Dans la nuit du 21 mars 1919, Bela Kun et ses compagnons furent arrachés de leur prison par la foule. Les ouvriers occupèrent les principaux quartiers de la ville ; les conseils d’entreprises se réunirent et proclamèrent la dictature du prolétariat. La dictature du prolétariat ! assertion susceptible d’interprétations diverses et contradictoires.
Certains envisagent cette « dictature » comme l’affirmation par le peuple de sa parfaite maturité et de son affranchissement. Ils supposent donc l’existence de masses laborieuses, parvenues à un remarquable degré d’éducation économique, possédant une idéologie commune et de semblables intérêts, capables de prendre en mains la direction des fabriques et de satisfaire leurs exigences de consommation. Une telle dictature est absolument pure d’éléments autoritaires. Elle marque l’avènement du monde du labeur. En manifestant leur volonté d’établir leur dictature, les hongrois prétendirent montrer qu’ils s’estimaient aptes à rétablir et développer 1’economie de leur pays.
Néanmoins, à l’heure actuelle, même dans les Etats anglo-saxons où l’on constate la grande valeur intellectuelle et technique des travailleurs, en nul endroit ne se rencontrent des foules laborieuses homogènes, dotées d’une initiative collective. A cause d’une mésintelligence des procédés tayloriens, l’ouvrier réduit à l’emploi de machine spécialisée possède une lamentable éducation. En outre, les prolétaires ne communient plus par l’unité idéologique ou les intérêts communs. Tiraillé entre le réformisme, le bolchevisme ou le nationalisme, le syndicalisme oublieux de son origine, de sa philosophie, de ses tendances, tombe en décrépitude. Pour être davantage sournoise, l’hostilité entre ouvriers intellectuels et manuels s’avère plus dangereuse que jamais. Ne redoutant pas les longues journées de travail aisé, ayant de médiocres appétits, l’employé vit dans l’attente de sa retraite que lui octroiera le patron ; il condamne les revendications des manoeuvres, qui, par crainte du chômage et des accidents professionnels exigent la journée de huit heures et de hauts salaires.
Dans de pareilles conditions qui, du reste, ne se présentaient pas dans la Hongrie de 1919, pour réaliser une dictature du prolétariat, il faut inéluctablement recourir à la dictature personnelle ; obtenir la soumission absolue des masses hétérogènes, dépourvues d’audace révolutionnaire ; accomplir, selon l’expression de Lénine, « la subordination de la volonté des milliers à la volonté d’un seul ». Les travailleurs qui s’administrent, théoriquement, eux-mêmes, deviennent la proie d’individus qui, sous un dehors populacier, possèdent les désirs de puissance et les attributs des capitalistes. Avec énergie, les anarchistes se dressent contre une semblable tyrannie.
« La dictature » du prolétariat magyar différa donc, par son essence, du bolchevisme russe. Bela Kun le reconnut « La dictature ne signifie pas le recours à la violence, mais la simple prise en mains par le peuple, des instruments de production ». Et, pour manifester que les personnes et les biens n’appartenaient pas à une minorité politique, l’appareil du régime reposa sur la connexion des conseils économiques.
Les offices, comités, conseils ruraux et urbains s’occupèrent de la formation, de la répartition et de la consommation des richesses dans leurs sphères. Les conseils de districts et de départements administrèrent leurs circonscriptions et nommèrent des délégués, avec mandat impératif, au Congrès national. Tous les ouvriers syndiqués des deux sexes domiciliés en Hongrie, sans distinction de confession, de race ou de nationalité, âgés de 18 ans, participèrent aux élections communales, régionales et nationales. Les élections des représentants au Congrès national des Conseils eurent lieu le 7 avril. La participation au scrutin fut considérable.
Dans la capitale et les chefs-lieux de départements, les travailleurs se rendirent aux urnes en cortège. A Budapest, les communistes obtinrent la majorité des voix : 780 candidats révolutionnaires y furent élus. Le Congrès s’ouvrit le 14 juin ; les conseils locaux et régionaux envoyèrent un délégué par 5.000 habitants.
Le Congrès possédait l’autorité suprême. Provisoirement, il conservait des attributs politiques avec ses vertus économiques. Il obtenait ainsi la licence de déterminer les frontières de la république, d’appeler le peuple aux armes, de modifier la constitution dans un sens plus communiste. Entre ses sessions, un Conseil central exécutif désigné par lui et composé de 150 membres siégeait en permanence. Le Conseil central répartissait les travaux entre des commissariats spécialisés, qui se réunirent par la suite dans un Conseil économique, à l’exception des commissariats des affaires étrangères, des armements et des minorités allogènes. Le Conseil central exécutif fut instauré le 24 juin 1919, trois mois après l’établissement de la Commune.
Alexandre Garbaï en devint président. Cet ancien directeur du syndicat des gars du bâtiment adhéra très jeune au parti socialiste. Karolyi, parvenu à la tête de la république populaire, le chargea de nationaliser la production. Garbaï remplit si bien sa tâche que, sous la pression des bourgeois de l’industrie, Karolyi désirait se débarrasser de lui, à la veille de la révolution. Après la chute des Conseils, il s’enfuit à Vienne, où bientôt il organisa le parti socialiste indépendant illégal. Eugène Varga, Georges Nyiszlor, J. Lengyel, Franz Bajoky furent attachés, en qualité de commissaires, à la présidence du Conseil. Bela Kun se chargea des affaires étrangères ; Eugène Landler, des transports ; Varga, des finances, etc.. Les Conseils régionaux des saxons, slovaques, transylvaniens, ne pouvant élire leurs propres commissaires, par suite de l’occupation de leurs contrées par les alliés, Henri Kalmar et Auguste Stefan conservèrent la fonction de commissaires aux nationalités.
Bientôt, quelques manifestations réactionnaires ayant eu lieu sous l’instigation des franco-roumains, on fut contraint de nommer un commissaire chargé de réprimer à l’intérieur du pays, les manoeuvres contre-révolutionnaires. On désigna Tibor Szamuelly. Tibor Szamuelly apparaît à ceux qui ne connaissent pas la politique hongroise mais les légendes de l’histoire hongroise, comme un bourreau jouisseur, avide de sang, troublé par des vices extranaturels, tortionnaire alcoolique et pédéraste. Rien n’est plus absurde que cette image. Et personnellement, nous considérons Szamuelly comme l’une des pures figures du communisme magyar.
D’une élégance raffinée, Szamuelly joignait à son affabilité coutumière, un tact parfait. Ce qui retenait l’attention, dans son visage, c’étaient les yeux d’une extrême douceur, embués de mélancolie sous les profondes arcades sourcilières, et les mâchoires dures, volontaires, solidement attachées au crâne. Aîné d’une famille juive de cinq enfants, après ses études universitaires, il devint journaliste. La lecture des oeuvres de Szabo et Batthyany l’incitèrent à méditer les causes économiques et morales de la détresse du prolétariat : il s’affirma libertaire. Mobilisé, on l’envoya sur le front russe. Le soir de sa venue dans les tranchées, il déserta. En 1918, il rendit visite à Kropotkine, dans le village de Dmitri, près de Moscou, où le sociologue résida jusqu’à sa mort. A Moscou, Szamuelly organisa, de concert avec Kun, un groupe communiste de soldats hongrois prisonniers.
En novembre, il revint en Hongrie et incita ses compagnons libertaires à unir leurs efforts à ceux du jeune parti communiste. En décembre, il fomenta une émeute à Nyiregykaze ; un de ses frères fut grièvement blessé dans la bagarre. Un mois plus tard, à Satoraljaujhely, Il tenta de chasser les autorités républicaines. Arrêté, il parvint à s’évader. Il se cacha quelques temps chez l’écrivain anarchiste Kassak alors éditeur de la revue « Ma ».De cet endroit, il parvint à se mettre en relation avec les Conseils d’usines de Csepel, et à préparer, avec eux, le mouvement du 23 mars, que précéda l’abdication de Karolyi.
Quand on rechercha l’homme capable de réprimer les émeutes à l’intérieur du pays, Szamuelly traversa une crise morale. Les Conseils allaient sans doute désigner quelque individu violent, prêt à massacrer sans pitié les fauteurs de troubles et les suiveurs inconscients. La Commune se souillerait ainsi de sang. Le doux Szamuelly n’hésita pas. Lui qui conduisait les enfants pauvres s’ébattre sur les rives fleuries du lac Balaton, lui qui ne se complaisait que dans la société des gamins et des jeunes femmes, voulut assumer sur sa tête, la honte et le discrédit dont le terrorisme pouvait couvrir le régime. « Le gosse », comme l’appelaient ses amis, devint « le sanglant Szamuelly » des bourgeois. Mais désireux d’éviter le meurtre, Szamuelly décida d’effrayer les esprits, de manifester la puissance du prolétariat, et non de ruiner stupidement les corps. En cinq mois, sur le territoire magyar, on ne pendit ou fusilla que 129 personnes, dont seulement 48, sur l’ordre de Szamuelly.
Otto Corvin, l’organisateur des mutineries de 1917, effectua les recherches politiques. Arrêté par les blancs, malgré les sommations, il refusa d’indiquer la retraite de ses camarades. Pour lui arracher des aveux, on lui brûla le sexe avec un fer rouge, puis on le pendit. Corvin avait 24 ans.
Alexandre Krammer secondait Szamuelly et Corvin. En août 1919, il se réfugia en Serbie ; il organisa des grèves et fut recherché par la police serbe. Il changea de nom, mais fit la connaissance d’une jeune aristocrate russe qu’il aima, et avec laquelle il se mit en ménage. Après un an d’union, une nuit, légèrement pris de vin, il confia son secret à son amie. Celle-ci, dont la haine pour les communistes était plus forte que son affection pour son amant, le dénonça. Livré par les gendarmes yougoslaves aux bandes d’Horthy, Krammer périt à l’âge de 23 ans, pendu.
Fils d’un gendarme, Joseph Cserny fut, pendant la guerre, sergent de marine. Sous son impulsion, en 1918, les matelots de la flotte de Cattaro se révoltèrent. Cserny partit au bagne. Au cours de la révolution de mars, Szamuelly l’invita à former une troupe de gardes avec les anciens mutins de Cattaro. Ces soldats, « les gars de Lénine »,casernèrent dans les palais des familles Batthyanyi et Hunyady. Pour frapper l’imagination des bourgeois, ils couvrirent les murs de ces demeures d’une affiche gigantesque représentant un dragon s’élançant d’un nid de coutelas vers ces mots TERROR, dont les lettres étaient disposées verticalement. Dix canons de 75 mm, 5 canons de 150 mm, et 20 mitrailleuses défendaient l’abord de la caserne. Les « gars », entièrement vêtus, coiffés et bottés de cuir, portaient poignards, revolvers et grenades. Ils n’usèrent de leurs armes que dans la circonstance suivante : les franco-serbes envoyèrent trois monitors bombarder, à Budapest, l’Hôtel Hungaria, résidence des commissaires du peuple. Pendant ce temps, les officiers de l’artillerie et les
cadets de l’Académie Ludovica tentèrent d’occuper le Central Télégraphique. Se disposant en rangs de tirailleurs, ils ouvrirent le feu sur la foule répandue dans les rues.
La surprise fut générale ; aucune milice ne casernait au complet, le s ouvriers demeurant chez eux. Quelques membres des jeunesses communistes et du groupe anarchiste se précipitèrent dans les armureries où l’on ne leur fournit que de mauvais fusils ; des miliciens, au bruit de la bagarre, les rejoignirent ; les artilleurs, après un instant de stupeur, parvinrent à se saisir de leurs chefs. Les cadets résistaient toujours.
Joseph Haubrich, un ouvrier métallurgiste, promu malgré lui, commandant des troupes de Budapest, était un tolstoïen. Pour éviter l’effusion de sang, il dépêcha plusieurs délégations chargées d’avertir les cadets que « s’ils refusaient de se rendre, leur caserne serait immédiatement bombardée ». Les délégations revenaient sans cesse éconduites, et les canons d’Haubrich ne tiraient pas. Depuis près de quatre heures, cadets et révolutionnaires parlementaient, quand soudain parurent, sous la conduite de Cserny, vingt « gars ». Après une dernière sommation, ils firent sauter les portes de l’académie à coups de grenades. Aussitôt, les cadets dont deux seulement étaient blessés, se rendirent. Professeurs et élèves se virent graciés, hormis le capitaine Eugène Lemberkovics et le lieutenant Désider Filipecz, que le tribunal condamna à mort. Sur les instances du lieutenant-colonel Romanelli, représentant de l’Entente, on commua leur peine en celle de réclusion temporaire. Ainsi, se termina la plus grave émeute de la Commune.
Le 2 août, Szamuelly parcourait le département d’Oedenburg ; il apprit l’avance des alliés vers Budapest. Il se rendit alors chez le président du Conseil d’ouvriers de Savanyukut, pour obtenir confirmation de la nouvelle. Sur les instances de cet homme, il se dirigea vers la frontière d’Autriche, sous la conduite d’un marchand de bestiaux, Barna. Barna, abandonnant en route son compagnon, revint en hâte à Savanyukut, avisa un blanc, Zoltan Sumgi, de la fuite de Szamuelly, téléphona au chef de la police-frontière, que le terroriste se trouvait dans son cercle. Le commandant ordonna la fermeture de la frontière, et quand Szamuelly s’apprêta à franchir la limite, il fut appréhendé par les gendarmes Joseph Salatek et Wenzel Schwartz, qui lui brisèrent le crâne avec la crosse de leur carabine. Dans une version officielle, ils affirmèrent que prenant un mouchoir de dentelle qui dissimulait un revolver, Szamuelly s’était suicidé. Les paysans de Savanyukut, suggestionnés par la légende du « tortionnaire », déterrèrent le cadavre enseveli dans le cimetière de leur village, et coupèrent les membres qu’ils dispersèrent dans les champs.
Depuis décembre 1918, les anarchistes hongrois étaient tous entrés dans le parti communiste. Groupés autrefois dans l’Union des socialistes révolutionnaires,puis dans le CercleGaliléen, en s’unissant au sein de la nouvelle institution, ils espéraient pouvoir faciliter l’établissement d’une société libertaire aussi différente de la république démocrate que de la caserne marxiste. Kogan, un avocat roumain, fusillé par les bolchevistes russes, en 1925, Szamuelly, Corvin, Kransz, le rédacteur principal du journal anarchiste « Tarsadalmi Forradalom »,Csizmadia, le poète rustique, le psychologue Varjas, l’esthète Lukacs, voyaient dans ce mouvement, une source de forces révolutionnaires susceptibles de renverser l’organisation capitaliste. Quand, en mars, s’instaura le régime prolétarien, certains anarchistes estimèrent de leur devoir d‘assumer une responsabilité effective, de participer au déroulement de l’activité économique du pays ; ils devinrent commissaires du peuple, délégués de conseils. Alors, une scission s’effectua parmi les libertaires. La minorité, avec Krausz, Bojtor et Kogan refusa d’apporter son concours au régime ; et pour manifester qu’elle ne possédait plus le même programme et n’usait plus des mêmes méthodes que le parti communiste, elle fonda une Union anarchisteautonome, dont on plaça le siège dans le Palais Almassy, réquisitionné. Kogan et Bojtor critiquèrent avec fougue les gestes de certains administrateurs ou commissaires, tels que Bela Kun ; on les emprisonna, mais leurs camarades collaborationnistes obtinrent leur relâchement.
Quelques partisans de la politique de soutien modifièrent leur ligne de conduite, et rejoignirent, après maintes tergiversations, les almassystes : Csizmadia quitta son poste au département de l’agriculture, tandis que Lukacs, Corvin et Szamuelly persévéraient dans leur position première. Malgré ces différends, il n’y eut jamais, au cours de la Commune, dans les milieux libertaires, de querelles suscitées par des discussions personnelles.
Les collaborationnistes conservèrent l’estime des adeptes de l’autonomie ; Corvin, qui ne partageait pas l’attitude de l’Union vis-à-vis du régime, lui fournit cependant son concours ; il procura des salles de réunion, facilita l’installation d’une bibliothèque, soutint les périodiques.
L’influence des anarchistes se manifesta pendant la Révolution, surtout dans la solution des problèmes agraire et financier étudiés avec minutie par les émules et disciples d’Ervin Szabo et Batthyanyi. Après la défaite, les libertaires demeurés en Hongrie, qui ne voulurent pas cesser leur propagande, malgré l’avilissement universel, s’affilièrent aux cercles gnostiques, institués vers 1900, par le tolstoïen Eugène Schmidt.
Dans l’ombre, illégalement, ils luttèrent. Ils tachèrent de mettre en communication avec l’extérieur, les captifs des camps de concentration ; ils éditèrent des tracts, voire un journal polycopié « Uj Vilag ».En 1924, l’intensité de la terreur paraissant décroître, ils pénétrèrent dans les syndicats et les coopératives et s’efforcèrent de constituer au grand jour, avec d’autres éléments socialistes, le parti des ouvriers social-libertaires hongrois.Mais les principaux militants furent vite traqués, saisis, incarcérés. Ils durent reprendre leur activité secrète.
Dès leur libération, le 21 mars 1919, les leaders communistes, alliés déjà aux libertaires, négocièrent avec les délégués de l’aile gauche socialiste, pour façonner l’unité des forces révolutionnaires. On établit aisément le pacte d’entente et forma le parti socialiste unifié.Le 12 juin, dans l’ancienne salle des députés, devant 827 délégués, Garbaï rappela l’alliance faite entre anarchistes, marxistes et néo-communistes et les modifications profondes opérées dans le programme collectiviste. Le professeur Sigismond Kunfi déclara que la vieille et traditionnelle social-démocratie était morte, qu’un monde dépouillé des institutions autoritaires s’élaborait, qu’à des conceptions nouvelles devait correspondre une organisation originale, même en politique. Pour établir avec clarté sa manière de voir, il demanda que l’alliance des gauches forma non un parti socialiste unifié, paraissant englober trois tendances, mais l’Union des ouvriers communistes de Hongrie.Finalement, les délégués approuvèrent à l’unanimité le programme et les méthodes de cette institution.
Seuls, pendant la Commune, après leur sécession, les anarchistes possédèrent une association politique autonome, tous les autres partis ayant disparu ou fusionné avec l’Union des ouvriers communistes.