Les trois textes suivant Les grèves d’avril 1917, Organisation révolutionnaire des marins. Les grèves de janvier 1918 ont été extrait de l’exceptionnel ouvrage de Pierre Broué La révolutions allemande paru aux Editions de Minuit en 1971. Les notes qui accompagnaient ces textes n’ont pas été reproduites afin d’inciter à se référer au livre lui même.
Précisément, une agitation révolutionnaire née spontanément dans la marine de guerre va se tourner vers les dirigeants social-démocrates indépendants pour y trouver une direction.
Toutes les conditions étaient réunies pour faire des bateaux de guerre d’actifs foyers d’agitation. Les équipages comptaient une majorité d’ouvriers qualifiés, le plus souvent métallurgistes, ayant l’expérience des luttes et une conscience de classe. Les circonstances de la guerre, qui laissaient les navires à quai, per¬mettaient le maintien de contacts étroits entre marins et ouvriers des ports et des chantiers, la circulation à bord de livres, tracts, journaux, l’échange d’idées et l’organisation de discussions. Les conditions de vie, la concentration de prolétaires dans un espace restreint, les qualités d’audace, d’esprit collectif qu’elles déve¬loppent, rendaient plus insupportables les dures conditions maté¬rielles faites aux marins et chauffeurs, dans le cadre d’une inac¬tivité que ne parvenaient pas à estomper les exercices discipli¬naires absurdes imposés par un corps d’officiers particulièrement réactionnaires 46.
Dès 1914, il existait dans la flotte de petits groupes de lecteurs de la presse radicale, notamment de la Leipziger Volkszeitung ". En 1915, on y avait évoqué, de façon assez vague, il est vrai, la nécessité de constituer une organisation centrale de la flotte par le rassemblement des groupes socialistes épars ". Le mouvement, assoupi, reprend vie après l’hiver 1916-1917, sous l’influence de la révolution russe en particulier, dans laquelle de jeunes sous-officiers, marins et chauffeurs, d’origine ouvrière et social-démo¬crates d’éducation, voient le modèle de la route à suivre pour obtenir la paix. Sur le cuirassé Friedrich-der-Grosse, un petit groupe d’hommes se réunit régulièrement dans la chaufferie ou la soute aux munitions : le chauffeur Willy Sachse et le marin Max Reichpietsch lisent et commentent, font lire des brochures de Marx, Bebel, font circuler le programme d’Erfurt ". Ils établissent à terre, à Wilhelmshaven, des contacts avec des marins d’autres navires ". Quand, en juin 1917, ils apprennent l’institution, sur tous les bateaux de guerre, de « commissions de cambuse » chargées de contrôler le ravitaillement et comprenant des représentants des équipages, ils saisissent l’occasion qui s’offre et passent à la construction d’une organisation clandes¬tine, la Ligue des soldats et marins ".
Utilisant l’activité des commissions de cambuse, à l’instar des ouvriers dans les usines pour celle des délégués, ils parviennent à mettre sur pied en quelques semaines un réseau très souple d’hommes de confiance qui couvre l’ensemble de la flotte, que dirigent des comités clandestins formés d’abord sur le Friedrich¬der-Grosse, puis sur le Prinz-Regent-Luitpold, et dont la liaison se fait à terre. L’animateur politique de l’entreprise, Max Reich¬pietsch, ne dissimule pas son objectif à ses camarades :
« Nous devons rendre parfaitement clair aux yeux de tous que les commissions de cambuse sont le premier pas vers la construction de conseils de marins sur le modèle russe »52.
Ils ont bientôt à leur actif une grève de la faim victorieuse sur un cuirassé n, et Reichpietsch estime que son organisation est prête à déclencher un mouvement de masse pour la paix dans la flotte de guerre. Mais il juge nécessaire, avant d’aller plus loin, d’établir la liaison avec le parti dont il attend des perspec¬tives et une coordination de la lutte d’ensemble, le parti social-démocrate indépendant m. A la mi-juin, au cours d’une permis¬sion, il entre en rapport à Berlin avec ses dirigeants, Dittmann et Luise Zietz, qu’il rencontre d’abord au siège du parti, puis Haase, Vogtherr et encore Dittmann, qui le reçoivent au Reichstag ".
Le travail entrepris par Reichpietsch et ses camarades était un travail extrêmement dangereux, exigeant une organisation, une clandestinité, un cloisonnement parfaits, des fonds importants et beaucoup de précautions. Les vieux parlementaires social-démo¬crates dont il attendait aide et directives n’avaient pas la moindre idée de ces conditions. Luise Zietz s’était certes exclamée : « Nous devrions avoir honte devant ces marins : ils sont plus avancés que nous »56, mais, pas plus que les autres, elle n’avait su s’élever au-dessus de l’optique routinière de la pratique réformiste et élec¬toraliste. Dittmann regrette de ne pouvoir remettre gratuitement aux marins des brochures reproduisant son discours contre l’état de siège : le cas n’a pas été prévu par le trésorier du parti. Il déconseille à Reichpietsch de chercher à former des cercles du parti sur les bateaux : comme les militaires ne paient pas de cotisations selon les statuts, leur adhésion formelle ne présente pas d’intérêt ". Il lui remet cependant des bulletins d’adhésion à remplir et à renvoyer par ces jeunes gens pour qui la moindre activité politique est passible du conseil de guerre" ! S’il n’est pas partisan de la formation de cercles de marins, il préconise leur adhésion aux cercles existant dans les ports qui se livrent à une activité légale et publique, et demande à Reichpietsch de prendre l’initiative de fonder le parti à Wilhelmshaven ". De façon géné¬rale, les marins ne doivent pas garder le contact avec les dirigeants nationaux, mais, partout où cela est possible, rester en liaison avec les organisations locales. Dittmann expose, certes, à Reich¬pietsch les dangers de l’entreprise, mais lui déclare qu’il est préfé¬rable, de toute façon, d’apparaître sous son nom dans les activités officielles du parti à terre ". Comme perspectives politiques, Haase et Dittmann entretiennent Reichpietsch de la prochaine conférence socialiste internationale qui va se tenir à Stockholm, et admettent qu’un mouvement pour la paix dans la flotte de guerre y renfor¬cerait la position des socialistes partisans de la paix ". En un mot, ils lui répondent que, tout en étant sceptiques quant aux possibilités d’action qu’il entrevoit, il ne saurait être question de l’en dissuader. Ils ne l’éclairent en tout cas pas un instant sur les risques réels que court le mouvement des marins et qu’ils contri¬buent eux-mêmes à accroître en élargissant inconsidérément le nombre de leurs contacts avec des civils peu responsables.
Reichpietsch accepte ce qu’on lui offre. Dévoré du désir d’action, il revient sur son bateau, assurant à ses camarades que les députés qu’il a rencontrés sont gagnés à l’idée d’une lutte révolutionnaire pour la paix et convaincus du rôle décisif qu’y jouera la grève générale de la flotte 62. L’organisation s’élargit encore avec la constitution, sur le Prinz-Regent, d’un comité dirigé par Beckers et Kiibis, qui entreprend l’organisation de la Ligue sur les bateaux ancrés à Kiel ". Le 25 juillet 1917, une direction centrale, la Flottenzentrale clandestine, est mise sur pied : plus de 5 000 marins sont groupés sous son autorité M. Devant ses camarades, Reichpietsch résume les perspectives : il faut organiser un mouvement dans la flotte afin de donner des arguments aux délégués indépendants à Stockholm, et, s’il ne sort rien de la conférence, les marins révolutionnaires « lanceront aux soldats le mot d’ordre : « Debout, brisons les chaînes, comme l’ont fait les Russes ! ». Il ajoute : « Chacun sait ce qu’il aura à faire »65. Les incidents se multiplient, car les marins sont conscients de leur force, fiers de leur organisation, confiants dans le soutien qu’ils escomptent : grève de la faim sur le Prinz-Regent¬Luitpold, le 19 juillet, sortie massive, sans permission, du Pillau, le 20, sortie sans permission du Prinz-Regent-Luitpold de 49 hommes le 1- août, et, enfin, le « grand débarquement » de 400 membres de l’équipage du Prinz-Regent le 2 août ’• Cette fois, l’appareil de la répression est prêt à fonctionner : il sait tout. Les « meneurs » sont arrêtés. Le 26 août, un conseil de guerre prononce cinq condamnations à mort. Le 5 septembre, Alwin Kiibis et Max Reichpietsch sont passés par les armes.