Vous trouverez ci-dessous des extraits relatifs aux journées de Février provenant d’un extrait des mémoires de Nicolas Soukhanov publiés par Marc Ferro dans cet excellent livre : 1917 Les Hommes de la révolution [1], où sont rassemblés des textes écrits par ceux qui furent impliqués dans ces événements.
N. Soukhanov a commencé à militer à l’âge de 14 ans chez les socialiste-révolutionnaires, converti au marxisme il rejoint le parti menchevik. Il est un des fondateurs du soviet de Petrograd, désapprouve le coup d’état d’octobre arrêté, libéré, puis une nouvelle fois arrêté en 1931, il disparait. On suppose qu’il est mort en 1940
Ce texte relate un moment révolutionnaire vécu par un militant convaincu et le petit groupe auquel il appartient mais qui sont tous en dehors du mouvement qui tout à la fois n’y comprennent pas grand chose et vont tenter de prendre le train en marche. Lecture indispensable.
Le mardi 21 février, j’étais assis dans mon bureau à l’Office du Turkestan. Derrière la cloison, deux jeunes dactylos s’entretenaient des difficultés de ravitaillement, des incidents qui se produisaient devant les magasins, de l’agitation des femmes, de la tentative de pillage de je ne sais quel dépôt : « Vous savez, déclara brusquement l’une de ces demoiselles, à mon avis c’est le commencement de la révolution. »
Ces jeunes filles ignoraient ce qu’est une révolution, et je ne les crus pas
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Le vendredi 24 février, le mouvement s’étalait déjà comme un flot à travers Saint-Pétersbourg. La perspective Nevski et plusieurs places centrales étaient envahies par la foule. Dans les grandes rues se déroulaient des meetings volants que la police et les cosaques dispersaient sans énergie. Le général Khabalov, gouverneur militaire, publia un appel dans lequel il avouait déjà, implicitement, l’impuissance de l’autorité : il indiquait que, les mises en garde restant sans effet, la répression s’exercerait à l’avenir avec le maximum d’énergie. Naturellement, cet appel fut sans résultat. Pour tout observateur attentif, il était clair que l’on se trouvait devant une situation nouvelle, différente des désordres d’autrefois. Ce vendredi, j’affirmai comme un fait accompli que nous étions devant une révolution ; néanmoins, je passai pour un optimiste et l’on me répondit par des haussements d’épaules.
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...le mouvement ne cessait de s’élargir, rendant évidente d’heure en heure l’impuissance de l’appareil policier.
Les meetings se déroulaient déjà presque légalement et les unités militaires ne se décidaient à aucune opération. Les foules remplissaient les rues principales. Chose surprenante, les détachements de cosaques se montraient particulièrement corrects. Dans certains endroits, ils soulignèrent leur neutralité par des conversations directes. Le vendredi soir, on racontait en ville que des élections au soviet des députés ouvriers se déroulaient dans les usines.
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La dernière carte : 25-26 février
Le samedi 25 février, Saint-Pétersbourg était depuis le matin plongé dans l’atmosphère d’événements extraordinaires. Même là où il n’y avait pas de concentration de foule, les rues présentaient le spectacle d’une excitation inhabituelle. Toute la population civile se sentait unie contre l’appareil militaire et policier ; des passants qui ne se connaissaient pas s’abordaient, s’interrogeaient. Il y avait quelque chose de plus qu’à Moscou en 1905 : le mur entre les deux camps — la population et les autorités — ne paraissait pas infranchissable ; on avait l’impression d’une certaine osmose qui accroissait l’excitation. On arrachait des murs les proclamations de Khabalov, les agents de police isolés disparurent brusquement de leur poste.
Les usines et les tramways étaient arrêtés. Je ne me rappelle pas si les journaux sortirent ce jour-là, mais en tout cas les événements dépassaient de loin tout ce que la presse muselée d’alors aurait pu faire savoir à la population.
Le matin, suivant mon habitude, je me dirigeai vers mon Office du Turkestan, au bout de la perspective Kamenn-Ostrovski, mais j’avais autre chose à faire que m’occuper d’irrigation. Je donnai d’abord un coup de téléphone à Pechekhonov, l’invitant à venir à trois heures rue Sergievskaia, liez N. D. Sokolov. Vers deux heures, après avoir invité encore l’un représentant de l’une des organisations ; de gauche, j’allai rue Sergievskaia, vers l’appartement connu de tout le Pétersbourg radical et démocratique aussi bien que de la police. En chemin, je m’arrêtai à la rédaction de Lietopis. Personne ne travaillait, tout le monde ne s’occupait que des événements. On m’indiqua quels étaient les quartiers de la ville bloqués par la police et les troupes, et de quelle manière je pourrais le plus facilement arriver jusqu’au parc de Tauride. En réalité, les quartiers étaient bloqués sans aucune stratégie ; le mouvement s’étendait dans l’ensemble tout à fait librement, commençant à convaincre de l’impuissance des Khabalov et des Trepov, les pessimistes les plus avérés.
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Des gens continuaient d’arriver chez Sokolov, apportant tous des nouvelles quant à l’ampleur sans précédent du mouvement de rue. Les quartiers du centre présentaient l’aspect d’un meeting ininterrompu. La population semblait particulièrement attirée vers la place Znamenskaia ; là, au pied du monument d’Alexandre III, les orateurs des partis de gauche se succédaient sans interruption et en toute liberté. Le mot d’ordre était « A bas la guerre ! », cette guerre qu’on présentait comme la cause de tous les maux et, en particulier, de la désorganisation du ravitaillement. Toutes ces nouvelles mettaient en relief la désagrégation croissante de la police et des troupes. De nombreux détachements de policiers et de cosaques patrouillaient à travers la ville, se frayant lentement un chemin dans la foule. Mais ils n’entreprenaient aucune opération active, ce qui renforçait extraordinairement le moral des manifestants. On se contentait de confisquer les drapeaux rouges là où c’était sans danger d’émeute. Bientôt, on nous apprit qu’un commissaire de police, à cheval, à la tête de ses hommes, s’étant jeté sur un orateur ou un porte-drapeau, un cosaque s’élança vers lui et lui fit sauter la main d’un coup de sabre.
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Près de la perspective Liteini où nous nous séparâmes, je rencontrai de petits groupes d’ouvriers qui me répétèrent les bruits sur le commencement des heurts sanglants quoique sans grande ampleur qui débutaient çà et là dans la banlieue ouvrière. Quelques grandes usines avaient été occupées et d’autres étaient assiégées par la troupe. Dans certains endroits, on avait opposé une résistance ; ainsi, du côté de Vyborg, on élevait des barricades avec des wagons de tramways et des poteaux télégraphiques.
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Le lendemain, dimanche 26 février, les murs affichaient de nouvelles proclamations du général Khabalov ; on en voyait aussi à terre, arrachées et froissées. Avouant publiquement son impuissance et l’échec de ses mises en garde précédentes, il menaçait encore de « prendre des mesures énergiques », recourir aux armes pour réprimer les « désordres » et disperser les « rassemblements ». Il tint parole, la dernière tentative fut entreprise désespérément ce jour-là. Un régime séculaire et féodal était en jeu ; la dernière carte étant abattue, le soir montra que la partie était perdue pour lui.
Le siège des quartiers ouvriers se poursuivait, plus intense. De nombreuses unités d’infanterie occupaient les rues, bloquant les ponts, nettoyant systématiquement les rues. Vers m le heure, le feu devint particulièrement violent sur la perspective Nevski. La chaussée, couverte de cadavres d’innocents, fut dégagée et cet événement fut rapidement connu, terrorisant la population. Le mouvement de rue dans les quartiers centraux semblait liquidé.
Vers cinq heures, il pouvait sembler que le tsarisme gagnait de nouveau et que le mouvement serait écrasé. Toutefois, l’atmosphère des rues au cours de ces heures critiques était entièrement différente des fois précédentes. Cette différence venait de l’état d’esprit et du comportement des unités de l’armée, des cosaques et même de la police chargés de « réprimer » le mouvement. On avait obligé certains de ces hommes à tirer sur la foule désarmée. D’autres se tenaient docilement en rangs serrés autour de quelques points, d’autres encore patrouillaient à travers la ville, mais tout cela avait l’air de se faire au hasard. Les forces de l’ordre auraient souhaité qu’on leur répliquât et qu’on leur donnât l’occasion de se rendre. D’ailleurs, certaines patrouilles furent, en effet, désarmées sans résistance et, même, dans chaque groupe de civils manifestants, on distinguait le gris de quelques capotes militaires.
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Chaliapine conta qu’il venait de recevoir un coup de téléphone de Léonide Andreev, qui habitait au Champ-de-Mars, à côté des casernes du régiment Pavlovski. Il avait vu de ses fenêtres un détachement d’infanterie tirer pendant longtemps du Champ-de-Mars, sur les casernes. Cette information semblait vraie, sans qu’on puisse lui donner une interprétation. Je téléphonai à mon tour et j’eus la chance d’obtenir Kerenski, qui était rentré chez lui pour quelques instants. Il m’annonça aussitôt la mutinerie du régiment Pavlovski. La plus grande partie des hommes avait quitté les casernes et tiré sur ceux qui y étaient restés par fidélité au tsar ou par passivité. C’est cet échange de coups de leu qu’Andreev avait entendu de chez lui.
Les événements prenaient brusquement un tour nouveau.
La mutinerie d’un régiment dans la conjoncture actuelle signifiait que la partie était perdue pour le tsarisme.
... un petit détachement de police montée avait reçu l’ordre de disperser la foule massée le long du canal Catherine. Du quai d’en face, les agents de police avaient ouvert le feu. Mais, à ce moment, passait un détachement du régiment Pavlovski. Alors, voyant des gens désarmés tomber à leur côté, se trouvant eux-mêmes dans l’angle de feu, les soldats ripostèrent par-dessus le canal contre les policiers. Quand ils revinrent à leur caserne, c’était déjà en qualité de mutins ayant brûlé leurs vaisseaux. Ils invitèrent leurs camarades à se joindre à eux. C’est à ce moment qu’eut lieu la fusillade entre les mutins et les soldats restés fidèles.