Les journées de Février furent très orageuses à Kronstadt. Les Kronstadiens se vengèrent sur leurs bourreaux des féroces répressions qui avaient suivi la révolution manquée de février 1905.
Ils se firent justice en faisant expier ceux qui les fusillèrent par centaines et les coulèrent par péniches entières au fort Totleben, lors de la tentative d’insurrection de 1910.
Le régime instauré à Kronstadt après la terrible répression de 1910 était devenu de plus en plus féroce. L’amiral Viren régnait dans la forteresse. Les matelots et les soldats étaient envoyés par centaines dans les compagnies disciplinaires, sur les chalands flottants, où l’on se conduisait avec eux de façon cruelle et où la fustigation fleurissait particulièrement. Dans les bureaux de l’amiral Viren convergeaient toutes les filières d’un espionnage monstrueux.
« Les bourreaux de Viren », tels qu’on les appelait, étaient présents dans tous les régiments, les bataillons, les compagnies, les batteries, les navires et même au port, dans tous les ateliers.
Kronstadt gémissait sous le joug de Viren.
Lorsque celui-ci se promenait dans la ville, en grande pompe, malheur alors au matelot qui lui tombait sous les yeux. Il le regardait des pieds à la tête, le tâtait et trouvait obligatoirement quelque chose à quoi s’en prendre : le salut n’avait pas été fait comme il convenait, un bouton n’était pas en ordre, la casquette n’était pas mise sur la tête selon les règles. Il déboutonnait sur place le pantalon et faisait remarquer que le nom n’était pas indiqué sur la doublure.
« On avait de la chance, racontaient les matelots, s’il n’envoyait qu’à la salle de police pour plusieurs jours, sinon, il arrivait qu’il fouette lui-même sur place le matelot pris en faute, et n’ordonne qu’après de faire un rapport aux autorités. »
Je vais exposer ici un exemple caractéristique : la ville est entourée dit-on depuis l’époque de Pierre le Grand, d’un rempart allant du Nord à l’Ouest, édifié dans un but défensif. Au Nord, sur toute la longueur de la ville, s’étendent de gigantesques casernes en briques rouges. A un tournant à l’Ouest, les casernes disparaissent et sur- git une sorte de guêpier : l’état-major de la forteresse, l’administration des troupes de génie, le palais du commandant avec un parc somptueux, les maisons des officiers et les clubs. Cette petite ville de commandement fut entourée après 1905 d’une clôture de rondins, avec des portes en fonte, atteignant la hauteur d’un premier étage des bâtiments de pierre. Elle se trouvait sous une forte garde ; ainsi, le rempart poétique et le bord de mer devinrent inaccessibles aux matelots du rang.
Il advint qu’une fois, un matelot venu rendre visite à un ami qui servait les officiers de la maison du génie, décida, avec la témérité caractéristique des marins, de se risquer à escalader le rempart. Instantanément survint un officier, réputé pour être un mouchard de Viren ; il était impossible de se cacher quelque part, le matelot cria : « Vous ne m’aurez pas vivant ! » et il se jeta dans le vide, tant les sbires de Viren inspiraient de l’effroi.
L’amiral Viren se plaisait tellement dans le rôle de garde-chiourme des marins, que dans son cabinet il fit installer sur les fenêtres un jeu de miroirs pour surveiller les matelots du rang (sa maison était placée de telle façon que beaucoup de matelots devaient passer devant).
Viren voyait en tout un esprit subversif. Ainsi une fois, un lycéen de 15 ans, connu pour sa myopie, ne le salua pas en le rencontrant ; il fut déclaré séditieux et exclu du lycée. Les matelots se souvenaient avec une colère particulière du parc s’étendant le long de la rue du Soviet (anciennement rue Catherine). A son entrée était affichée une pancarte portant les indications :
1. Interdit aux chiens
2. Interdit aux hommes du rang.
Après la révolution, lorsque le soviet voulut la faire enlever, les matelots protestèrent afin « qu’elle reste en mémoire de la férocité de l’ancienne discipline ». Peut-être y est-elle encore aujourd’hui ?
L’amiral Viren déclarait dans un rapport aux autorités supérieures dès septembre 1916 que : « malgré des répressions poussées, l’état d’esprit de la flotte qui lui était confiée était menaçant. Elle devenait un volcan pouvant exploser à tout moment et se répandre en torrents de lave brûlante ... »
L’orage se déclara dans la nuit du 28 février. Toute la colère venant à ébullition s’extériorisa. Pas moins de 180 officiers payèrent de leur vie l’ancien régime sanglant. Les matelots et les soldats firent irruption dans les appartements de leurs officiers, les en firent sortir et les fusillèrent au bord du ravin, sans écouter leurs supplications. Bien après, les participants parlaient de leurs victimes avec mépris, se rappelant comment la plupart des officiers, auparavant si impitoyables pour châtier, rampaient à leurs pieds en gémissant et en implorant la pitié. Par contre, à propos de leur ennemi principal, le plus cruel, l’amiral Viren, les participants s’en souvenaient avec le respect et même l’estime que leur avait inspiré sa mort héroïque et vaillante.
Un des participants me raconta que Viren avait été arrêté chez lui et amené sur la Place de l’ Ancre.
Lorsqu’on lui annonça qu’il allait payer de sa vie toutes ses férocités, il répondit : « J’ai vécu, agi, servi avec foi et fidélité le Tsar et la Patrie. Je suis prêt. Sachez maintenant organiser votre vie. » On lui ordonna de se tourner vers le monument de l’amiral Makaroff ; il refusa, déclarant qu’il pouvait mourir les yeux ouverts et rencontra ainsi sa mort ..
Au milieu du bruit, du chaos et du sang, la masse exprima sa gratitude aux officiers estimés et à ceux qui ne s’étaient pas distingués par leur cruauté. Les matelots les recherchèrent pendant des heures, dans toute la forteresse, exigeant des groupes qui les avaient arrêtés, de les libérer et de les leur confier. Puis, ils les emmenaient à l’abri sur les navires et dans les casernes.
Les deux fils de Viren, jeunes officiers, furent laissés en vie, les matelots leur déclarant : « Bien que vous soyez des chiots de la même espèce que votre père, vous êtes encore jeunes, on verra bien ce qu’il adviendra de vous ... »
Mieux encore, les matelots habillaient les officiers de leurs uniformes et les escortaient jusqu’à leur famille ou leurs amis. Mais il y avait encore une catégorie d’officiers qui, bien que ne faisant pas partie des mouchards de Viren, avaient un passé de cruauté et de vexations envers les matelots et ne méritaient aucune considération. Ceux-là furent arrêtés.
Après une nuit sanglante, le comité de salut public se déclara être le pouvoir. Personne ne l’avait élu, et c’est pour cela que dans ses rangs apparurent, avec des socialistes, des cadets venus du milieu professoral, des médecins, etc.
Plusieurs jours après, le premier soviet se réunit. La majorité était constituée par les socialistes-révolutionnaires. Les sociaux-démocrates mencheviks étaient aussi fortement représentés ; les bolchéviks, eux, ne formaient qu’une très petite fraction. Il n’y eut pas encore dans le soviet de délégués anarchistes ou maximalistes
Le soviet, relativement modéré, se heurta tout de suite, sous l’influence des masses révolutionnaires, au gouvernement provisoire, en refusant de recevoir à Kronstadt un commissaire nommé par le pouvoir, le déclarant même indésirable. Le gouvernement menaça de couper le ravitaillement et les fonds à Kronstadt. Le président du comité exclusif du soviet de Pétrograd, Tchéidzé, ainsi 108 que Skobélev, arrivèrent pour aplanir le conflit. Ils amenèrent le comité exécutif du soviet de Kronstadt au compromis suivant : le gouvernement nommait le commissaire, mais sa nomination serait entérinée par le soviet local des marins, soldats et citadins.
La ligne inconstante de comportement du soviet suscita la méfiance générale. La masse se mit à faire campagne pour de nouvelles élections du soviet.
Un second heurt se produisit entre la masse et le soviet. Kronstadt refusa de livrer les officiers arrêtés en février pour qu’ils soient jugés à Pétrograd. Le gouvernement insista ; le soviet promit. Mais les matelots, en apprenant la décision du soviet, vinrent se mettre en détachements devant les prisons, menaçant de fusiller les officiers dans le cas d’une tentative d’évacuation. Les matelots connaissaient très bien la valeur de ces représentants d’élite du vieux régime ; par ailleurs, beaucoup d’entre eux portaient encore sur leurs mains le sang des matelots et soldats fusillés en 1905. Les marins se doutaient bien qu’à Piter [1] les officiers seraient sans aucun doute relâchés, puis se mettraient ensuite à organiser activement des forces contre-révolutionnaires.
Pour les matelots, il était donc impossible de les remettre à Piter. Pour détruire les légendes bourgeoises sur les « horreurs » des prisons de Kronstadt, les Kronstadiens exigèrent une commission d’enquête gouvernementale. Celle-ci fit le tour de toutes les prisons, prit connaissance des conditions d’emprisonnement, vérifia la qualité et la quantité des rations alimentaires et fut bien obligée de démentir les calomnies mensongères de la presse bourgeoise.
Lors des meetings à Kronstadt, on se mit à débattre la question de la remise en liberté, dans les limites de la ville, de tous les emprisonnés.
Cependant l’intoxication ne s’arrêta pas. Il n’y avait pas de fin aux inventions et légendes. Les journaux bourgeois publiaient chaque jour, sous d’énormes titres, de sensationnelles « correspondances de Kronstadt » :
– « Kronstadt s’est séparée de la Russie et s’est déclarée République indépendante ! »
– « Kronstadt imprime sa propre monnaie, voilà des échantillons l. »
– « Kronstadt se prépare à des pourparlers d’armistice avec les ennemis de la patrie ! »
– « Kronstadt à la veille de la conclusion d’un traité de paix séparée avec les Allemands ! »
Toutes sortes d’informations fantaisistes se déversaient en une avalanche continue, fabriquées dans les cuisines bourgeoises. Les S.D. [2] menchéviks et les S.R. [3] commencèrent à s’exercer à des considérations semblables. Le gouvernement, exprimant la volonté de la « démocratie », maintenait des relations très belliqueuses avec Kronstadt.
A l’inquiétude, née chez les marins, il répondit par un ultimatum menaçant :
« Les officiers doivent être remis à Pétrograd immédiatement, dans les 24 heures ; dans le cas d’un refus d’appliquer l’exigence du gouvernement, Kronstadt sera déclarée en état de siège et des opérations militaires seront déclenchées contre elle. »
Tout cela accumulé, suscita une telle colère chez les Kronstadiens, qu’en réponse à cet ultimatum du gouvernement certains navires se préparèrent au combat.
Un meeting de masse fut rapidement organisé. Le manège maritime fut comble. Chaque fenêtre, chaque perron, même les cheminées, tout était noir de monde, d’une foule nerveuse.
« Par les portes grandes ouvertes, on entend la rumeur de la rue ; à côté du manège, sans se soucier de la pluie et du mauvais temps, la foule de ceux qui n’ont pas pu pénétrer dans le bâtiment, se presse, les uns transmettant aux autres le déroulement du débat mené à l’intérieur. Le meeting se prolonge dans une atmosphère très tendue de 7 h. du soir à 4 h. du matin. La question des relations avec le gouvernement se résoud. A la fin, le meeting arrive à la conclusion suivante
: Il convient d’éviter un conflit armé, vu la situation présente, et étant donné que la plupart des travailleurs de la Russie ne connaissent pas les causes de l’opposition des Kronstadiens au gouvernement ni les aspirations correspondant à leur conception des objectifs de la révolution. »
Dans sa résolution finale, le meeting exprime son accord pour remettre les officiers à Piter, mais en même temps il expose son point de vue sur la situation actuelle et son attitude ferme envers le gouvernement provisoire.
La résolution fut adressée à qui de droit et publiée dans la presse.
Les nouvelles élections du soviet eurent lieu. Dans ce deuxième soviet, les bolchéviks, les A.S.C. [4] et les maximalistes, constituant des fractions au sein du soviet, s’implantèrent au détriment des S.R. et des menchéviks.
Il y eut aussi un nombre considérable de sans-parti dont la majorité avait des convictions bien déterminées, mais ne se ralliait à aucune des tendances existant officiellement, car certains espéraient un front unique de tous les révolutionnaires, d’autres ne se pressaient pas, comme ils disaient alors, de se « coller une étiquette de parti ; ce qui les amènerait tout de même à limiter leur liberté ».
La lutte des fractions au sein du soviet reflétait la disposition d’esprit et le degré de conscience politique des Kronstadiens, mais ne signifiait rien par elle-même, par rapport au travail gigantesque s’accomplissant au sein même de la masse, sur les navires, dans les casernes, dans les ateliers, sur la place de l’Ancre [5] ; là, les partisans des différentes tendances menaient entre eux une lutte acharnée pour démontrer la justesse de leurs idées respectives. Les Kronstadiens vivaient cela très intensément.
Le point douloureux de cette période fut le problème de la guerre.
Les matelots avaient une attitude extraordinairement consciente sur cette question. Ce qui était fort compréhensible, car, d’une part tous savaient lire et écrire [6] ; la littérature politique paraissant alors se lisait collectivement ; d’autre part, la mer et ses dangers, la violence de leur vie obligeant les matelots à voir la mort souvent en face, tout cela développait dans leur milieu, un fort sentiment de fraternité.
Les discussions qui avaient lieu entre les partisans des différents groupuscules, quoique violentes, avaient tout de même un caractère amical ; les interlocuteurs écoutaient les arguments adverses avec une attention profonde, estime et respect ; ils se créaient ainsi une représentation complète de l’objet de la discussion.
Aux meetings, la majorité des Kronstadiens déclarait que les paysans devaient d’abord se saisir de la terre, les ouvriers des usines et des fabriques ; si alors la force de la révolution n’arrivait pas à contaminer et à provoquer des insurrections chez le prolétariat ouest-européen, et si les travailleurs inconscients de l’Occident continuaient la guerre, selon la volonté de leurs gouvernements et en arrivaient même à attaquer, alors, « tous, comme un seul homme, nous irons au front défendre la révolution ».
Des voix se faisaient entendre pour prendre position en faveur d’un abandon immédiat du front. Tout ce courant se fondait dans le slogan : « A bas la guerre ! »
Le premier congrès des soviets s’acheva en provoquant un fort mécontentement des masses. Les bolchéviks profitèrent de l’occasion pour appeler à une manifestation armée pour le 10 juin, manifestation qu’ils décommandèrent eux-mêmes par la suite. Cependant, les masses en émoi ne purent se calmer.
Pour donner une issue à l’état d’esprit des masses, le comité exécutif des soviets décida à son tour une manifestation pour le 18 juin avec pour slogan : « L’unité des forces révolutionnaires sous la direction du comité exécutif central des soviets. » Seules quelques dizaines de personnes vinrent de Kronstadt participer à cette manifestation, « dans le but de s’informer », comme disaient avec humour les Kronstadiens.
Sans cesse le mécontentement croissait contre le gouvernement de coalition et la ligne de conduite du comité exécutif central des soviets. Le 18 juin, la nouvelle de l’offensive sur le front sud-ouest changea brusquement la situation à Kronstadt. En l’espace d’une ou deux semaines, le parti S.R. se réduisit à néant : les délégués S.R. furent rappelés du soviet par leurs électeurs. Aux meetings, sur la place de l’Ancre, à l’apparition des S.R. il se produisait quelque chose d’incroyable, un tumulte de cris et de sifflements. Tous les efforts des fractions de gauche pour laisser s’exprimer les orateurs étaient vains. La tendance de gauche des S.R., du fait de sa position équivoque, n’arrivait pas non plus à avoir d’influence : elle était confondue avec la fraction de droite. Lorsque les représentants de la tendance de gauche arrivèrent à Kronstadt, Kamkov et Maria Spiridonovna en tête, alors, malgré les efforts du président du meeting ( un anarco-syndicaliste) il fut impossible de convaincre l’assistance de les écouter, les cris fusèrent de partout :
– « Vous êtes responsables de l’offensive de notre armée au front ! »
– " On ne peut r.ester assis entre deux chaises ! »
– « Nous ne vous faisons pas confiance ! »
– « Si vous n’êtes pas d’accord avec les partisans de la défense de la patrie, alors il vous faut quitter le parti ! »
Aussi, les représentants de l’aile gauche des S.R. durent, sans s’être exprimés, quitter Kronstadt. On sut par la suite que ce meeting de 25.000 personnes avait tellement agi sur les S.R., qu’il décida de la scission du parti.
Les S.D. « défensistes » ne purent s’exprimer davantage à aucun meeting, surtout sur les questions qui se débattaient beaucoup alors à Kronstadt :
– « Notre révolution est-elle bourgeoise ou sociale ? »
– « Assemblée constituante ou soviets de délégués des ouvriers, paysans et soldats ? »
L’influence des S.D. « internationalistes » se mit aussi à décliner. Jusqu’ici ils avaient eµ un certain crédit, car à l’opposé des « défensistes » ils étaient pour la paix et contre l’offensive de notre armée.
A cette époque, l’organisation des A.S.C. développa une propagande intensive, s’attirant la sympathie des masses.