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les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La Révolution commence à Berlin, novembre 1918

Adam Scharrer, Les Sans-Patrie, roman, 1931 (extrait final) [1]

Je n’ai jamais été un soldat. Mais à présent, j’en perds jusqu’à la dernière apparence : les années d’inquiétude surmontée, de faim supportée, d’ignominies vécues me poussent à une nouvelle résistance. Et je ne suis pas le seul.

L’avalanche roule. La première pierre se détache à Kiel. Les matelots commencent à se mutiner. Des fabriques sont désertées. Les ouvriers de Kiel font cause commune avec les marins.

La persécution recommence. Les cavaliers se préparent à charger et les bleus reprennent à nouveau leur carabine. Les mouchards refont leur apparition, mais cette fois en vain. L’avalanche rebondit jusqu’à Hambourg, à Brême, à Hanovre.

Le prolétariat, ce géant, secoue ses chaînes, fait son entrée sur la scène politique et formule ses revendications.

« Cessation de l’état de siège ! Élargissement des prisonniers politiques ! »
« Prise de contact immédiate avec le prolétariat international ! »

Un « gouvernement populaire » s’efforce de sauver ce qui peut encore être sauvé. Mais déjà Spartacus forme des légions pour l’assaut.

Une proclamation de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg a été affichée :

« Jusqu’au jour où tout ce que vous avez créé vous-mêmes ne vous appartiendra pas, à vous travailleurs qui par l’effort de vos cerveaux et de vos mains récoltez les présents de la terre, afin de réjouir les hommes, jusqu’à ce jour, vous serez victimes de la rapacité sanglante de ceux qui élèvent des tas d’or. Jusqu’au jour où les travailleurs n’auront pas détruit un état de choses en vertu duquel, grâce à tout l’or amoncelé, on peut mobiliser la haine des hommes contre d’autres hommes, jusqu’à ce jour, vous pataugerez dans l’horreur et la honte, avec ou sans guerre. Désormais vous êtes les plus forts, vous devez anéantir cet état de choses, sous peine d’étouffer ! Ici et au-delà des mers, sous les tropiques et sous les neiges éternelles, les hommes sont déchaînés les uns contre les autres, par les patriotes meurtriers de tous les pays, pour l’amour de l’infâme Mammon. C’est à eux que nous faisons la guerre ! La grande tuerie n’a pas été voulue par « le Destin ». Ce sont des hommes qui sont responsables du crime incommensurable ! qu’on les mette au pilori ! C’est parmi vous qu’est l’ennemi. »

***
Notre maréchal des logis-chef qui nous rassemble le soir et qui nous harangue en nous appelant « camarades » me semble simplement risible. Mais lorsqu’il s’avise de nous mettre en garde contre le bolchevisme, je me demande si je ne dois pas tout de même lui marcher sur le ventre.

On n’en vient pas là. L’esprit de contradiction des autres me stimule, m’incite à dire plus tôt, ce que j’ai sur le coeur. Lorsque je termine, on ne voit plus un seul gradé.

Deux heures plus tard, les soldats du régiment tout.entier se rassemblent au grand manège. Un officier a l’audace de parler des heures tragiques que traverse la patrie. Une tempête de huées le balaye.

***
Le soir même, je rentre par le rapide. Je trouve tout naturel que ceux qui ont osé lever leurs mains souillées sur Karl Liebknecht et les camarades soient depuis longtemps sous les verrous. Je lis ce qu’on écrit du nouveau et de l’antique droit de l’homme, proclamés par le prolétariat. Tout ceci me paraît aussi naturel que la joie des soldats qui rentrent, celle des ouvriers et de leurs femmes, dans toutes les villes que nous traversons.

Je songe à tous ceux que j’ai rencontrés. Où sont-ils ? Où gisent-ils ? Que dirait Paul. l’infirmier, à présent ? Et Alfred ? Je pense aux Hambourgeois, et je sais qu’ils sont fidèles au poste. 2
Berlin n’est toujours pas tombé. Nous sommes trente déserteurs. Nous savons que les papiers que nous a délivrés le Conseil de soldats et d’ouvriers de Hanovre ne sont pas encore valables à Berlin. Aussi quittons-nous Je train, à une petite fare de banlieue, fermement résolus à briser toute résistance. Mais l’occasion ne s’en présente pas. La sentinelle nous laisse passer.

Un tramway m’amène à l’est de Berlin. Je tremble que tout ceci ne soit qu’un rêve ... je monte l’escalier avec une hâte fébrile, j’ouvre violemment la porte et je vois Sophie. Debout, comme fascinée, elle cherche sa respiration et lève les bras. Je ne sais si elle pleure ou si elle rit. Je voudrais tant lui dire quelque chose, un seul mot, je ne peux pas.

Elle s’abat sur ma poitrine. Toute sa joie est contenue dans le cri : « Mon petit ! » Ma carabine tombe avec fracas.
***
Le lendemain matin, je suis à la porte de la fabrique et je me nomme.

Le portier me réclame ma carte de contrôle.
– Hans Betzoldt... Vous me connaissez pourtant ?
– Cela ne me regarde pas !
– Téléphonez à Riedel.
– Je n’ai pas le temps !

D’un bond j’ai franchi l’entrée malgré ses injures. Je traverse la cour, je vois que le grand hall est plein d’ouvriers.

Zickel parle :
– Moi aussi, dit-il, j’ai été forcé d’agir de façon contraire à mes convictions. Chacun de nous, pris isolément, était sous la férule militaire. Les ouvriers sont injustes à mon égard en exigeant mon renvoi.

Je traverse la salle. Çà et là, un cou se dresse, j’entends crier mon nom, je m’arrête court devant l’estrade ; Riedel qui m’a aperçu, me tend la main. Zickel se trouble, hésite. Agitation. Cris d’interruption : « À bas ce gueux ! »

Je m’avance lentement vers Zickel, je suis tout près de lui ; son regard incertain va de moi à Riedel, puis à l’assistance. Un ouvrier saute sur un tas de planches et crie :
– Jetez dehors ce gredin ! 3

Riedel qui veut calmer les esprits, n’y parvient pas. Au moment où il me saisit par l’épaule et cherche à me parler, Zickel, comme un voleur surpris, court vers la porte de derrière et disparaît.

Riedel agite la sonnette :
– Deuxième question de l’ordre du jour. L’heure décisive est arrivée. À Kiel, à Hambourg, à Hanovre, à Brême, à Munich, le prolétariat marche d’accord avec ]es soldats ! Ils attendent la réponse des ouvriers de Berlin. Les chefs révolutionnaires ont proclamé la grève générale.
Riedel ne peut continuer : il est interrompu par une salve d’applaudissements !

– À bas la guerre ! En avant ! Marche !

Lorsque nous quittons l’usine, les ouvriers de l’Albatros [2] franchissent déjà les portes. Au-dessus de leurs têtes flotte le drapeau rouge.
– Au revoir, Riedel.
– Où vas-tu, Betzoldt ?

J’étais déjà au milieu de la cour quand je réponds :
– Aux freins « Knorr » [3].
– Est-ce que les usines de Rummelburg sont entrées en grève ?

Je me retourne encore une fois.
– Les Lichtenbergeois sont là.

Riedel sourit, sourit encore plus, me fait signe. Il me montre la gare. De l’autre côté, on voit poindre, noirs et innombrables, les ouvriers des grandes usines de Schöneweide.
***
Des milliers d’ouvriers des établissements Schwarzkopf [4] sont déjà réunis au Humboldthain.

Nous nous dirigeons vers l’A.E.G. (Allgemeine Elektrizitäts Gesellschaft) [5] de la Voltastrasse.

Les femmes y sont en majorité. Des ouvriers en armes et des soldats précèdent les manifestants. Le personnel de plusieurs usines plus petites et de moindre importance se joint à notre colonne qui grossit de plus en plus. La nouvelle que les travailleurs de l’est sont déjà en marche porte l’enthousiasme au délire.

En silence, deux officiers regardent passer les mutins. Deux d’entre nous fondent sur eux et se font livrer leur revolver et leur épée. Un groupe de sergents de ville vient au-devant de nous ; sans opposer de résistance, ils rendent leurs armes que les ouvriers se partagent.

Un prisonnier de guerre russe, qui hisse un sac su une voiture, le décharge, rit et nous salue. Nous lui faisons des signes. Quelques-uns vont à lui et lui secouent la main. Il disparaît et revient au bout d’un instant, suivi de plusieurs de ses camarades qui se joignent à nous.

Le cortège s’approche de l’A.E.G.

Une délégation parlemente avec le portier. Il gesticule, défend l’entrée.
– Qu’y a-t-il besoin de palabrer ?
– Qu’on le pende au plus proche réverbère !

Quelques ouvriers le saisissent et l’écartant brutalement, pénètrent à l’intérieur.
– Ici, les gens armés !

Un groupe de manifestants protège contre une attaque possible de la rue les ouvriers qui se précipitent dans la fabrique. Un autre prend position dans la cour. De tous côtés part le cri de « Grève générale ! ». Soldats, ouvriers et femmes se tiennent devant les machines et les établis.
– Le prolétariat de Berlin est en marche !
– Nos frères de Munich, Kiel, Hambourg appellent au secours !
– Un pour tous ! tous pour un !
– À bas la guerre !

Les moteurs s’arrêtent ; ingénieurs et contremaîtres s’éclipsent. Les diverses équipes se solidarisent avec nous.

Le cortège grossit de plus en plus. Les places, les trottoirs, les pelouses, les fenêtres sont noirs de monde. Une dame en manteau élégant et en chapeau secoue la tête et dit :
– Qu’adviendra-t-il de tout cela ? On lui montre un écriteau : « Révolution ».

À la gare de Stettin, Chausséestrasse, on crie :
– À la caserne des « Hannetons ! »
Des soldats à qui nous faisons signe se tiennent derrière les croisées closes.
Tac-tac-tac-tac-tac !
Cris de femmes. Quelques-unes se tordent sur le pavé.

Le mur humain oscille : la durée d’un instant, la panique menace de détruire toute discipline.
Les ouvriers armés ne cèdent pas ; ils se mettent à l’abri, le doigt sur la détente de leur arme.
– Brutes sanguinaires !
– Ne reculons pas !
– À l’assaut ! Entrez tous !

Des portes craquent. Des gens armés escaladent la porte cochère.

La caserne est occupée en un clin d’œil et les sentinelles se rendent. On désarme les officiers et on leur ôte les insignes de leur grade.

Les soldats fraternisent avec nous.
D’en haut, les dossiers des bureaux sont jetés dans la rue.
Toutes les mitrailleuses sont réquisitionnées et transportées sur le camion.
– Les gens armés en avant !

Une mitrailleuse se trouve sur le toit de la prison cellulaire de la Lehrterstrasse. Feront-ils feu ?
– Déployez-vous en tirailleurs, marchez contre les portes !

On oblige les geôliers à ouvrir les portes les unes après les autres. Serrement de mains, étreintes. Un détenu crie : – Vive la révolution ! empoigne un fusil et prend place parmi nous.

D’autres pleurent. Un homme regarde déferler ce flot humain, comme s’il ne comprenait pas ce qui lui arrive : c’est le capitaine de Beerfelde.

Devant la caserne, à côté de la prison, tout est demeuré calme. Allons-nous tomber dans une embuscade ? Va-t-on de nouveau tirer sur nous ?

– Encore une fois, à l’assaut !

Mais voilà qu’un sergent agite un mouchoir. Des soldats se précipitent par la porte principale et se joignent à nous. Nous continuons à avancer. À présent, nous sommes déjà des centaines de milliers. Des inscriptions surgissent de partout. Les drapeaux ondulent comme une mer rouge. Des enfants se mêlent au cortège. Employés de tramways, pompiers, infirmiers, et, dans cette multitude, des groupes entiers de soldats : agents, chasseurs, uhlans, marins, matelots sur des autos-camions, matelots armés. Partout où ils apparaissent, on les acclame, on les porte en triomphe, on leur cède la parole.

Les nouvelles se succèdent : l’Empereur est en fuite. Les prisonniers de Moabit aussi sont mis en liberté Les ouvriers font des discours. Aux fenêtres, sur des voitures renversées, on voit pêle-mêle de menues silhouettes émaciées, de petites formes épuisées, des géants, des femmes. Ils lèvent le poing, acclament tumultueusement l’armée en marche, l’excitent, jubilent, hurlent. Sous les tilleuls, la marée est étale. Les masses humaines affluent de la porte de Brandebourg au château et du château elles refluent jusqu’à l’ancien corps de garde.

Là, où se tenaient la veille encore des soldats du premier régiment de la garde, il y a aujourd’hui des ouvriers armés et des soldats à cocarde rouge.

Nous retournons vers le Château. Tout est noir de monde. Dans les quartiers de l’ouest et du sud aussi, les bataillons ouvriers ont partout eu le dessus.

Tout Berlin est sur pied. Les millions d’ouvriers ont eu raison des dernières résistances. Tout est entre nos mains.

Des chants nous parviennent des rues latérales :

« Le drapeau que nous déployons est rouge !” Karl Liebknecht prend la parole.

Le drapeau rouge flotte sur le Château.

9 novembre 1918.

Karl Liebknecht parle. Du haut du portail principal du Château impérial de Berlin, il proclame : « Ce n’est pas parce que l’ordre ancien est mort que nous devons croire notre tâche terminée. Il nous faut tendre toutes nos forces à construire le gouvernement des ouvriers et des soldats et bâtir un nouvel ordre d’Etat : prolétarien, un ordre de paix, de joie et de liberté pour nos frères allemands et nos frères du monde entier. Nous leur tendons la main et les invitons à parachever la révolution mondiale. » (Illustrierte Geschichte der deutschen revolution, Internationaler Arbeiter-Verlag, Berlin, 1929, p. 209-210.)