"Depuis midi le drapeau rouge flottait sur la tour de la cathédrale, mais l’orgue n’en
jouait pas mieux pour autant " (Alfred Döblin)
Article publié sur le site Le Saute Rhin par Bernard UMBRECHT le 13 novembre 2014
« Depuis midi le drapeau rouge flottait sur la tour de la cathédrale, mais l’orgue n’en jouait pas mieux pour autant. Seuls quelques passants levèrent les yeux ».
Vu comme cela, on a plutôt envie de dire : Tu parles d’un évènement. Quelques courts plans d’un court métrage. Pourtant, nous sommes à Strasbourg, le 13 novembre 1918. Strasbourg et avec elle le reste de l’Alsace vivront de courts instants d’une révolution. Cela mérite tout de même d’être relaté.
L’humour est celui d’Alfred Döblin.
Je croiserai son témoignage avec celui de Carl Zuckmayer et de Charles Spindleret les traces du passage à Strasbourg dans La mise à Mort d’Aragon, autre médecin fut-il auxiliaire
L’extrait cité provient du tome 1 Bourgeois et soldats du grand roman de Döblin, Novembre 1918, une révolution allemande.
Dans le journal qu’il tenait à l’époque des faits, Charles Spindler note à la date du 9 novembre « C’est aujourd’hui samedi, et je suis attendu chez mon ami Georges à la Robertsau. A la fin du dîner, un des comptables, la figure toute décomposée, vient nous annoncer que la révolution est à Kehl, qu’on s’est battu près du pont pour empêcher les délégués du Soldatenrat de Kiel de passer, mais que l’émeute a triomphé. Les marins sont en route pour Strasbourg et probablement déjà arrivés.
Mon ami n’est pas sans inquiétude : au lieu des Français, nous allons avoir des Conseils de soldats et Dieu sait à quels excès ils vont se livrer. L’unique chose qui pourrait nous sauver ce serait de hâter l’arrivée des Français ». [1]
Ils se hâteront. Ce sera fait le 22 novembre.
La convention d’armistice signée le 11 novembre 1918, stipulait entre autre l’évacuation de l’Alsace Lorraine par les troupes allemandes dans un délai de quinze jours. L’Alsace était annexée à l’Allemagne depuis depuis le Traité de Francfort de 1871. Quant aux excès, ils consisteront pour l’essentiel à dégrader les officiers. Cette révolution sera d’abord une révolution contre la guerre. Restons encore un moment avec les considérations de l’ami Georges. Il s’inquiète que « les idées bolchéviques aient pu contaminer l’armée française ; cela peut amener la révolution en France »
Horreur !
Döblin a vécu toute la Première guerre mondiale en Alsace en tant que médecin militaire d’abord à Sarreguemines puis à Haguenau d’où il vivra les derniers jours de présence de l’armée allemande et son évacuation en novembre 1918 ainsi que les épisodes révolutionnaire qui l’accompagnent. « Me voici dans ce trou lorrain » écrit Döblin à son ami Herwarth Walden dans une lettre du 1 janvier 1915 depuis Sarreguemines : « Tout vient de la forêt d’Argonne, Metz n’est pas loin d’ici [quelques 80 km], nous sommes dans la grande couronne du théâtre des opérations, il est question à tout bout de champ d’y appliquer les règles du théâtre des opérations. Si l’on va dans les environs, on entend très nettement tonner le canon comme des coups frappés sur un canapé, quelques étages au-dessus, quand les fenêtres sont ouvertes ».
En 1918, début novembre, peu de temps avant la fin de la guerre, l’écrivain allemand Carl Zuckmayer retournait vers son régiment dans les Vosges en passant par Strasbourg. Les plus malins avaient déjà commencé à prendre de nouvelles dispositions, francisant leur prénom et rebaptisant leur estaminet.
Zuckmayer dans son autobiographie :
Une nouvelle fois, il a fallu retourner sur le champ de bataille : après une nuit de débauche à Strasbourg où était stationné notre régiment de réserve. Un ancien brigadier de notre batterie qui avant la guerre mondiale avait participé aux campagnes coloniales allemandes en Chine et en Afrique y possédait un petit bistrot : « au couvercle relevé », allusion au chapeau des troupes coloniales allemandes de la formation Lettow-Vorbeck. Il avait déjà repeint l’enseigne du restaurant désormais rebaptisé « Estaminet au gay poilu »[gay avec y]. L’homme s’appelait Hebel et ses parents l’avaient prénommé Johann Peter, un blasphème envers l’aimable alémanique. Déjà il avait opté pour Jean-Pierre. Nous étions début novembre, il faisait froid avec du brouillard. J’ai passé la nuit chez lui. Nous avons incroyablement bu. Deux jeunes filles qu’il appelait ses filles sans les avoir engendrées servaient. Il me suggéra de ne plus retourner au front, les filles me cacheraient. Ma tête était restée suffisamment claire pour ne pas suivre son conseil. Je ne voulais pas rester coincé ici mais rentrer chez moi : le chemin de retour passait pas la troupe. Le lendemain, je me suis rendu dans une voiture à fourrage à la batterie où j’avais été affectée dans les Vosges. J’ai retrouvé quelques anciens qui étaient arrivés là par le même chemin du régiment de réserve après une blessure. Ils me connaissaient. Ils m’expliquèrent qu’ils étaient entrain de constituer un conseil de soldat dans lequel je devais être élu.
Les officiers qui commandaient menaçaient de me faire fusiller. On leur a ri au nez. Ils se séparèrent le lendemain dans une automobile de la division de la « troupe en révolte » qui se tenait brave comme un troupeau de mouton ayant perdu son berger.
Je suis resté. L’équipe « révolutionnaire » voulait un officier. Ils chantaient non pas comme les Poilus remontés des tranchées du Chemin des Dames, l’Internationale mais comme au début de la guerre In der Heimat, in der Heimat[da gibt’s ein wiedersehen, refrain d’une chanson populaire du 19ème siècle]. On m’a laissé les épaulettes et les médailles, on m’a noué un bandeau rouge autour du bras et remis le commandement.
Sur une haridelle fatiguée pour laquelle j’avais pendant la nuit volé de l’avoine dans les villages entre Colmar et Strasbourg, je menai le reste de notre troupe à traverser le pont du Rhin à Kehl. Les Alsaciens regardaient avec hostilité. Nous ne regardions ni à droite, ni à gauche.
Aucun soldat n’avait dans l’idée que nous avions perdu la guerre par un « coup de poignard » dans le dos. Cela ne leur sera inculqué que plus tard. Mais nous n’avions pas non plus l’illusion que les gouvernements des vainqueurs étaient « meilleurs ». Affamés, battus mais avec nos armes, nous avons marché jusqu’à chez nous [2]
Döblin consacre quatre tomes à cette révolution singulière de novembre 1918 qui se terminera tragiquement dans la semaine sanglante de janvier 1919 où seront assassinés Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg et pratiquement un volume entier aux évènements qui ont eu lieu en Alsace. Que s’est-il passé, dont Döblin a en partie été témoin ? Tout commence dans les ports militaires allemands de Kiel et Wilhelmshaven, fin octobre quand les marins refusent d’obéir à l’Etat Major de la Marine qui, sachant la guerre perdue, veut lancer une offensive quasi suicidaire contre « l’Anglais ».
Non seulement la guerre est perdue mais le pouvoir des Hohenzollern s’effondre. La république est proclamée le 9 novembre une première fois par Philipp Scheidemenan (SPD) et une seconde fois par Karl Liebknecht pour le groupe Spartakus. Le refus d’obéissance des marins se dresse contre l’attitude factieuse des amiraux. La révolte des soldats rejoint un mouvement de grève dans les usines et mènera à la constitution de Conseils ouvrier et soldats un peu partout en Allemagne : soulèvements et création de conseils d’ouvriers et de soldats à Munich, Cologne, Hanovre, Brunswick Leipzig, Francfort, Dresde…
Le conseil ouvrier de Munich proclame la République socialiste de Bavière, le 8 novembre .
L’Alsace annexée n’échappe pas au mouvement. Les marins arrivent à Mulhouse, Colmar, Sélestat, Strasbourg, le 9 novembre où ils constitueront également des conseils d’ouvriers et de soldats, procéderont à la dégradation de leurs officiers.
Alfred Döblin raconte comment cela s’est passé à Haguenau où il était stationné depuis août 1917.
Là nous ne sommes pas dans le roman : « (…) L’après-midi, vers quatre heures, après quelques rumeurs, de la musique retentit brusquement dans la vaste Kasernenstrasse : une gigantesque horde de soldats, fumant, en colonnes éparses, les mains dans les poches, sans armes, remonte la rue derrière un drapeau rouge farouchement brandi, un adjudant à sa tête ; ils se pressent en chahutant contre les portes de la caserne, les gardes ricanent et les laissent passer, ils vont de caserne en caserne, le cortège ne cesse de s’agrandir, hourras, cris, la population civile se mêle à eux, ils libèrent des prisonniers des cellules. La moitié de la ville est bientôt derrière eux. Je descends au pas de course, discute avec quelques soldats : ils ne veulent plus recevoir le moindre ordre d’un officier, c’en est fini de ça, et enfermer quelqu’un parce qu’il a dépassé la durée de sa permission, c’est plus possible. C’est tout. (…) À regarder les visages des Alsaciens, tout cela n’est qu’un bal masqué dont ils sont les spectateurs. C’est maintenant un fait établi, nous sommes battus à plate couture et nous ne pouvons plus rien leur faire. Le bruit court que les Français ont fait une percée du côté de Sarrebourg et qu’ils arriveront dans un ou deux jours ; bon sang, comment va-t-on sortir d’ici ? Dans la pénombre du soir, des suppléments de la feuille de chou locale, on se les arrache, lecture en petits groupes. Et voilà le deuxième coup dur : le premier a été le discours du prince Max avec son ignominieuse demande d’armistice, et maintenant : l’empereur a abdiqué, l’empereur et roi, le gouvernement passe aux mains d’Ebert, sans explication, directement aux mains du socialdémocrate Ebert. Cette « passation » de pouvoirs, ce n’est qu’une formalité, ce que cela veut dire, c’est que c’est la révolution, à Berlin la situation est la même qu’ici ; on ne donne pas le gouvernement à Ebert, il l’a déjà. Et moi je moisis dans ce fichu trou, les Français nous collent aux basques – comment sortir d’ici ?
Je veux aller à Berlin.
Dimanche matin à l’hôpital militaire, les gens de mon service croisent mon chemin en souriant, arborant de larges rubans rouges : dans le service, couloirs vides, bureaux vides, les malades sont seuls dans les salles, dans leurs lits ; une infirmière hante les lieux, elle me dit que tous les autres sont partis en ville tôt ce matin, qu’on va former un Conseil de soldats et élire un représentant de l’hôpital. Un mort est là, la grippe, parmi les vivants, l’infirmière n’a personne pour le sortir, je cours à travers le bâtiment, un inspecteur se dévoue. Ici, dans ce bâtiment désert, les grosses huiles défilaient il y a peu, décorées de titres, décorées d’ordres inspecteur en chef, médecin chef, on tremblait, ils illuminaient chaque recoin, l’adjudant courait derrière eux avec un registre, chaque petit détail était répertorié, chaque négligence dans les tenues, dans l’installation des lits, dans l’affichage des têtes de lits. Des listes de toutes les chaises, de toutes les tringles à rideaux, de tous les crachoirs de chaque pièce demeurent affichées sur chaque porte. Et maintenant, si brusquement …
Le vieux préposé à la morgue me croise tristement, me salue, trente ans qu’il travaille ici, qui lui paiera sa retraite ? (…) Les fenêtres et les balcons des maisons du marché pleins de civils. Délire, rayonnement général, malin plaisir, mépris, amusement des spectateurs excités. Campée aux fenêtres du café G., toute la haute et grasse bourgeoisie de la .petite ville, souriante, non, ricanante, animée, détendue en regardant le spectacle. Le grassouillet et petit M. se fourre les mains dans les poches, il dirige l’office de ravitaillement, millionnaire, sollicité tout le long la guerre, un bon cigare fiché au travers de la bouche, il opine du chef : « En voilà une bonne affaire pour Messieurs les Prussiens. » L’avocat W semble ne pas trouver assez d’histoires drôles, il en raconte à droite, à gauche, imite tel ou tel groupe de soldats. L’honorable maire M. est là, il est là, comment pourrait- il en être autrement ? Jusqu’à présent il jouait l’assesseur du gouvernement prussien, et maintenant le zélé jeune homme prend une expressive pose française, appuyé au cadre de la fenêtre ; il est pensif, réfléchit à une allocution en français qu’il veut faire ici dans deux semaines (…) » [3]
Dans le roman Novembre 1918, il écrit : « Un train spécial, parti de Wilhelmshaven, et roulant à toute vapeur, passa Osnabrück, Münster, Düsseldorf, Cologne sans s’arrêter, sa cheminée lançait des flammèches, les rails vrombissaient. Ce train transportait 220 marins de la flotte de combat représentant l’avantgarde de la Révolution, des Alsaciens, qui tous dormaient dans les couloirs ou sur des bancs.
Ils voulaient empêcher l’Alsace de tomber aux mains des Français. Il y avait eu environ deux cent mille Alsaciens-Lorrains à Kiel et à Wilhelmshaven. (…) Puisqu’ils se trouvaient dans la marine, ils s’étaient eux aussi révoltés à Kiel … »
Döblin explique très simplement l’origine de cette fièvre révolutionnaire par le jusqu’auboutisme suicidaire des amiraux de la marine impériale :
« Puisque cette fois, en ce mois de novembre, l’on était enfin certain de ne pouvoir l’emporter en aucun point du globe, ni sur terre, ni sur mer, l’on entendait du moins sombrer avec panache. Qui, on ? Les officiers. Les marins estimèrent pour leur part qu’ils avaient aussi leur mot à dire. Car ils étaient, eux aussi, embarqués sur ces bateaux sur lesquels les officiers voulaient mourir. Et il ne fallait pas compter sur eux dans un cas pareil. Et lorsqu’à l’heure dite on donna l’ordre d’appareiller, les chaudières étaient éteintes. Les chauffeurs non plus ne voulaient pas mourir. A la bataille de Kunersdorf déjà, Frédéric le Grand avait eu affaire à cette répugnance toute particulière que les hommes et même les soldats éprouvent à marcher vers une mort trop certaine. Il avait hurlé : Voulez-vous donc vivre éternellement ? »
Mais il n’était pas simple d’être révolutionnaire et alsacien dans ce contexte.
Döblin encore : « Et cela ne venait pas seulement de la présence de la cathédrale, de l’existence de charmants canaux paisibles, de l’Ill avec ses lavandières, des nombreuses brasseries où coulait encore un vin dont ils avaient été si longtemps privés … Cette Alsace, leur patrie chérie, donnait bien du fil à retordre à nos révolutionnaires. Ils n’arrivaient pas à placer leur marchandise ».
Les velléités autonomistes de l’Alsace seront vites broyées par les évènements, l’aspiration au référendum balayés par le plébiscite de l’accueil des troupes françaises. Le drapeau tricolore avait remplacé le drapeau rouge avant l’entrée du général Gouraud dans la ville. Et la révolution cessa faute de combattants.
Un autre médecin arrive à Strasbourg en novembre 1918, le medecins aux armées Louis Aragon.