Le 29 octobre, à Pétrograd, la contre-révolution fit sa première tentative armée. Les Junkers, relâchés après la liquidation du Palais d’Hiver, se rassemblèrent au château de l’ingénieur, se retranchèrent dans l’école d’artillerie et s’armèrent. A la demande des matelots de rendre les armes, ils ouvrirent le feu. Une fusillade s’ensuivit, faisant des victimes des deux côtés. Les Junkers furent désarmés. Le soviet de Pétrograd voulut les envoyer dans les prisons de Kronstadt, ce à quoi les matelots protestèrent vivement, déclarant leur intention de faire de Kronstadt une ville libre et non des "sakhalines" [1], même pour les contre-révolutionnaires.
Ce même jour, le Smolny fit savoir à Kronstadt que Kérensky avait réuni des forces "terribles" et se trouvait à la station Dno ; son armée était constituée de la "Division sauvage" de cavalerie et de 20 divisions d’artilleurs. On réclamait de Kronstadt 5.000 artilleurs avec leurs pièces.
Tous les chiffres avancés montraient bien la panique incroyable qui s’était emparée du Smolny. Il était douteux, en particulier, qu’il y eût 20 divisions d’artilleurs, car l’état d’esprit du front, vu la politique contre-révolutionnaire du gouvernement de coalition et de l’état des transports, ne donnait en effet aucun fondement pour laisser croire à un tel succès de Kérensky. D’un autre côté, Kronstadt n’avait que 3.000 artilleurs et pour cette raison, seule la nouvelle de l’offensive de Kérensky fut prise au sérieux au meeting. Les décisions pratiques furent remises jusqu’au retour d’une délégation spéciale envoyée au Smolny, devant rapporter des renseignements militaires plus précis.
Au Smolny, un désarroi total régnait. Les bolchéviks fuyaient de tous côtés. A l’entrée du Smolny, les délégués se heurtèrent, dans le vestibule peu éclairé, à Kamenev et à Zinoviev, se cachant le visage avec leurs cols relevés et des chapkas de fourrure, quittant, paniqués, le palais. On ne put rien obtenir d’eux.
Avec beaucoup de difficultés, une commission d’agitation fut créée, composée d’anarcho-syndicalistes et de bolchéviks. Elle se mit en route pour faire la tournée de la garnison de la ville et organiser une action armée contre Kérensky.
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A Pétrograd, les sirènes hurlent sans arrêt. Les ouvriers affluent de leurs usines, fabriques et ateliers. Les comités d’usines et d’ateliers, les Q.G. de la garde rouge s’arment et forment des unités combattantes d’ouvriers ; des détachements sanitaires de femmes sont constitués ; une partie des femmes va creuser des tranchées...
Tous se hâtent d’aller au front.
Les délégués reviennent à Kronstadt. Au meeting, il est décidé de mettre sur pied une force maximale en vue du combat contre la contre-révolution armée. Les forts envoient une partie de leurs artilleurs avec de l’artillerie lourde et légère ; on les embarque d’urgence dans les trains ; les matelots vont à pied au front lutter contre Kérensky. La commission technico-militaire prend en charge l’approvisionnement du front de Gatchine, à partir de réserves constituées à Kronstadt dans l’éventualité d’un siège par mer. Une partie des produits est envoyée à Pétrograd pour la population, isolée et démunie de ravitaillement du fait de l’offensive de Kérensky.
Le combat a lieu à Gatchine. Un moment, on peut croire que la victoire penche du côté de Kérensky, mais l’artillerie de Kronstadt arrive et ayant trouvé ses positions, commence à pilonner le train blindé et les véhicules blindés de l’ennemi. Ce dernier s’ébranle, une partie des cosaques, ceux de la Division Sauvage en tête, passe dans le camp révolutionnaire. Certains blindés sont détruits, d’autres pris par les matelots à l’arme blanche. Ceux qui restent, ainsi que le train blindé, fuient le champ de bataille ; Kérensky lui-même s’enfuit au palais de Gatchine. Le personnel de l’hôpital racontera plus tard qu’ils l’avaient vu fuir, habillé en infirmière.
La bataille est terminée. Les Kronstadiens retournent à Pétrograd, laissant sur le champ de bataille de nombreux camarades, fermes révolutionnaires. (Ainsi, le détachement d’instruction des miniers y perdit la moitié de son effectif.) Toutefois, conscients de leur glorieuse victoire, ils sont persuadés que l’étape sanglante de la lutte touche à sa fin et qu’une nouvelle ère révolutionnaire de création libre commence pour les masses laborieuses.
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En même temps qu’à Pétrograd et à Kronstadt, un soulèvement se déclara sur la Volga à Kazan. Des Kronstadiens participaient au soviet local, et lorsque la lutte à Kazan prit un caractère militaire, le soviet de Kazan demanda de l’aide à Kronstadt qui y envoya un détachement de matelots.
Une lutte acharnée eut lieu aussi à Moscou. Les officiers et junkers, retranchés au Kremlin, canonnaient la ville. Des Kronstadiens y allèrent combattre aux côtés des ouvriers et furent aux premiers rangs des combats décisifs.
Partout où eurent lieu des combats avec l’ancien régime, faisant ses dernières tentatives pour barrer la route à la marche victorieuse de la Révolution d’Octobre, les Kronstadiens furent l’avant-garde combattante, Les bolchéviks profitèrent largement et sans retenue de l’enthousiasme révolutionnaire des Kronstadiens.
Lorsque le ravitaillement des ouvriers devint critique après Octobre, les bolchéviks s’adressèrent au soviet de Kronstadt en le priant d’envoyer des détachements de propagande de matelots dans les villages, motivant leur demande par le fait que l’autorité révolutionnaire de Kronstast aiderait au succès de la propagande parmi les paysans pour la collecte et le charriage de céréales aux ouvriers affamés des villes. Pour tous les postes responsables, dangereux ou risqués, des Kronstadiens étaient réclamés. De Kronstadt venaient des commandants d’unités combattantes, de blindés, de stations, des serruriers, des tourneurs, des employés... Kronstadt donnait sans compter.
Pendant ce temps, les S.R. de droite et les S.D. menchéviks s’occupaient de l’organisation de la "démocratie" du pays, afin de s’opposer à la Révolution d’Octobre. Les S.D. menchéviks expérimentèrent aussi leur politique à Kronstadt. Leur cellule locale était très faible et peu remarquée. Pour cette raison, des renforts lui vinrent de Piter, avec Ermansky à leur tête. Mais leur entreprise ne fut pas couronnée de succès. Le ton qu’ils prirent pour parler d’Octobre fut nettement hostile, cherchant à dénigrer.
Dans son discours à la séance du Soviet, le camarade Ermansky, attaqua ceux qui avaient participé à la Révolution d’Octobre, en déclarant que ceux-ci "auraient honte plus tard de les regarder dans les yeux, eux, les S.D. menchéviks". En raison de ses tentatives pour prédire l’avenir, les matelots le surnommèrent "le prophète Ermansky". Le comportement du menchévik "prophète" fut caractéristique. Selon le règlement du soviet de Kronstadt, chaque orateur disposait d’abord d’une demi-heure, puis d’un quart d’heure, dans la conclusion du débat.
Lorsque le président de séance rappela à Ermansky que son temps était écoulé, celui-ci s’éleva avec colère contre un "telle violation de la liberté de parole", se référant au fait que des orateurs creux, inconnus de tous, stationnaient à la tribune de la place de l’Ancre pendant plusieurs heures et que lui, "représentant authentique du prolétariat", ayant été déporté plusieurs années au bagne, ayant écrit des livres savants sur le socialisme, n’obtenait pas le droit de s’exprimer complètement.
Or cette coutume des menchéviks et des S.R. de droite qui, en ce temps-là, dans leurs interventions, estimaient toujours nécessaire comme argument principal, de sortir leur biographie, n’agissait sur personne. En effet, que signifiait une biographie passée pour le présent révolutionnaire ? Outre cela, la masse des ouvriers et des matelots de Kronstadt avait supporté autant que les autres la dureté du bagne tsariste. Ce n’est pas pour rien qu’on appelait Kronstadt : "le second Sakhaline" ; ce n’est pas par hasard non plus que les Kronstadiens avaient levé les premiers l’étendard de la lutte pour l’émancipation complète des travailleurs, pour la création d’un nouveau monde, sans oppresseurs ni opprimés, et qu’ils avaient poursuivi inébranlablement leur route vers cet objectif.
Les cadavres de tous les révolutionnaires "anonymes", réellement inconnus, de ceux qui jamais n’avaient fait parler d’eux et dont la vie remplie de luttes ne sera jamais décrite par l’histoire "impartiale", laquelle parlera surtout des "héros" et ne soufflera mot "de la foule" qui, elle, réalise véritablement l’histoire, avaient eu à peine le temps de refroidir, que les guides se dénommant "authentiques représentants du prolétariat", se présentaient comme des juges sévères et des prophètes infaillibles, se mettant à appeler la Révolution en arrière. Leur slogan était : "Révolution, arrête-toi !". Ils appelaient passionnément toute la "démocratie" à lutter pour l’Assemblée Constituante. Ces appels ne trouvèrent pas d’échos chez les travailleurs. La révolution avait déjà dépassé le stade de la démocratie. Elle lui avait porté un coup mortel et se dirigeait plus loin, vers l’abolition du salariat et de l’Etat. Les menchéviks et les S.R. de droite, continuant à voir dans la révolution une révolution bourgeoise, perdirent pied sur ce terrain. Les larges masses laborieuses se démarquèrent d’eux. Tout le chemin par couru jusqu’à Octobre avait grandement instruit les travailleurs.
Dès ce moment, lorsque les fondements séculaires de l’esclavage s’ébranlèrent, lorsque les bornes de la patience contenue pendant une longue et silencieuse oppression, sous de lourdes chaînes, furent atteintes, lorsqu’en Février se répercuta l’appel de la Révolution, une explosion contestatrice, d’une force terrible, déferla. La conscience des masses, longtemps réprimée, par l’étau d’une inertie stérile, se libéra ; alors, l’énergie, la pensée et l’action de la masse, dans toute leur intensité, s’appliquèrent à déblayer son chemin de ses ennemis déclarés, l’autocratie et tous ses suppôts : généraux, officiers, gendarmes...
Les nuages de plomb de la réaction furent dispersés par la main puissante de la masse, s’insurgeant au nom de la création d’une vie nouvelle, enflammée par l’idée d’un monde libre. Cependant cela ne dura qu’un court moment ; bientôt l’horizon se couvrit de nouveau. Il sembla qu’on ne pourrait plus voir la voie de l’émancipation.
Sous l’apparence d’amis, de nouveaux ennemis apparurent aux masses. Le camp socialiste de droite tentait de toutes ses forces de retenir la marche victorieuse de la masse révolutionnaire. Il menaçait le monde de l’abîme si le processus de destruction des vieux fondements continuait d’aller plus en avant. "Les sauveurs de la culture et de la liberté" menaient un mauvais double jeu. Lorsqu’ils s’adressaient aux masses, leurs discours résonnaient d’appels pour l’Assemblée Constituante ; ils appelaient la classe ouvrière à concentrer toutes ses forces dans ce misérable travail. Les ouvriers devaient refuser de s’occuper de leurs problèmes et de leurs aspirations. Leurs organisations ne devaient pas fleurir mais se faner. Par contre, "les porteurs de la culture et de la liberté", la bourgeoisie et les cadets, se considéraient tout à fait dignes de ce sacrifice. Les socialistes, les S.R. de droite et les menchéviks participèrent au gouvernement de coalition, collaborèrent avec la bourgeoisie et essayèrent de démontrer aux ouvriers et paysans, qui leur faisaient confiance, qu’ils les menaient à la victoire. Pendant ce temps, le militarisme et la clique militaire relevaient la tête et se désignaient une première victoire : Les comités d’armée, réalisant l’autogestion dans la masse des soldats, devaient être éliminés, car ils gênaient la marche du sanglant Moloch et s’opposaient aux ordres du gouvernement, en tentant d’écarter du front l’idée mortelle "d’une guerre jusqu’au boutiste".
Les organisations ouvrières et les comités d’usines, nés en Février, avaient les pieds et poings liés ; dans cette situation, ils ne pouvaient rien créer, ils ne pouvaient prendre la voie du rétablissement de la production, si la bourgeoisie abandonnait ou sabotait ses usines et fabriques.
La bourgeoisie se réjouissait. Les menchéviks et les S.R. de droite criaient encore plus fort que sans le capitalisme, actuellement, il n’y avait pas d’issue. Les S.R. qui avaient pris le monopole de la question agraire, envahissaient les comités de paysans et "apaisaient" le mouvement paysan ; ils s’efforçaient d’étouffer toute pensée vivante dans les organisations paysannes, mettant en avant le fait qu’ils avaient lutté de longue date pour les réformes agraires et que maintenant, étant au gouvernement, ils réaliseraient tous les espoirs de la paysannerie.
Les menchéviks et les S.R. remplissaient les Soviets, se dénommaient eux-mêmes "les authentiques représentants du prolétariat", et aspiraient à transformer les Soviets en des organes sous-capables du gouvernement, dans l’espoir qu’avec l’appel à l’Assemblée Constituante, les soviets termineraient leur existence.
Les menchéviks et S.R. constituaient la majorité du comité central exécutif des soviet et c’est sur eux que retombe la responsabilité d’avoir organisé la réaction dans le "cœur même de la Révolution" : Pétrograd. Fidèles à l’idée de la "démocratie", ils créèrent auprès du C.C.E. des Soviets une commission militaire, présidée par le socialiste Liber, où siégeait une rangée de contre-révolutionnaires chamarrés, traîneurs de sabre et autres porteurs d’épaulettes dorées de général. Les délégués qui arrivaient de toutes les régions du front à cette commission, afin de résoudre toutes sortes de problèmes brûlants, commençaient à comprendre, à la seule vue de la commission, que les "guides" socialistes trahissaient la Révolution.
L’appel direct de la Révolution, la rébellion des généraux de l’Etat-Major de Kornilov, qui s’étaient donné comme but de marcher sur Pétrograd pour restaurer la monarchie ; tout cela obligea les soviets et les comités de fabrique et d’usine à reprendre vie avec une force nouvelle.
Dès ce moment, les socialistes ne peuvent plus déjà endormir la pensée et l’énergie des ouvriers et des masses paysannes. Toutes les illusions, toutes les espérances en un accord avec la bourgeoisie, périssent après une aussi terrible leçon. Les ouvriers et les masses populaires nettoient sur place leurs organisations de combat : les soviets, les comités de fabriques et d’usines et les comités de paysans, de tous les socialistes endormeurs et entrent dans la voie d’une lutte directe pour leur droit à l’existence, pour la création libre de la vie, pour la résolution de tous les problèmes essentiels économiques et culturels, au moyen de leurs propres organisations.
Cette voie mène à Octobre.
Kérensky, aveuglé par le pouvoir et accomplissant les volontés de la réaction, ne s’arrête pas devant la menace des bandes d’officiers et de junkers d’écraser par les armes le congrès pan-russe des soviets, lequel s’est donné la Révolution sociale comme slogan. L’appel est lancé.
Les ouvriers et les masses paysannes, se rangent derrière l’étendard de leurs soviets locaux, s’arment et se soulèvent pour balayer, après le pouvoir tsariste, le pouvoir "révolutionnaire", pour ne pas laisser ce dernier renforcer le joug de l’esclavage.
Kazan, Kronstadt, Pétrograd, Moscou, et à leur suite les soviets locaux, rompent le cercle de la réaction.
La Révolution d’Octobre se réalise. La route principale est déblayée. La lutte, souvent sanglante, apparaît comme une compagne de route inévitable au prolétariat dans sa progression vers la création libre.
1905-1917, pendant de longues années se sont formées infatigablement, dans la conscience des masses, les méthodes de création révolutionnaire. Désormais, les ouvriers et les paysans, au moyen de leurs organisations, doivent se mettre à aménager la vie sur de nouvelles bases.
Kronstadt, dans le vacarme de la lutte, tente d’introduire dans la vie les problèmes créateurs d’une révolution prolétarienne authentique. Avec la victoire d’Octobre, Kronstadt, s’est habitué à la pensée que le premier jour de triomphe de la révolution ne se réalise que lorsque les fondements de la propriété sacrée et inviolable se sont écroulés, envoie encore ses propagandistes dans toute la Russie, en appelant à la prise en main, directement organisée par les ouvriers et les paysans, de la terre, des fabriques, des usines, des habitations.
Le mot d’ordre "Tout le pouvoir aux soviets locaux" est compris par eux de la façon suivante : désormais, plus aucun centre ne peut plus ordonner ou prescrire à aucun soviet, ni à aucune organisation, ce qu’il y a à faire et, au contraire, chaque soviet, chaque organisation locale d’ouvriers et de paysans, tend à s’unir volontairement avec des organismes du même type. De cette façon, la fédération des soviets libres et la fédération des comités d’usines et de fabriques créent une force organisationnelle puissante, tant pour le succès de la défense de la Révolution que pour régler harmonieusement la production et la consommation.
Kronstadt, limité par sa position géographique dans l’application de ses forces créatrices, met toute son énergie dans la socialisation des habitations. A l’un de ses grandioses meetings, les anarchistes sont chargés de soulever au soviet la question d’une répartition harmonieuse des habitations ainsi que de leur aménagement. A la séance suivante du soviet, un projet de socialisation des maisons est déposé, élaboré par le groupe des anarchistes et des S.R. de gauche du soviet.
Le premier point déclare que : "dorénavant, la propriété privée des habitations et de la terre est abolie". Plus loin, il est dit que la gestion des maisons est assurée par des comités de maisons et que les affaires se règlent désormais lors d’assemblées générales de tous les habitants des maisons ; la question concernant tout un quartier est résolue par l’Assemblée Générale de tous ses habitants, qui désignent pour le travail technique, un comité d’arrondissement. Enfin, avec tous les représentants des comités d’arrondissements, un bureau général exécutif des comités de maisons s’organise. Les habitations deviennent ainsi la propriété collective de la population.
Les bolchéviks, se référant à l’importance du problème et à la nécessité de l’étudier à fond, demandèrent de remettre à une semaine le débat du projet de la socialisation des maisons. Ils allèrent pendant ce temps à Pétrograd et, ayant reçu des instructions du centre, exigèrent à la séance suivante du soviet l’élimination de l’ordre du jour de ce projet, du fait que, déclarèrent-ils, une question aussi sérieuse ne pouvait être résolue qu’à l’échelle de toute la Russie, et Lénine préparait déjà un décret dans ce sens ; pour cette raison, dans l’intérêt de la chose, le soviet de Kronstadt devait attendre des instructions du centre.
Les anarchistes, les S.R. de gauche et les maximalistes insistèrent pour que le projet soit abordé tout de suite. Il apparut dans le débat que l’aile gauche du soviet était pour la réalisation immédiate du projet. Les bolchéviks et les S.D. menchéviks constituèrent alors un "front commun" et quittèrent la salle de l’Assemblée. Ils furent accompagnés par des applaudissements bruyants et des quolibets : "Enfin, ils ont fini par s’entendre !".
Dans la discussion ultérieure du projet, le maximaliste Rivkine proposa de voter par point, afin d’offrir ainsi la possibilité aux bolchéviks de se "blanchir" devant les travailleurs lesquels pourraient avoir l’impression sinon que les bolchéviks étaient contre la suppression de la propriété privée.
Les bolchéviks, ayant pris conscience de leur faux-pas, revinrent à la séance et le premier point — la propriété privée sur les habitations et la terre est supprimée — fut adopté à l’unanimité pour le principe. Toutefois, lorsque les autres points du projet vinrent à être examinés, où il était envisagé en particulier de le réaliser immédiatement, alors les bolchéviks quittèrent à nouveau la salle de séance. Quelques bolchéviks, trouvant impossible cette fois de soumettre à la discipline du parti, d’autant plus comme ils l’expliquèrent ensuite, qu’ils avaient reçu de leurs électeurs le mandat de voter pour la réalisation immédiate du projet, restèrent à la séance du soviet ; ils reçurent une "punition sévère" : exclusion du parti pour "déviation anarcho-syndicaliste".
Longtemps encore après cette séance agitée du soviet, une forte lutte eut lieu autour du projet. Dans les ateliers, sur les navires, dans les compagnies, des meetings s’organisèrent. Les représentants du soviet y étaient convoqués pour rendre compte sur cette question. Plusieurs bolchéviks furent rappelés du soviet par leurs mandants à cause de leur opposition au projet. En liaison avec cette question, les bolchéviks commencèrent une campagne de dénigrement contre les anarchistes.
Finalement, malgré le sabotage des bolchéviks, des comités de maisons, d’arrondissements et autres comités furent créés dans tout Kronstadt. Lorsqu’on en arriva à la répartition équitable des demeures, il apparut qu’à côté de la misère des travailleurs, se logeant dans d’effroyables sous-sols, il y avait des gens qui occupaient jusqu’à 10 ou 15 chambres. Le directeur de l’Ecole de l’Ingénieur, célibataire, occupait même 20 chambres et, lorsqu’on vint en occuper une partie, il considéra cela comme un véritable acte de brigandage.
Le projet fut appliqué. Ceux qui vivaient dans des sous-sols sales et humides, dans des taudis misérables, dans des greniers, s’installèrent dans des appartements convenables ; le principe "tous doivent avoir un logement convenable" fut réalisé. Il fut de même prévu plusieurs hôtels pour les gens de passage.
Dans chaque comité d’arrondissement, des ateliers furent organisés pour oeuvrer à l’aménagement et à la réfection des maisons.
Ce n’est que longtemps après, lorsque les principaux arguments des bolchéviks à l’égard de leurs adversaires de gauche devinrent la prison, la baïonnette et la balle, que fut détruite par les bolchéviks cette organisation avec toutes ses bases créatrices. La gestion des maisons fut transférée à l’office central des habitations et de la terre, auprès du soviet national de l’économie, qui installa dans chaque maison son fonctionnaire : "le staroste", lequel devait remplir aussi la fonction d’un policier, veillant à ce que personne ne puisse y vivre sans autorisation officielle, et à ce que des personnes étrangères n’y soient pas hébergées, dénonçant à l’occasion "les cas douteux".
En 1920, un nouveau décret parut, abolissant l’institution du "staroste". Les fonctionnaires de l’office des habitations et de la terre se mirent à ressusciter les comités de maison, à appeler la masse à une organisation autonome, sous la menace habituelle d’une intervention de la Tchéka. Mais personne ne répondit à cet appel, car la dure réalité montrait bien que l’organisation autonome de la masse n’est pas compatible avec la "dictature du prolétariat", avec la domination d’un parti, même s’il avait été révolutionnaire auparavant. On désigna au secrétariat des comités de maisons les ex-starostes qui s’étaient adaptés au "nouveau régime", puis les maisons en arrivèrent progressivement à une désorganisation totale. Voilà comment périt une des grandes conquêtes d’Octobre.