Ce texte a été extrait d’un article écrit par Denis Martin et publié sur l’excellent site La Courtine consacré aux mutineries des soldats russes en 1917. La totalité du texte, fort intéressant, est disponible à la fin de cet article.
En mars, la révolution éclate en Russie (c’est la fameuse révolution de Février, ainsi nommée en raison du calendrier julien alors en vigueur en Russie qui se trouve en décalage d’une douzaine de jours avec le calendrier grégorien utilisé en Europe de ’Ouest) . La nouvelle, longtemps cachée, finit par être con nue des soldats russes du front de l’ouest. L’abdication du tsar cause une émotion profonde . C’est tout un monde qui s’écroule.
À partir de là, l’agitation va aller croissant dans les régiments russes. Au sein des bataillons, on décide de voter pour ou contre la décision de monter au front. C’est après un vote mouvementé que les soldats russes acceptent de participer à l’offensive Nivelle. Cette désastreuse offensive, qui se déroule du 16 au 20 avril 1917 et à laquelle participent les Russes (leur secteur se situe à l’est du Chemin des Dames, entre Craonne et Reims), va accélérer la dégradation du climat au sein des unités. Au cours de cette offensive, les deux brigades russes perdent 5 000 soldats et 70 officiers (sur environ 19 000 hommes), qui sont tués ou blessés en seulement trois jours. Certains officiers auraient été tués par leurs hommes, signe de la dégradation du climat qui règne au sein des bataillons . Cependant, les soldats russes se sont montrés particulièrement courageux et ont conquis plusieurs positions importantes , avant de lâcher prise. À la suite de ce qu’il faut bien appeler un massacre (l’offensive Nivelle a coûté 30 00 morts et 100 000 blessés à la France en quelques jours), des réunions informelles se tiennent ça et là, entre soldats. Des comités de soldats commencent à s’organiser, suivant en cela les consignes du soviet (conseil) de Petrograd. Dans les rangs de l’armée française, l’agitation est également extrême et des mutineries éclatent . A l’arrière, la situation n’est pas bonne et plusieurs centaines de milliers d’ouvriers (et d’ouvrières, très nombreuses dans le mouvement) sont en grève contre la vie chère.
Pour éviter une mutinerie ouverte, les Russes sont envoyés au camp de Neufchâteau dans les Vosges et dans celui de Baye dans la Marne. Le 1er mai du calendrier russe (14 mai) est l’occasion d’une première manifestation. Les soldats cantonnés à Baye défilent en chantant la Marseillaise. Sur leurs drapeaux ils ont écrit les mots "Socialisme", "Égalité" et, en français, le mot "Liberté". Le général Palytsine, attaché militaire russe en France, essaie de haranguer les hommes en faisant appel à leur sens du devoir. Il est interrompu, conspué, et il doit s e retirer précipitamment (il est juché sur un beau cheval blanc, signe d’orgueil ostentatoire, ce qui n’arrange pas les choses).
La revendication principale porte sur l’exigence du retour au pays. Les soldats qui sont fils de paysans sont les plus ardents. Le gouvernement provisoire de Kerenski a commencé à distribuer des terres et ces ruraux craignent de ne pas avoir leur part . Ceux des soldats qui viennent des milieux ouvriers de la région de Moscou veulent rentrer chez eux pour participer à la Révolution. Des tracts commencent à circuler 24 ainsi qu’un journal révolutionnaire, Natchalo ( Le Début ). On y accuse le gouvernement tsariste et le gouvernement français d’avoir conclu un marché sur le dos des soldats et d’avoir échangé ceux-ci comme de simples marchandises, comme du bétail, contre des fusils et des mitrailleuses. Une scission commence à se faire jour entre ceux qui soutiennent le gouvernement Kerenski (ceux de la 3e brigade) et ceux qui penchent vers la radicalité révolutionnaire des bolcheviks (ceux de la 1re brigade). Ce clivage politique recoupe peu ou prou les catégories sociales. Les soldats issus de la paysannerie sont pour Kerenski alors que ceux qui sont issus de milieux ouvriers s ont pour Lénine. Beaucoup d’officiers, quant à eux, restent fidèles au tsar déchu. Les soldats refusent de leur obéir, décrètent l’abolition des châtiments corporels et élisent de nouveaux officiers.
Devant la politisation accélérée des troupes russe s, le commandement français décide de les isoler. Leur comportement, leurs manifestations (en rangs bien disciplinés), leurs chants et leurs drapeaux rouges produisent le plus mauvais effet sur leurs camarades français. Le 1er juin, Paul Painlevé, ministre de la guerre, décide d’écarter les régiments russes du front.
On les expédie très loin, à 600 kilomètres, sur le plateau des Millevaches, au camp militaire de la Courtine dans le département de la Creuse. C’est chose faite dès la fin du mois de juin 1917. Il y a là 16 000 hommes, 300 officiers, 1 700 chevaux... et l’armement complet des bataillons (on n’a pas jugé utile de les désarmer). Les bolcheviks de la 1re brigade font du prosélytisme auprès de leurs camarades de la 3e brigade et tentent de les rallier à leur cause.
Des heurts éclatent entre les deux camps. Finalement 6 000 hommes de la 3e brigade et 400 de la 1re brigade quittent le camp avec les officiers et s’installent sous des tentes à vingt-cinq kilomètres de là, dans le village de Felletin. Le camp de la Courtine devient alors, de fait, un vaste camp autogéré, une république soviétique, qui renferme 10 000 hommes. La revendication unique des soldats est le retour au pays. Baltaïs, le chef élu des mutins, tente de négocier ce rapatriement avec les autorités. Il est arrêté le 25 juillet. C’est un Ukrainien qui parle parfaitement le français, Afanasie Globa, qui prend sa succession.
Le général Zankeievitch, qui représente le gouvernement russe, lance un ultimatum aux soldats révoltés : ils doivent rendre leurs armes et faire leur soumission avant le 3 août. Environ 1 500 hommes franchissent le pas et se rendent par petits groupes. Mais les autres tiennent bon et refusent tout compromis. L’état-major français décide alors de réduire les mutins par la force. L e 4 août, 9 compagnies d’infanterie, 4 sections de mitrailleuses, 3 d’artillerie de 75 et 3 pelotons de cavalerie, soit plus de 5 000 hommes, organisent le blocus du camp de La Courtine 27 . Le 10 août, la 3e brigade – qui campe toujours à Felletin - est évacuée au camp militaire du Courneau près d’Arcachon. Il faut l’éloigner car on n’est pas sûr de sa neutralité dans l’épreuve de force qui s’annonce avec ses compatriotes de la 1re brigade. À Courneau, les soldats de la 3e brigade font preuve de beaucoup de mauvaise volonté et de beaucoup d’insubordination. Ils choquent les populations locales en se baignant nus et en organisant des beuveries abominables.
Jusqu’au début du mois de septembre, les troupes françaises renforcent leurs positions autour du camp de la Courtine. Elles creusent des tranchées, tendent des réseaux de fils barbelés et mettent leur artillerie en place. Les mutins font la même chose. Les rations de nourriture livrées habituellement dans le camp sont suspendues. L’armée française décide d’utiliser des troupes russes contre les mutins. Le gouvernement estime en effet qu’il s’agit d’une affaire interne à la Russie. Le gouvernement de Kerenski donne pour consigne de réduire les mutins et d’appliquer la peine de mort contre eux, si nécessaire 29 . On achemine sur la Courtine une brigade d’artillerie russe, forte d’environ 1 500 hommes, destinée à l’armée d’Orient et qui est de passage en France. On complète le dispositif avec 2 000 hommes sûrs prélevés dans la 3e brigade et qu’on ramène de Courneau. La population civile qui vit à proximité du camp est évacuée. Un ultimatum est envoyé aux mutins le 14 septembre . Ils doivent se rendre avant le 16. Aucun ne se rend.
Le 16 septembre, à 10 heures du matin, le canon tonne (c’est la brigade d’artillerie russe qui est aux commandes). Les assiégés répondent en faisant exécuter par leur orchestre la musique de la Marseillaise et la Marche funèbre de Frédéric Chopin. Un obus disperse l’orchestre. Le canon tonne d’heure en heure faisant quelques morts et des blessés. Au soir du 16 septembre, les rebelles ne se sont toujours pas rendus. Le 17 septembre le pilonnage du camp s’intensifie. À 14 heures, 7 500 mutins se rendent. Mais il reste environ 500 irréductibles qui refusent tout compromis. Le 18 septembre les troupes russes loyalistes investissent le camp. Le combat est rude. Le nombre de morts est controversé. Les chiffres vont d’une dizaine à 150 suivant les sources. Le dernier carré de 50 mutins, regroupé autour d’ Afanasief Globa, ne se rend qu’au matin du 19 septembre 31 .