Quelques jours après le retour de Pétrograd des manifestants, la place de l’Ancre fut comble pour protester contre les arrestations et les poursuites engagées contre les anarchistes et les bolchéviks. On apprit que Raskolnikoff avait été envoyé à la prison de Kresty sur ultimatum du ministre de la justice.
Une commission d’enquête vint à Kronstadt, accusant les bolchéviks Déchevy et Bregman ainsi que anarcho-syndicaliste Yartchouk d’avoir organisé l’insurrection en vue de renverser l’ordre établi. Les matelots déclarèrent qu’ils ne livreraient personne de Kronstadt et conseillèrent à la commission, afin d’"éviter toutes sortes d’ennuis", de quitter au plus vite Kronstadt, conseil qu’elle s’empressa de suivre.
La presse bourgeoise recommença à calomnier Kronstadt avec une haine incroyable, oubliant toute mesure.
Des bruits furent propagés tels que : l’insurrection du 3 juillet avait été organisée avec de "l’argent allemand". Chaque matelot avait reçu 25 roubles-or par jour et pour cela on ne pouvait plus les traiter que de "vendus" et de "traîtres à la Patrie". Comme le moindre coin de Russie était inondé par la presse "libérale", l’intoxication barbare donna des fruits au début. Il arriva que des matelots en permission soient chassés par leurs parents, montés contre eux par les clameurs hystériques et calomnieuses des "sauveurs de la patrie et de l’Etat".
Une partie de la presse socialiste se joignit encore à cette intoxication, déclarant contre-révolutionnaires les journées du 3 au 6 juillet, et faisant courir le bruit que c’était l’oeuvre "d’éléments troubles".
Le soviet de Kronstadt se mit fiévreusement au travail. Il ne se contenta pas de faire de la propagande sur place et commença à envoyer des agitateurs dans toute la Russie. Le mot d’ordre essentiel devint alors "Tout le pouvoir aux délégués des soviets locaux des ouvriers, paysans et soldats". Des dizaines de Kronstadiens furent arrêtés en province, mais Kronstadt envoya sans cesse de nouveaux propagandistes. Kronstadt croyait fermement à la justesse de ses positions et savait que le jour était proche où de larges masses de la Russie comprendraient enfin que les aspirations et les objectifs de Kronstadt étaient en fait les leurs, cristallisant la foi et la force révolutionnaire de tous les ouvriers et paysans du pays.
Les premiers à faire écho furent les marins de la Mer Noire. Tout d’abord, seule la solide fraternité des marins les poussa à douter du rôle sinistre et honteux qu’on attribuait à leurs frères du nord et à venir eux-mêmes rechercher "les racines du mal". Ils avaient cependant des positions opposées à celles de Kronstadt, soutenant le gouvernement de coalition et l’appel à l’assemblée constituante, aussi avaient-ils tendance à croire tous les témoignages "dignes de foi" caractérisant Kronstadt comme contre-révolutionnaire. Une fois sur place, ils comprirent les causes de la violente tension de Kronstadt. Des délégués des marins de la Mer Noire restèrent dans l’escadre de la Baltique pour assurer la liaison et à leur tour, les matelots leur envoyèrent une délégation.
A partir de ce moment, pas à pas, Kronstadt commença à conquérir une place primordiale dans le camp révolutionnaire de la Russie.
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Kronstadt est en plein branle-bas de combat. Les matelots, soldats et ouvriers se préparent au pire. Le bruit court en ville que des soldats-cyclistes armés de pied en cap arrivent du front. A Kronstadt, on transmet que leurs navires sont surchargés de mitrailleuses et d’artillerie légère. Le Soviet de Kronstadt se réunit d’urgence.
L’étrange flottille, ayant jeté l’ancre non loin de la ville, envoie des délégués sur des chaloupes. Ceux-ci débarquent avec beaucoup de précautions, militairement, car une patrouille ennemie doit se trouver dans le port. Ils avancent peu à peu, s’attendant à ce que les Kronstadiens leur tirent dessus, car la légende de la "République indépendante de Kronstadt" est encore tenace. Puis, orientés par des habitants de Kronstadt, les délégués arrivent à bon port, au Soviet de Kronstadt qui siège au complet. On leur propose de prendre place aux premiers rangs. Ils transmettent au Soviet le salut de ceux du front et racontent comment les choses se passent au front, demandant qu’on vienne les relever.
Le soviet leur expose sa position fondamentale sur la question de la guerre, ajoutant que tant que la terre n’est pas aux mains des paysans et que la révolution n’est pas victorieuse, les travailleurs n’ont rien à défendre.
Les matelots, pendant ce temps, étaient grimpés sur les navires et avaient entamé de pacifiques conversations avec les cyclistes qui commencèrent à regarder avec gêne leur équipement militaire : canons, mitrailleuses, cartouchières, fusils, encombraient le pont. Une heure après, la "flottille" mouillait déjà au port. Les cyclistes visitent avec les matelots et les soldats les navires, où les Kronstadiens partagent avec leurs invités leur expérience révolutionnaire, analysant les leçons du passé tout en bivouaquant ensemble. En sortant du soviet, la délégation est très chaleureusement accueillie par des matelots qui l’invitent à manger avec eux. Le soir, au son des orchestres, avec des hourras et le slogan "Tout le pouvoir aux soviets locaux", les cyclistes quittent Kronstadt, priant les Kronstadiens de répondre à leur invitation amicale et de leur envoyer une délégation à leur tour.
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Ces petits rayons de lumière encouragèrent Kronstadt. L’aspect sombre de la situation apparut plus nettement aux larges masses, provoquant le mécontentement et la colère. Les matelots et les soldats revenant de permission racontèrent la répression subie par les paysans qui s’étaient répartis les terres de leur propre chef, la façon dont les koulaks des campagnes exploitaient les paysans pauvres, et le soutien des émissaires du gouvernement à ces koulaks-richards. Ceux qui revenaient du front parlèrent de scènes encore plus pénibles. Ils faisaient état de la discipline ressuscitée dans l’armée par le général Kornilov, des tentatives de l’Etat-Major kornilovien pour détruire les comités d’armée et de l’application de la peine de mort sur le front. Une légende impressionna particulièrement les Kronstadiens ; légende selon laquelle un soldat avait été fusillé sur le front sud-ouest parce qu’il avait, au cours d’une marche, pris quelques pommes dans le verger d’un gros propriétaire. L’animosité s’instaura non seulement à l’encontre du gouvernement, mais aussi du comité exécutif central des soviets qui laissait faire tout cela sans aucune protestation et plutôt même avec encouragement. Les discours de Kalédine et de Kornilov, lors de la réunion du gouvernement à Moscou, sur la "discipline de fer", sur les droits de l’officier en tant que chef, sur l’introduction de la peine de mort à l’arrière du front, tout cela fit perdre définitivement patience aux Kronstadiens.
L’indignation commença à se transformer en une forte tendance à l’insurrection armée. A ce moment, un nouveau conflit surgit entre les Kronstadiens et le gouvernement.
Sous prétexte de renforcer le front de Riga où venait d’avoir lieu une percée ennemie, le gouvernement se préparait à enlever de Kronstadt et des ports qui l’entouraient toute l’artillerie lourde. La volonté du gouvernement "sauveur de la patrie" de désarmer Kronstadt au moment où les matelots de la Baltique s’apprêtaient eux-mêmes à combattre l’offensive de la flotte ennemie, était inexplicable aux yeux des matelots et des artilleurs. On ne pouvait accuser le gouverneur de "bêtise". car il avait à sa disposition plusieurs des meilleurs et des plus brillants généraux d’Etat-Major et autres "galonnés d’or", parmi les meilleurs spécialistes du monde, et il ne pouvait ignorer la valeur stratégique de la position de Kronstadt, qui se priverait dans ce cas de tous les moyens de se défendre.
La pensée des Kronstadiens bouillonna et la déduction se fit d’elle-même : le gouvernement trahissait simplement la révolution ; il avait en fait décidé d’étouffer à n’importe quel prix les voix hostiles et songeait à livrer aux Allemands Pétrograd et Kronstadt, places fortes de la Révolution.
Sur les navires, dans les compagnies, dans les ateliers, avaient lieu des assemblées, illégales pour ainsi dire du fait que les représentants du soviet n’y étaient pas invités. Chaque jour, des dizaines de matelots allaient à Piter, faisaient le tour des usines et des fabriques, y appelent ouvertement à l’insurrection.
Le gouvernement en vint à hésiter, fit des concessions et l’affaire se termina par l’envoi d’un petit détachement de marins sur le front terrestre.
Pour les Kronstadiens, cet accord n’était pas un compromis à proprement parler ; ils étaient heureux de profiter de l’occasion de pouvoir propager la "contagion" de Kronstadt pour le compte du gouvernement. Autrement, il était presque impossible aux agitateurs de pénétrer dans les tranchées, car les comités d’officiers les en empêchaient.
Six semaines passèrent ainsi dans la recherche de nouveaux moyens pour le développement de la révolution. Le 28 août arriva, demi-anniversaire de la libération du joug tsariste ; ce jour fut l’occasion d’une grande fête commémorative. Près de 30.000 matelots, soldats, ouvriers et ouvrières, se réunirent sur la place de l’Ancre avec des banderoles portant les mots d’ordre :
— "Vive la Révolution sociale."
— "La terre aux paysans, l’usine aux ouvriers."
— "A bas le pouvoir et le capital."
— "Tout le pouvoir aux soviets locaux."
Tous jurèrent de mener la révolution jusqu’à la victoire complète.
Le lendemain, Kronstadt se prépara à la lutte contre la réaction. Le soviet de Piter envoya un télégramme par lequel il informait de la trahison de l’état-major kornilovien, de son offensive sur Pétrograd pour restaurer la monarchie ; il demandait d’envoyer 3.000 matelots pour défendre Pétrograd.
Une sommité bolchévique arriva de Piter à Kronstadt et raconta qu’à la séance du comité exécutif central des soviets, à la proposition d’un dirigeant de remettre la défense et la garde du comité central exécutif entre les mains les plus sûres, celles des Kronstadiens en l’occurrence, Tchéidzé répondit :
— "Oui, ce sont bien les révolutionnaires les plus sûrs, mais j’ai bien peur qu’après il soit difficile de s’en défaire." Les faits lui donnèrent raison par la suite.
Un meeting se tint la nuit sur la place de l’Ancre où fut lu le télégramme. Les Kronstadiens exprimèrent tout de suite leur volonté de gagner les postes de garde, sans rancune pour les journées du 3 au 6 juillet. Le soviet fit savoir à Pétrograd qu’un détachement était envoyé mais, les ’armes ayant été enlevées aux Kronstadiens le 6 juillet, le soviet de Piter devait les réarmer. Une commission technico-militaire s’organisa ; des spécialistes militaires s’y joignirent : le commandant de la forteresse, l’ingénieur militaire et quelques autres. Kronstadt fut sur le pied de guerre.
La Révolution obtint cette fois-ci une victoire sans effusion de sang. Le quartier général fut coupé du front et de l’arrière grâce aux interventions énergiques, rapides et décisives, des cheminots et des télégraphistes. Le reste fut l’affaire des soviets et des comités d’armée.
Après la liquidation de la rébellion de Kornilov, le détachement de Kronstadt exigea la libération des emprisonnés des 3 et 6 juillet ; mais lorsqu’on informa le soviet de Kronstadt que le détachement ne voulait pas quitter Pétrograd et menaçait de les libérer par la force, il lui envoya une délégation spéciale. A une assemblée élargie du soviet, il avait décidé qu’il fallait donner le temps aux masses laborieuses de la Russie de "digérer" l’épopée kornilovienne. Cette prise de conscience de la masse produirait inévitablement une poussée à gauche et il fallait, sans perdre de temps, se préparer à la nouvelle étape de la révolution.
La délégation remplit sa mission. Au son de la musique, avec les banderoles déployées :
"Nous exigeons la libération des emprisonnés." — "Tout le pouvoir aux soviets locaux."
Les Kronstadiens revinrent à Kronstadt traités déjà par les représentants du soviet de Pétrograd comme des révolutionnaires authentiques.