Le 23 octobre, les représentants du soviet de Kronstadt (un bolchévik et un A.S.C.) se rendirent au Congrès pan-russe des soviets. A Pétrograd, vu de l’extérieur, tout était calme ; seule la rédaction du journal "l’Ouvrier" avait été saccagée et était gardée par des Junkers. Au Smolny, Antonov-Ovséenko, le président du comité militaire révolutionnaire, déclara que Kérensky rassemblait des troupes et tenterait peut-être de disperser le congrès. L’ouverture du congrès n’avait pas encore été décidée. Les bolchéviks craignaient d’exposer leurs dirigeants : Lénine, Zinoviev, Kaménev et autres qui étaient hors la loi. De plus, la majorité des manifestants arrêtés le 3 juillet étaient encore emprisonnés. La tendance révolutionnaire du congrès résolut de faire le point de ses forces sur place et en province. Elle se réunit, recueillit les informations de ceux qui arrivaient du front et des campagnes. Les délégués de Kronstadt, après un échange de vues avec les représentants du comité révolutionnaire militaire, décidèrent de revenir à Kronstadt et d’y faire un rapport, étant donné que le congrès n’avait pas encore été officiellement ouvert.
Vers le soir, le spectacle de Pétrograd avait perdu son aspect idyllique du matin. Des colonnes de Junkers parcouraient la perspective Nevsky, encadrées par des officiers. Les patrouilles de Junkers ne s’occupaient pour L’instant que du contrôle des automobiles. Sur les trottoirs, des groupes spontanés de passants se rassemblaient, échangeant des informations. Du côté de Vyborg, les ouvriers s’armèrent et occupèrent tous les postes de garde : ils levèrent le pont du Dvoretz.
Les délégués revinrent à Kronstadt vers minuit. Le soviet siégeait. Ils lui firent un rapport sur la situation à Pétrograd, après quoi le soviet décida le rassemblement immédiat de toutes les unités pour entrer en action. La commission technico-militaire communiqua par télégramme à toutes les unités militaires et aux marins l’ordre du soviet. Les ouvriers furent convoqués d’urgence à leurs ateliers par les sirènes qui, d’habitude, les appelaient au travail et aux moments d’alarme, servaient de signal de combat. Les membres du soviet se séparèrent pour faire un rapport à leurs mandants.
Chaque unité combattante communiqua à la commission technico-militaire la liste des volontaires qui se joignaient au détachement. L’Union des Transports Maritimes prépara les moyens de transbordement. Les membres de la commission technico-militaire firent le tour des ports et proposèrent aux comités de navires de maintenir les vaisseaux sous vapeur. Des bateaux furent envoyés à toutes les batteries du Nord et du Sud afin de donner la Possibilité à tous les volontaires enregistrés, de venir se joindre au détachement.
A la Krasnaya gorka, le télégramme fut reçu directement par le Commissaire du Soviet de Kronstadt et transmis au comité militaire du port. Le rassemblement fut immédiatement sonné. En une minute, le fort fut sur le pied de guerre. Après de courtes interventions, le meeting décida d’occuper les positions de combat en prévision d’une attaque possible de Krasnaya gorka par des détachements blancs-gardistes, pouvant venir du front.
Le Fort Ino, situé sur le rivage opposé du Golfe de Finlande, constitua un détachement qui prit place dans un train et attendit les dernières instructions de Kronstadt pour se diriger sur Piter.
A trois heures du matin, tout fut prêt. Les délégués, après leur rapport au soviet, étaient partis de nouveau pour Pétrograd, en vedette. Le brouillard épais qui couvrait tout le golfe les fit aborder au port de Totleben, complètement à l’opposé de Pétrograd, sur la route de la Finlande ; ils parvinrent avec beaucoup de difficultés au port suivant, relié à Kronstadt par une voie ferrée maritime. Le fil télégraphique direct cessa brusquement de fonctionner, la liaison avec Pétrograd fut interrompue.
***
Cinq heures du matin.
La sirène fonctionne sans discontinuer. La place de l’Ancre s’agite, de tous côtés affluent des unités combattantes de matelots, de soldats, d’artilleurs, d’ouvriers ; des banderoles révolutionnaires de combat flottent :
"Tout le pouvoir aux soviets locaux" "La terre aux paysans, les usines aux ouvriers". Le dernier meeting se clôt par le discours d’un anarchiste qui termine en criant "Vive la Révolution sociale !" Les orchestres jouent des marches révolutionnaires, et, en ordre serré, les Kronstadiens se dirigent vers le port.
La commission technico-militaire procède à l’embarquement. On n’attend plus que les torpilleurs d’Helsingfors [1]. A neuf heures du matin, le "Samson" et le "Zabïaka" arrivent. Ils communiquent qu’un premier détachement de 7.000 marins s’est déjà mis en route pour Piter par la voie ferrée et qu’il faudra l’accueillir à la gare de Finlande.
A onze heures du matin, des dragueurs de mines sortent de Kronstadt pour sonder la mer car, profitant du brouillard, des torpilleurs gouvernementaux auraient pu placer des mines. "L’Amour" lève l’ancre avec à son bord l’état-major du détachement. Derrière lui, les autres navires quittent le port.
Dans l’après-midi du 24 octobre, les navires jettent l’ancre devant le Palais d’Hiver. "L’Amour" se met à côté de l’"Aurore" qui mouillait à Piter depuis les journées de lutte contre Kornilov. Sur la rive de l’île Vassiliev, un cortège d’ouvriers accueille les Kronstadiens.
Les délégués de Kronstadt vont, à bord d’une vedette, au Smolny pour se présenter au congrès pan-russe des soviets. Mais, lorsque la vedette arrive à la hauteur du Palais d’Hiver, de celui-ci un feu d’enfer de mitrailleuses se déclenche contre elle. Le "Samson" et le "Zabïaka", avec la rapidité d’un oiseau, se mettent devant elle, stoppent ; en une seconde, les canons sont armés et un ouragan de feu tombe sur le Palais d’Hiver. La vedette rebrousse chemin et le tir s’arrête.
A seize heures, des représentants du comité militaire révolutionnaire arrivent du Smolny en informant que Kérensky passe à l’offensive et concentre des forces au Palais d’Hiver et en d’autres endroits. Les ouvriers de Pétrograd et la majorité des troupes militaires sont contre le gouvernement et réclament son arrestation ; plusieurs régiments d’infanterie ont déclaré qu’ils resteraient neutres. Les cosaques hésitent. Dans de telles conditions, le congrès ne peut s’ouvrir ; aussi, les Kronstadiens proposent-ils de prendre d’assaut le Palais d’Hiver où siège le gouvernement.
Les Kronstadiens déclarent qu’ils sont prêts à défendre la Révolution, mais ils ne veulent pas être seuls à attaquer : si les ouvriers de Pétrograd s’approchent du Palais d’Hiver, alors ils prennent sur eux de l’enlever.
L’état-major du détachement de Kronstadt élabore un plan d’action avec les représentants du comité militaire révolutionnaire. Toute l’infanterie de Kronstadt est débarquée immédiatement sur la berge et les navires se mettent en branle-bas de combat. Le comité concentre, de son côté, les forces de la garnison de Pétrograd à la forteresse Pierre-et-Paul et envoie les ouvriers (la garde rouge) renforcer l’infanterie des Kronstadiens.
De l’"Amour", une demande de reddition est envoyée au gouvernement. Il est convenu que s’il n’y a pas de réponse avant 23 heures, la forteresse Pierre-et-Paul tirera une seule salve de canon, à laquelle l’"Aurore" répondra aussi par une salve. Une demi-heure plus tard, la forteresse Pierre-et-Paul enverra une seconde salve ; si une heure après la seconde salve, des parlementaires du Palais d’Hiver n’apparaissent pas, alors les opérations militaires seront déclenchées.
23 heures — Une première et unique salve est tirée de la forteresse Pierre-et-Paul. L’un après l’autre, plusieurs obus volent : 20 obus en tout. On apprit par la suite qu’un seul d’entre eux atteignit le Palais, les autres tombèrent dans la Néva.
A minuit, la canonnade cesse. Les navires n’ont pas pris part à cet échange de tir. L’état-major de l’"Amour", ne recevant aucune information, se trouve dans la plus totale ignorance : il envoie des patrouilles vers le Palais d’Hiver et à la forteresse Pierre-et-Paul. En route, elles remarquent la signalisation du mât de l’Ecole Navale d’Officiers située sur le quai de la Néva. De l’"Amour", un détachement, avec l’un des membres de l’état-major, y est dépêché. Dans l’énorme salle de parade de l’Ecole, des gardes marins armés (des junkers de la marine) sont rassemblés et s’apprêtent apparemment à aller défendre le gouvernement. Ils sont désarmés et laissés sous garde dans le bâtiment. Une sentinelle du détachement occupe le haut de la tour de signalisation.
A deux heures du matin, arrive au Quartier Général du détachement de Kronstadt un délégué des militaires-cyclistes, transmettant un message dans lequel les cyclistes qui étaient venus les 3 et 6 juillet du front pour "réprimer" les Kronstadiens, et se trouvent maintenant être leurs plus sûrs alliés dans la lutte pour l’émancipation complète des travailleurs, déclarent : "Chers Kronstadiens, le Palais d’Hiver ne se rend pas. Si vous ne le prenez pas cette nuit, alors notre situation deviendra très critique ; nos canons se trouvent sans protection dans la forteresse Pierre-et-Paul. Dès que le jour poindra, nous ne pourrons plus tenir." Une patrouille revient de la ville, rapportant l’information qui circule : Kérensky s’est enfui de Piter et est parti au front avant que la gare de Nikolaev ne soit prise par les matelots. Il est nécessaire de liquider le "gouvernement du Palais d’Hiver" et de donner la possibilité de s’ouvrir au congrès des soviets, lequel pourra désarmer Kérensky par un appel puissant.
L’état-major de l’"Amour" donne des instructions à l’"Aurore" pour tirer une seule salve. On entend le grondement du tir... Tout tremble à l’entour et l’écho de l’éclat se répercute longtemps... Il n’y a pas de réponse : le drapeau blanc n’est pas hissé au Palais d’Hiver. Le "Samson" et le "Zabïaka" parviennent jusqu’au Palais d’Hiver. L’"Aurore" s’avance jusqu’au milieu de la Néva et se met devant l’"Amour". Par la chaîne de liaison, on demande aux détachements qui se trouvent près du Palais d’Hiver de quitter leurs positions et de s’éloigner, car l’"Aurore" et l’"Amour" vont ouvrir le feu à 4 heures du matin. A ce moment, arrivent en automobile les représentants de la fraction S.R. du congrès des soviets. Ils sont conduits à l’état-major sur l’"Amour".
"Savez-vous, commence le S.R. de gauche Spiro (devenu actuellement communiste), que le gouvernement est en train de se faire massacrer et qu’en mourant, il envoie sa malédiction à la démocratie ? Savez-vous que les obus de votre "Aurore" ont détruit toute la perspective Nevsky ?"
Un tel pathos, évidemment, ne peut agir sur personne. Il lui est répondu que la malédiction est plus facile à supporter que "les représailles par le feu et l’épée, le sang et le fer" promises par Kérensky. De plus, l’"Aurore" n’avait tiré qu’une seule salve, et, en ce qui concerne le gouvernement provisoire, la délégation S.R. devrait aller au Palais d’Hiver lui proposer de se rendre ; l’état-major garantit aux membres du gouvernement, dans cette éventualité, une sécurité totale et assure qu’il les mènera sains et saufs là, où le congrès des soviets l’indiquera.
Les délégués tentent alors d’agir sur le membre S.R. de gauche, Kallis, de l’état-major de l’"Amour". S’adressant à lui, Spiro déclare : "Dans le cas contraire, vous serez soumis au jugement du parti et exclu." Kallis répond qu’il obéit au Parti et se soumet à la discipline du Parti mais, s’il y a au comité central du Parti un marais politique et s’ils ne peuvent pas trouver jusque-là un point d’appui et une ligne ferme de conduite, alors "nous verrons encore au prochain congrès du Parti qui jugera qui !". Les explications sont terminées et il est proposé aux délégués de quitter les lieux.
Vers quatre heures du matin, l’"Amour" reçoit une première information annonçant que le Palais d’Hiver a été pris par les Kronstadiens. Peu après, un groupe d’artilleurs et de matelots arrive du Palais d’Hiver même et nous apprend que le gouvernement est arrêté, à l’exception de Kérensky qui a disparu.
Les gouvernementaux arrêtés sont conduits à la forteresse Pierre-et-Paul. En route, à l’entrée du Pont Troïtsky, des coups de feu sont tirés, apparemment par un groupe quelconque de défenseurs du gouvernement qui pense jeter la panique dans le convoi et donner ainsi la possibilité aux prisonniers de s’évader. Les convoyeurs ordonnent à tous de s’allonger, attendent que la fusillade s’arrête, puis tous reprennent le chemin de la forteresse Pierre-et-Paul, où le "gouvernement" est remis sain et sauf à la garde des soldats-cyclistes.
A cinq heures du matin, Rochal et Raskolnikoff arrivent. Ils étaient emprisonnés depuis le 5 juillet et viennent d’être libérés. Ils nous informent des troubles qui ont lieu au Palais d’Hiver. Deux membres de l’état-major de Kronstadt y vont. Près du Palais, se tient un détachement de matelots venant d’arriver d’Helsingfors. Une partie du palais est détruite par la canonnade. A l’intérieur du bâtiment règne le plus grand chaos. Le régiment chargé de garder le palais a trouvé les caves impériales dans les sous-sols et s’est enivré. Profitant de l’absence de garde du palais, une foule de curieux et d’amateurs de petit butin y ont pénétré.
La garde est remplacée par le détachement de marins d’Helsingfors, indignés par l’acte déshonorant de ces soldats. Ils se rappellent les scènes pénibles de 1905 à Kronstadt, lorsque les matelots, au début même de l’insurrection, se jetèrent sur les cabarets et auberges pour les piller, s’enivrèrent et ruinèrent ainsi le projet révolutionnaire. Les matelots croyaient maintenant que c’était une expérience amère mais lointaine et qui ne pouvait se répéter. Au début de la révolution de Février 1917, lorsqu’ils manifestèrent en masse et en bon ordre dans la rue, ils mirent sous bonne garde tous les lieux où se conservait "le poison maudit" et pas un des insurgés n’oublia la nécessité d’être digne du nom de révolutionnaire et de ne pas noyer son honneur dans le vin et l’alcool.
Les matelots d’Helsingfors nettoient immédiatement tout le palais des sentinelles enivrées et des badauds, cadenassent les caves et bloquent toutes les entrées du palais.
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Le 25 octobre, le congrès des soviets s’ouvrit ; la socialisation de la terre, "tout le pouvoir aux soviets, au centre et sur place", l’abolition de la peine de mort y furent proclamées. Des comités de soldats furent institués dans l’armée et la résolution d’une fin rapide de la guerre fut prise. Là, furent désignés aussi les premiers commissaires du peuple.
A la fin du congrès, l’"Amour" repartit pour Kronstadt. En route, une discussion s’engagea sur le danger pouvant naître de l’existence du soviet des commissaires du peuple. Certains dirent alors que les "têtes" étaient capables de trahir rapidement les idéaux de la Révolution d’Octobre, mais tous les Kronstadiens, grisés par la victoire facile d’Octobre, déclarèrent, en agitant leurs armes : "Dans ce cas, si les canons ont atteint le Palais d’Hiver, ils pourront aussi bien parvenir jusqu’au Smolny."