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les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

Les mutineries des soldats français

Extrait du numéro 10 avril juin 1973 du Peuple français. Toute la collection de cette Revue d’Histoire populaire se trouve sur le site des Archives Autonomies Fragments d’Histoire de la gauche radicale

Partie pour la guerre en dentelle en août 1914, l’armée française s’était rapidement engluée dans la boue froide des tranchées. Mois après mois, année après année, les morts s’amoncellent. Mais les poilus sont toujours solides au poste, l’Etat-Major, malgré des rivalités internes, toujours sûr de lui. Pourtant la victoire rapide de 1914 s’estompe de jour en jour dans la guerre d’usure, ou le maintien du front, stabilisé depuis novembre 1914, coûte chaque fois des vies nouvelles. Les- saignées chez I’ennemi sont faites au prix de sacrifices tout aussi grands chez I’attaquant.

L’OFFENSIVE NIVELLE Avril 1917.

 La victoire est à nouveau promise. Si la pression russe n’est plus aussi forte sur le front, ceci est dû au fait de la première révolution russe ; mais, les Américains vont renforcer le front ouest, et surtout un nouveau général en chef, Nivelle, a établi un plan d’attaque, qui par une percée fulgurante, bousculera les allemands et permettra la reprise de la guerre de mouvement. ll s’agit de faire une grande percée sur le plateau de Craonne, position stratégique que les Allemands possédaient. Mais le plan est connu par les Allemands, qui dégagent leurs troupes en créant un vide dans lequel les troupes françaises et anglaises vont s’enferrer sans préparation sérieuse d’artillerie. L’armée allemande repliée sur des positions solides massacra les troupes adverses à la mitrailleuse et au canon.

Lancée le 16 avril 1917, l’offensive principale eut lieu dans la région de Reims, sur le plateau de Craonne au Chemin des Dames. Le 17 avril, Nivelle connaît son échec ; ce n’est que le 20 mai que l’offensive est arrêtée. Quelles que soient les causes de l’échec, trahison ou bêtise, sans doute les deux, les résultats de l’offensive sont sans commune mesure avec les pertes : 271 000 hommes pour quelques centaines de mètres ou au plus 2 km de terrain gagné. Seuls restaient pour les soldats des noms tristement célèbres : Moulin de Laffaux, Vauclerc, le Cornillet. Hurtebise et Craonne avec sa chanson.

LA SITUATION INTÉRIEURE

Ce massacre inutile eut des répercussions rapides à l’intérieur de la France où la situation sociale et politique était tendue. En effet, par le rôle que les ouvriers avalent pris dans la production d’armement nécessaire au ravitaillement de l’armée, ceux-ci avaient relancé les revendications laissés en sourdines au début de la guerre sur les conseils des socialistes partisans de I’Union sacrée. Mais en 1917, la conférence de Zimmerwald, qui s’est tenue 2 ans auparavant, a modifié le rapport de force au sein du mouvement socialiste ; les thèses de Lénine, sans être totalement adoptées, relançaient le courant révolutionnaire et pacifiste.

En France, la Fédération des Métaux, très puissante dans la C.G.T.. suit Lénlne et le nouveau mot d’ordre ouvrier est : "ouvrier en blouse et en uniforme debout pour la lutte révolutionnaire ". Les grèves sont nombreuses. En mars 1917, treize grandes grèves avec parfois des émeutes ; la production de guerre diminue de 5O% à Bourges, de 15 % à Paris, tandis que les mouvements pacifistes et révolutionnaires possèdent des correspondants à l’armée qui reçoivent les tracts et les journaux (le . Bonnet Rouge ’, . l’Humanlté ’, . le Journal du Peuple’), qu’ils font circuler parmi les soldats et même chez les officiers. Le gouvernement doit tenir compte de ces nouvelles composantes de la politique française, lorsque des socialistes français lui demandent des passeports pour Stockholm où doit se tenir une conférence qui peut aboutir à une proposition de paix, que l’Etat-Major refuse obstinément et que le gouvernement ne souhaite pas réellement. C’est dans ce contexte intérieur et extérieur que fin mai l’armée française, jusqu’ici, atteinte de quelques refus d’obéissance simple, connut un mouvement de mutinerie de grande ampleur.

L’EXTENSION DES MUTINERIES

Les mutineries de 1917 évoluèrent à la fois dans le temps et dans l’espace.

Leur extension dans l’espace se situe essentiellement entre Soissons et ,Aubérive, c’est-à-dire surtout sur le front qui avait participé à l’action Nivelle du 16 avril 1917 : quelques mouvements eurent lieu à la fin dans la région de Verdun. Mais le restant des troupes du front franco-anglais, qui s’étendaient de la Mer du Nord au Rhin, fut peu atteint, sauf dans certain secteur de l’armée anglaise, où le général Haig réprima durement et rapidement les débuts de révolte qui se firent jour.

Entre Soissons et Aubérive, ce furent surtout les divisions situées dans le secteur du Chemin des Dames qui fournirent le plus grand nombre de révoltés. Mais cela ne situe pas la crise réellement, car si elle fut limitée sur le front, elle prit de l’ampleur en profondeur, dans l’arrière du front.

La crise s’est étendue dans les zones de repos ou les divisions étaient maintenues en attendant ou en revenant des offensives ; mais elle a aussi touché plus en profondeur : les gares où les trains de permissionnaires stationnaient ou bifurquaient, et les gares terminus de Paris.

Dans le temps, la mutinerie a commencé lentement dans les jours qui suivirent l’offensive Nivelle, pour atteindre un paroxysme au début juin où les troubles ont des aspects franchement révolutionnaires et rassemblent un nombre important de mutins.
Ensuite la crise est retombée, avec une reprise fin juin, puis un pourrissement jusqu’à la fin de l’année 1917.

LES FORMES DE LA CRISE

La crise prit deux formes principales, individuelle et collective ; mais c’est le deuxième cas qui frappa l’opinion publique et qui mérite vraiment le nom de mutinerie.

Les révoltes individuelles eurent deux aspects. D’une part, les désertions à l’extérieur qui furent peu nombreuses du fait de leurs difficultés et des risques graves encourus ; d’autre part, des désertions intérieures qui existaient dès avant 1917, en atteignant 15 700 cas en moyenne par an, mais qui augmentèrent brutalement au moment des mutineries, et qui étaient assez difficiles à réprimer puisqu’il y eut des cas de désertions intérieures où le soldat ne fut repris que un ou deux ans plus tard et pour certains jamais.

Mais l’essentiel de la crise s’est traduit par des formes collectives, soit par de petits groupes (20 à 40 hommes) ; soit de mouvements plus importants. 250 cas de refus collectifs ont été recensés et 121 régiments furent touchés une ou plusieurs fols ; les actes collectifs évoluèrent en quantité et qualité au cours des mois de mai et de juin.

Les premiers incidents éclatèrent le 17 avril à Auberive où une vingtaine d’hommes abandonnèrent leur poste au moment de monter à l’assaut. Mais ce n’est encore qu’un phénomène spontané où le soldat instruit de l’expérience de la veille et du massacre qui s’ensuivit, prend peur et refuse . d’aller à la boucherie ’. Les incidents qui se répètent dans les dix jours qui suivent sont plus nombreux et touchent plus d’hommes ; le 2 avril, 200 hommes se dispersent au moment de remonter en ligne, puis le 4 mai, ce sont les officiers qui se joignent au refus de leurs hommes ; mais il n’y a jamais de motifs politiques mis en avant, et on ne trouve pas de cas sociaux ou syndicaux dans les déserteurs, et les officiers dans l’ensemble reprennent leurs hommes en main, tandis qu’une partie d’entre eux est traduite en conseil de guerre’

Dans les 15 jours qui suivent, fin mai, le nombre de refus collectifs augmente rapidement, ainsi que le nombre de soldats concernés ; d’autre part, fin mai, les formes de révolte évoluent, en particulier à la 3ème D.l. qui a été engagée à Craonne et où les soldats, devant les rumeurs de retour au front, chantent l’Internationale, tirent des coups de feu, lancent des grenades dans la ville de Viller-sur-Fère. où ils sont en cantonnement. L’État-major, cette fois-ci, réagit vigoureusement : 5 condamnations à mort dont 4 exécutions, alors que jusqu’ici la grâce était presque automatiquement accordée.

C’est que la révolte a changé d’aspect, elle a une forme révolutionnaire sinon le fond, et l’État-major fait appel pour justifier sa répression, à la conspiration pacifiste . Simple acte d’indiscipline jusqu’ici, le mouvement pourrait devenir plus politisé. Et les événements du 28 mai au 5 juin, sont effectivement plus graves. Il semble que durant cette période, les bataillons se soient repassés des consignes de grève, les mots d’ordre existent et sont directement tournés contre la guerre et non contre les officiers. Les mouvements se poursuivent sur deux ou trois jours dans un même régiment et des rumeurs de marche sur Paris circulent. Dans tous les cas, l’Internationale est le chant qui jaillit spontanément. Par endroit, des officiers sont frappés, et il apparaît pour la première fois, la constitution d’une sorte de conseil de soldats pour lancer un mouvement, tandis que des tentatives de structuration apparaissent. Le maximum de la crise est atteint dans les premiers jours de juin.

A la 5’ D.1., après une réunion préparatoire, 250 à 300 soldats et caporaux manifestent invoquant plus ou moins des mobiles politiques (Congrès de Stockholm...). Mais les événements les plus importants ont lieu à Vlllers- en-Tardenois et Chambrecy à la 41’ D.l. L’importance tient au nombre de mutins d’une part (2 000), aux prétextes invoqués d’autre part ( on tire sur les femmes en grève à Paris ), et aux formes révolutionnaires des manifestations : défilés drapeau rouge en tête, au chant de l’Internationale, attaque et pillage de la mairie de Villers-en-Tardenois, mollestage et menace de mort vis-à-vis du général Bulot, traité . d’assassin. buveur de sang ’.

Le mouvement va durer trois jours (lèr, 2 et 3 Juan) et le calme revient après. Les concessions des officiers et les dispersons des régiments permettent ce retour au calme. Révolutionnaire dans la forme, le mouvement ne l’a sans doute pas été dans le fond, bien qu’il faille remarquer que l’un des régiments comprenait un noyau révolutionnaire (groupe révolutionnaire d’Oyonnax) qui a dû influencer le mouvement comme le prouvent les paroles d’un soldat : . Ce n’est pas seulement du repos qu’il nous faut mais, la paix ou la révolution. ’

Le mouvement risquent de prendre de l’importance et de dégénérer, l’État-major commence à changer de pratique : la force ne peut rien en ce moment pour la répression ’, et on s’achemine vers une reprise en main plus subtile. On pratique la dispersion et l’isolement des mutins, par rapport à leurs camarades, aux civils, et surtout par rapport à la Région Parisienne où les permissionnaires ont des contacts avec les pacifistes.

En effet, tandis que se déroulent des manifestations plu-s ou moins importantes dans les camps de repos proches du front, 130 gares sont touchées par des troubles qui varient en gravité’ Les gares représentent une plaque tournante des permissionnaires. montant et descendant du front dont le soldat est aussi loin que du danger de la répression immédiate. Il est au milieu d’autres soldats et d’autres officiers que ceux de son régiment qui le connaissent bien et peuvent plus facilement prendre des sanctions. Enfin les trains sont souvent mauvais, restent plu- sieurs heures en gare, et les soldats qui y sont entassés ont tout le temps pour échanger des informations vraies ou fausses sur les mutineries, De fait les manifestations dans les gares sont nombreuses, parfois violentes. Souvent ce sont de simples cris : A bas la guerre ! Vive la révolution ! Vive la paix ! Le chant de l’Iternationale est toujours présent. D’autres fois, on jette des pierres dans la gare au passage du convoi, on pille les wagons de marchandise, on arrache des portières. Lorsque le service d’ordre veut intervenir, les manifestations dégénèrent très rapidement au détriment des différents officiers de l’armée, de la gendarmerie ou de la police. La solidarité des soldats joue à plein, tout soldat arrêté est immédiatement délivré par les autres, quelquefois par des sous-officiers qui prêtent main- forte aux soldats. Dans les gares parisiennes, la propagande pacifiste a toute facilité pour agir face à la police et à l’armée qui rejettent l’une sur |’autre le contrôle des gares et s’opposent plus ou moins. Des agences de désertion fonctionnent à la sortie de certaines gares et le soldat peut y trouver des habits civils pour déserter.

Ces événements à l’arrière justifient l’analyse qu’une partie de l’Etat-Major fait de la crise’ : l’essentiel de la mutinerie a pour cause l’action des pacifistes et des révolutionnaires. C’est la thèse avancée par les généraux Franchet d’Espérey et Duchêne. Les événements du 2 juin à Beuvards viennent étayer leur thèse. A la 47’ D.I.. la révolte est lancée par un seul homme sur mobiles politiques : . A bas la guerre ! Vive la révolution ! A bas la calotte ! ’. Ces appels sont repris rapidement par 150 hommes qui acclament la révolution russe. Les officiers gui tentent de calmer leurs hommes sont obligés de faire une retraite, précipitée. Puis, le mouvement déborde le campement et les soldats se répandent dans les rues de Beuvards en direction de la maison des officiers sur laquelle ils tirent. Les quelques officiers qui s’y trouvent n’ont que le temps de s’enfuir à travers champs, poursuivis par leurs soldats qui ne peuvent les rattraper. Le restant des soldats libèrent les prisonniers du poste de police, tout en mettant le feu à une baraque d’adrian (Baraques en bois faciles à démonter et donc à monter.), tirant sur ceux qui veulent éteindre l’incendie, et échangeant des coups de feu avec les soldats qui ne veulent pas se joindre à eux. Finalement isolés, les mutins se rendent au matin. Les sanctions furent rapides et frappèrent principalement un caporal qui dirigea plus ou moins la mutinerie.

Après l’échec de ces mutineries graves au début de juin, il semble qu’un calme revienne. Est-ce du fait que le mouvement n’arrive pas à prendre de l’ampleur et que les meneurs attendent un meilleur moment ? On peut retenir cette hypothèse dans la mesure où des mutins se sont enfuis en criant : "c’est manqué ".’

Toujours est-il que du 7 Juin au 3 juillet, peu à peu le calme revient, non sans quelques mutineries encore violentes, surtout fin juin, le 26 et 27, à la 15. D.l. Dans cette division un leader apparaît et organise un mouvement comportant une centaine d’hommes. Les mutins s’arment, marchent"sur Soissons, molestent des officiers et continuent sur Moncourt ou un sous- lieutenant sauve sa vie de justesse, tandis qu’un convoi militaire est arrêté et en partie détruit. C’est avec l’arrivée de la nuit que le calme est rétabli. Cette mutinerie est la dernière de grande ampleur. Les manifestations qui vont suivre seront surtout orales ou écrites, mais dans tous les rapports et dans les lettres ouvertes par le contrôle postal, une idée domine : . Le mouvement a échoué, mais il faudra le refaire.

Des troubles apparaîtront encore Jusqu’en janvier 1918 ; et même si il n’y à-plus de rébellion-ouverte les rapports de police signalent que les soldats en permission refusent très souvent de saluer les officiers, avouant ainsi que l’autorité est loin d’être rétablie six mois après les troubles.

Si on se cantonne aux faits, il semble finalement que certains régiments ont eu des accès de mauvaise humeur qui ont pris par endroit des formes révolutionnaires, mais qu’il n’y ait pas eu le plus souvent de prise de conscience politique. Pourtant le contrôle postal a arrêté des lettres qui prouvent un malaise plus profond et une volonté déterminée d’en finir avec la guerre, soit par la paix, soit par la révolution : . La division est en révolution. Nous ne voulons plus marcher. lls ont voulu tuer les commandants de régiments... ll faut en finir avec la guerre qui aboutit à la destruction des ouvriers et la consolidation des intérêts du capitalisme. ll faut la paix ou la révolte.

QUI S’EST RÉVOLTÉ ?

Il ne semble pas qu’il faille s’arrêter à des causes purement militaires de la mutinerie. mettant en avant les erreurs de l’Etat-Major. En effet ce sont toujours des petites gens qui se révoltent ; très peu de mutins appartiennent à des catégories socio-professionnelles élevées. La paysannerie représente la majorité relative des révoltés, mais après arrive immédiatement le monde ouvrier qui aura le triste privilège de fournir la majorité des condamnés à mort et des exécutés, et ceci bien que Pétain ait souvent accordé une grâce lorsque le condamné était trop marqué politiquement ou syndicalement afin d’éviter des remous à l’arrière. Parmi ces ouvriers révoltés la plus grande partie est originaire du Nord, de la Région Parisienne et de la Région Lyonnaise, régions où l’activité syndicale et politique étaient intense. Paysans ou ouvriers ce sont toujours des célibataires jeunes qui forment la majorité des mutins mais on trouve aussi des hommes mariés avec enfants, quoiqu’ils s’engagent moins facilement dans des actions pouvant entraîner la peine de mort. Bien que parfois des officiers aient participé aux mouvements, ce que les rapports militaires passent le plus souvent sous silence, il reste de tout ceci que c’est avant tout la révolte des simples soldats.

LES RÉACTIONS FACE AUX MUTINERIES

Les réactions face aux mutineries vont être différentes suivant le niveau hiérarchique chez les ’militaires et suivant l’évolution de la situation intérieure chez les civils. Les officiers sont directement au contact des soldats et des mutins en particulier. lls connaissent la lassitude qu’éprouve le poilu devant une guerre qui s’éternise. Mais il y a deux catégories d’officiers, ceux qui sortent de l’école de guerre seront toujours partisans de la répression rapide et brutale, d’autant plus qu’ils se savent peu aimés de leurs hommes envers qui ils sont froids et distants. Ces officiers brillants, pas toujours courageux, et généreux de la vie de leurs hommes, sont les premiers molestés dans ’les bagarres, et leur réaction est logique d’autant plus qu’ils viennent souvent de milieux socialement élevés et politiquement réactionnaires.

Par contre les officiers sortis du rang du fait de la guerre et du manque de cadres, restent proches de leurs hommes dont ils faisaient partie i’l y a peu de temps. lls les comprennent quand ils ne les aident pas directement. Ces officiers ne sont pas toujours bien vus par l’Etat-Major, surtout lorsqu’ils demandent à celui-ci du repos pour leurs hommes et qu’ils excusent leurs révoltes. Certains de ces officiers sont des militants pacifistes, ils participent à des réunions du P.S.U. (Parti socialiste unifié autonome par rapport à la S.F.|.O. avant 1914) à Paris durant leurs permissions et quelques-uns sont partisans de collectifs de soldats à la manière des soviets.

Face à ces nouveaux officiers, la quasi totalité de l’Etat-Major, habitué à une autorité sans partage, interprète la crise sous un angle révolutionnaire.

Fayolle et Franchet d’Esperey l’affirment, d’autres le sous- entendent, mais presque tous voient dans une répression rapide et brutale la solution pour se débarrasser du mouvement socialiste tant dans l’armée qu’à l’arrière du front, sans toujours se rendre compte que le rapport de force n’est pas vraiment en leur faveur.

Parmi les généraux, Pétain est le plus lucide et préfère une solution plus paternaliste car il se méfie de l’épreuve de force, dont il sait qu’elle pourrait par la . solidarité du peuple , se retourner contre le régime, comme il en a l’exemple en Russie. .

La pratique donnera raison à Pétain qui déjà applique une idée qu’il développera par la suite plus largement : "Un général en chef doit être un homme d’état" ,. Et c’est en homme d’état que Pétain va utiliser les rapports des polices militaires et civiles.

Les renseignements fournis par la police et la section de renseignements aux armées (S.R.A.) tiennent compte pour les deux organismes du rôle de l’offensive Nivelle et de son résultat désastreux sur le moral des troupes. Mais les rapports vont plus loin. La police pose le problème de la compétence de l’État-major et de celle des jeunes officiers sortis des écoles de. guerre. Le S.R.A., tout en tenant compte des problèmes militaires, met en avant le rôle des pacifistes. Même s’il est normal pour une police militaire de chercher des responsabilités ailleurs que dans l’armée, le fait est symptomatique. En tout cas, les rapports.- sont significatifs de l’état d’esprit régnant dans l’armée : . l’armée n’a pas envie de faire lâ révolution, mais si elle la croit organisée, elle voudra y prendre part ll faut encore tenir compte des derniers mots d’un soldat, avant d’être fusillé : il déclare avoir eu des rapports avec une organisation centrale à Paris. Même si le fait n’est pas vrai, la déclaration du fusillé, rapportée par la S.R.A., prouve qu’il règne dans l’État-major et la police militaire la hantise ’de l’exemple russe.

Parallèlement la réaction du gouvernement est ambiguë. D’une part il ne veut pas donner prise aux reproches de l’armée et ainsi lui laisser le champ libre pour prendre des décisions de police chez les civils, d’autre part il semble qu’il ait été incapable ou bien qu’il n’ait pas voulu contrôler la propagande pacifiste. Mais avant tout le gouvernement fut peut -être plus proche de son opinion publique et conscient des risques, que ne l’étaient la plupart des généraux.


LES CAUSES

Si les réactions furent si différentes c’est peut être aussi parce que les causes furent très variées et que chacun a pu ainsi en retirer ce qui le servait le mieux.

Parmi les causes, le soldat reproche à l’Etat-Major (d’une façon plus ou moins nette) la longueur de la guerre, les permissions insuffisantes, le maintien en ligne trop longtemps, les offensives inutiles et meurtrières, et puis les camps de repos infectes et surchargés où l’on ne trouve l’oubli du front que dans le vin vendu à bas prix par des civils qui profitent de la situation.

Les mots qui reviennent le plus souvent dans les reproches des mutins sont "mépris" et " boucherie inutile ". Le soldat a l’impression d’être considéré par certains officiers qu’à partir du moment où il monte en ligne pour la . boucherie ’. La dernière offensive de Nivelle lui a donné de bonnes raisons d’accroître ses revendications et l’obstination de celui-ci dans ses erreurs amène le soldat à penser que l’ensemble du haut commandement est incapable de terminer la guerre. Toutes ces conditions permettent à la propagande pacifiste de se développer rapidement. Même si celle-ci ne fut pas le véritable moteur de la crise, elle en fut sans doute le catalyseur.

Cette propagande fut très active et elle se fit sous des formes multiples que la censure militaire ne parvint pas toujours à arrêter.

L’action pacifiste va du simple tract envoyé par la poste ou acheminé par un permissionnaire dans chaque régiment, jusqu’à l’action ouverte dans les gares et dans les trains sous forme de propagande orale invitant les soldats à déserter ou à se révolter contre le massacre inutile,. Le contrôle postal fait de son mieux pour arrêter les lettres et les tracts mais parfois son action plus ou moins efficace réussit en fait à déformer ou amplifier involontairement l’information ou la propagande initiale. C’est ainsi que se répand dans les régiments une rumeur selon laquelle des grèves de femmes ont été matées à la mitrailleuse grâce à des troupes coloniales. Pour ce motif beaucoup de soldats refuseront de monter en ligne.

Même s’il faut tenir compte du fait qu’une partie de la propagande pacifiste et anarchiste est entretenue par des agents allemands à Paris, on ne peut malgré tout leur imputer toute l’action pacifiste et syndicaliste, et, surtout cela ne suffit pas pour expliquer le fait que cette propagande ait pris autant parmi les soldats. ll faut bien reconnaître que le climat social et le moral de l’armée s’y prêtaient, que la propagande soit ou non d’origine allemande.

Les causes annexes de la mutinerie sont d’importance variable mais non négligeable. Ainsi le rôle d’exemplarité de la révolution russe n’est pas à sous-estimer. Beaucoup de mots d’ordre des mutins s’y réfèrent : Vive la révolution ! Vive la paix ! Vive la Russie ! ’ ou encore, on va faire comme en Russie . Il se forme dans certains régiments des embryons de conseils de .soldats sur le type des soviets. L’État-major se plaint d’ailleurs souvent de la trop grande liberté de la presse vis-à vis de la révolution russe et du danger de l’exemple pour l’armée française. ll se plaint aussi de l’hésitation du gouvernement vis- à-vis de la réunion de Stockholm et de l’espoir de paix que celle-cl suscite chez les soldats qul en parlent souvent dans leur courrier. Dans tous les cas l’état-major réclame une plus grande censure et s’attaque aux autorités civiles qu’il estime trop molles face aux mouvements pacifistes et syndicalistes.

Enfin il faut souligner une cause indirecte dans l’extension de la crise ; .le. jeu de la solidarité des soldats face à la répression. Cette solidarité se manifeste de diverses manières,’ le plus souvent par une grève des bras croisés,. Ce type d’action énervant L’État-major car elle lui rappelle trop que le soldat est avant tout un civil en uniforme, et, que les trois ans de guerre n’ont pas réussi à lui casser ses réflexes de travailleur. Dé plus des sanctions sont plus difficiles à prendre dans ce cas que lors d’une action violente. La solidarité n’est pas négligeable et fera, dans bien des cas, reculer une répression brutale qui tentait certains généraux. Ainsi un officier constate : . La force ne peut rien en ce moment pour la répression., Ceci peut expliquer le fait que la répression fut moins violente que certains le souhaitèrent.

LA RÉPRESSION

La répression évolua dans le temps avec l’ampleur du mouvement et le rôle de plus en plus grand de Pétain. La première réaction de l’Etat-Major, qui fut celle aussi de Pétain au tout début, se traduisit par une volonté d’appliquer systématique- ment la loi martiale, comme Joffre en avait donné l’exemple dans les années précédentes. Si l’on en croit le témoignage d’anciens combattants la décimation fut pratiquée dans certains régiments ; mais rapidement il semble que le danger d’une telle répression apparut aux généraux. La solidarité risquait de jouer contre le système répressif et au lieu de résoudre la crise pouvait au contraire accélérer la prise de conscience des soldats en faveur de la révolte.

La réaction du gouvernement a été plus simple. Son analyse reposait essentiellement sur le fait que la crise était avant tout de la faute de l’Etat-Major, en conséquence c’était à celui-ci de régler le problème. Le gouvernement dégageant sa responsabilité laissa à Pétain toute latitude pour agir. ll semble donc que l’attitude du gouvernement ait consisté à faire le moins de remous possible surtout dans les milieux politiques et syndicaux.

Dans ce contexte, l’action de Pétain fut plus celle d’un homme politique que celle d’un militaire. Pesant les différentes causes, il choisit une répression courte qui lui permettait de faire des exemples, tout en acceptant des concessions sur le plan de l’organisation matérielle, mais qui ne remettait jamais en cause les fondements de la hiérarchie militaire et la structure de l’armée.

Sachant qu’une répression brutale de grande envergure était impossible, sinon . il aurait fallu arrêter des divisions entières, officiers compris ,, il choisit de faire passer en jugement, devant des conseils de guerre, tous les soldats qui pouvaient être considérés comme meneurs (qu’ils soient arrêtés sur le vif ou dénoncés par la suite). Les accusés avaient le droit d’avoir des défenseurs qu’ils choisissaient eux-mêmes, sauf dans les cas où la gravité du crime réclame un châtiment prompt et exemplaire ’ et où le jugement avait lieu "sans retard ".

Quelles furent dans ces conditions le nombre de condamnés ? Les chiffres varient de 412 condamnations à mort dont 55 exécutlons selon le service historique des armées, à 629 condamnations dont 75 exécutions (23 seraient discutables), selon G. Pedroncinl, qui rejette l’hypothèse de la décimation. Pour les autres condamnations, 2 873 ont été prononcées, dont 1 881 sont des peines de prison supérieures à 5 ans et I 492 peines légères. Dans tous les cas, la répression s’est accélérée après le 15 mai, c’est-à-dire quand la crise devient plus violente et prend une consonnance plus politique. Mais si Pétain pense " qu’une première impression de terreur est indispensable ’, il sait les limites de cette terreur, et préfère mettre l’accent sur des mesures plus matérielles, en augmentant le nombre de permissions, en améliorant les cantonnements en arrière du front, ainsi que la nourriture, dans un but bien précis : disperser les régiments mutins en les fondant dans des régiments . " sûrs ’’ et reprendre tout le monde en main dans des camps de repos. Ainsi Pétain indique dans une note : . L’instruction sera reprise suivant une progression soigneusement combinée... les chefs de corps profiteront du repos pour rétablir par des mesures appropriées la subordination de grade à grade... ’

Pétain n’oublie pas non plus l’aspect économique de la crise et modifie la solde de façon à contrôler le soldat sur ses dépenses en instituant un carnet d’épargne sur lequel est visé la somme, évitant que le poilu dépense celle-ci dans le vin qui aida certains soldats à passer aux actes de mutineries.

Mais la reprise en main de Pétain ne s’étend pas uniquement à l’armée, les civils sont aussi concernés. Pétain décide d’empêcher le plus possible les contacts entre les parlementaires et la troupe, car ces contacts risquent de déconsidérer L’État- Major par les révélations qu’ils peuvent apporter. ll faut tenir le plus possible les civils à l’écart. Pour cela, il faut tenir en main la presse car le général Gamelin pense "qu’on joue avec le feu en laissant la presse commenter sans discernement la révolution russe, les grèves et même les événements militaires". C’est Nivelle qui fournit un plan pour museler la presse en créant . le service d’informations "aux armées", qui distribuera les informations à 12 journalistes accrédités et placés sous la direction d’un officier supérieur. Les articles seront censurés par le G.O.G. qui jugera des . "bonnes" Infor mations à diffuser. Les propositions de Pétain au Ministre de l’Intérieur (Malvy) sont claires : il faut éviter les articles propres à démoraliser les troupes (demande qui reconnaît finalement le rôle de la propagande pacifiste), au contraire ll faut susciter des articles donnant confiance au soldat en lui-même et en l’Etat-Major. Pétain résume cela en une phrase : " ll faut obtenir de la presse qu’elle soit moins critique et plus documentaire" Et pour être plus sûr d’éviter la "presse critique", Pétain commence une action pour interdire toute presse et propagande pacifiste et révolutionnaire. ll pousse le gouvernement à agir en faisant taire les dirigeants syndicalistes, en interdisant les réunions anarchistes et en poursuivant les soldats qui veulent y assister. Les tracts et journaux pacifistes sont saisis, les instituteurs de l’Ecole Emancipée sont surveillés et leurs journaux interdits.

Mais pour Pétain, son travail ne pourra être mené à bien qu’avec l’élimination des partisans de la paix, à l’intérieur même du gouvernement. ll obtiendra le renvoi du préfet de police Laurent, pas assez actif vis-à-vis des pacifistes, mais surtout, indirectement grâce à Clémenceau et à l’extrême-droite réunis, il aura la satisfaction ile voir Malvy démissionner le 2 septembre 1917. Le premier novembre, Clémenceau (4) prend la direction du pays et « entreprend » la lutte contre les pacifistes. Clémenceau, arrivait au bon moment pour la France bourgeoise, car si le calme régnait de nouveau sur le front grâce à Pétain, la tension restait telle à l’arrière que presque partout les permissionnaires refusaient de saluer les officiers et la victoire d’octobre 1917 en Russie était de plus en plus tentante pour certains soldats.

A la fin de l’année 1917, la crise est en voie de résorption définitive grâce à Pétain sur le plan militaire et à Clémenceau sur le plan intérieur. Combien de soldats furent touchés par ce mouvement ? Les chiffres varient de 40 à 100 000 mutins déclarés, mais il reste à connaître ceux qui approuvèrent et souhaitèrent la révolte et dont les lettres ouvertes par le contrôle postal semblent indiquer qu’ils furent très nombreux. Les estimations donnent un tiers de soldats restés "fidèles". Cette crise apparaît donc plus profonde qu’on ne laissa paraître sur le moment et le faible nombre d’exécutions fut peut être dû plus à l’impossibilité d’une répression de grande envergure plutôt qu’à la volonté réelle des dirigeants d’épargner les soldats dont ils avaient fait bonne mesure jusqu’alors dans chaque bataille’

Michel LUSSAC.. (4) Peuple Français no 3 . " Au pilori "