vigoureuse, ses coups doivent être portés à l’improviste et résolument. Elle ne doit pas rester localisée, elle doit se propager et se développer. Une révolte qui reste localisée, qui emploie la politique de l’attente ou qui se situe sur le plan défensif, est inévitablement condamnée à la déroute.

C’est surtout en ceci que Cronstadt a répété les erreurs de stratégie qui furent fatales aux Communards de Paris. Ces derniers ne voulurent pas suivre l’opinion de ceux qui leur proposaient l’attaque immédiate de Versailles, quand le gouvernement de Thiers était désorganisé. Ils n’étendirent pas la révolution à tout le pays. Ni les ouvriers de Paris en 1871, ni les marins de Cronstadt n’avaient pour objectif l’abolition du gouvernement. Les communards ne voulaient en somme que certaines libertés républicaines et quand le gouvernement voulut les désarmer, ils expulsèrent les ministres de Thiers de Paris, établirent leurs libertés et préparèrent à les défendre et rien de plus.

Cronstadt exigeait seulement les élections libres des Soviets. Ayant arrêté plusieurs communistes les marins se disposèrent à se défendre contre l’attaque. Cronstadt refuse de suivre l’opinion des techniciens militaires qui préconisaient de s’emparer immédiatement de Oranienbaum. Ce fort était de la plus grande importance militaire et il contenait en outre 50.000 pounds [1] de farine appartenant à Cronstadt. La prise de Oranienbaum était facile, car, surpris les bolcheviks n’auraient pas eu le temps d’envoyer des renforts. Mais les marins refusèrent de prendre l’offensive ; on perdit ainsi le moment psychologique. Quelques jours après, quand les déclarations et les actes du gouvernement bolchevique convainquirent Cronstadt qu’elle était entraînée dans une lutte de vie ou de mort, il était déjà trop tard pour corriger l’erreur [2].

C’est ce qui se produisit également en 1871. Lorsque la logique de la lutte dans laquelle ils étaient entraînés démontra aux communards la nécessité d’abolir le régime de Thiers, non seulement à Paris mais dans toute l’extension du pays, il était déjà trop tard. A Paris comme à Cronstadt, la tendance pour la tactique passive et défensive fut fatale.

Cronstadt tomba. Le mouvement de Cronstadt pour les Soviets libres fut noyé dans le sang au moment où le gouvernement bolchevique, faisant des concessions aux capitalistes européens, signait la paix de Riga en vertu de laquelle une population de douze millions fut jetée à la merci de la Pologne, et aidait alors l’impérialisme turc à étrangler les républiques du Caucase.

Mais le "triomphe" des Bolcheviks à Cronstadt portait en lui le germe de la déroute finale du bolchevisme. Il mit en lumière le véritable caractère de la dictature communiste. Les communistes montrèrent qu’ils étaient disposés à sacrifier le communisme, à contracter n’importe quel engagement avec le capitalisme international, et par suite refusèrent les justes demandes de leur propre peuple, pétitions qui répétaient les mots d’ordre de 1917, lancées par les Bolcheviks eux-mêmes : Soviets élus par le vote direct et secret, selon la constitution de la RSFSR, et liberté de parole et de presse pour les partis révolutionnaires.

Le deuxième congrès panrusse du parti communiste se réunit à Moscou au moment de la rébellion de Cronstadt. À ce même congrès toute la politique économique bolchevique changea de couleur par suite des événements de Cronstadt et de l’attitude menaçante des masses laborieuses des diverses régions de la Russie et de la Sibérie. Les Bolcheviks ont préféré liquider leur politique fondamentale, abolir la réquisition obligatoire, introduire la liberté du commerce, faire des concessions aux capitalistes et se défaire du communisme (du communisme pour lequel fut proclamée la révolution de novembre, qui coûta des flots de sang et accula la Russie à la ruine et au désespoir) plutôt que de permettre l’élection des Soviets libres.

Qui pourrait, à l’heure actuelle, douter des réelles intentions des Bolcheviks ? Ont-il poursuivi l’idéal communiste ou l’idéal étatiste ?

Cronstadt est d’une grande importance historique. Elle a donné le glas du bolchevisme avec sa dictature de parti, sa centralisation insensée, son terrorisme tchéquiste et ses castes bureaucratiques. Elle désenchanta également les esprits intelligents et honnêtes de l’Europe et de l’Amérique, et les obligea à confronter les théories et les faits bolcheviques. Elle détruisit le mythe bolchevique de l’Etat communiste "comme gouvernement des ouvriers et des paysans". Elle démontra que la dictature du parti communiste et la révolution russe étaient deux phénomènes opposés, contradictoires, qui s’excluaient réciproquement. Elle démontra que le régime bolchevique est une tyrannie et une réaction implacables, et que l’Etat communiste est la contre-révolution la plus puissante et la plus dangereuse.

Cronstadt tomba. Mais elle tomba victorieuse en son idéalisme et en sa force morale, en sa générosité et en son humanité supérieure. Cronstadt était orgueilleuse — et avec raison — de ne pas avoir répandu une goutte de sang de ses ennemis, les communistes qui se trouvaient en son sein. Les marins inéduqués et incultes, rustres dans leurs manières et dans leur langage, étaient trop nobles pour suivre l’exemple de vengeance des bolcheviks. Ils ne fusillèrent pas, pas même les odieux commissaires. Cronstadt incarne l’esprit généreux et clément de l’âme slave et du mouvement émancipateur séculaire de Russie.

Cronstadt fut la première tentative populaire et entièrement indépendante pour se libérer du joug du socialisme d’Etat, une tentative faite directement par le peuple, par les ouvriers, les soldats et les marins même. Ce fut le premier pas vers la troisième révolution, qui est inévitable, et qui, nous l’espérons, apportera la liberté permanente et la paix à la malheureuse Russie.