Bandeau
les révolutions de 1917 à 1921
La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

La boucherie de la guerre de 14-18 accouche d’un monde qui se révolte.

Les soviets à Strasbourg, 10-21 novembre 1918
LES ALSACIENS PENDANT LA PÉRIODE RÉVOLUTIONNAIRE

Extraits de "Développement et communauté" Janvier 73 reprenant un fragment de la thèse de doctorat d’histoire du Prof Christian Baichler. Ce texte a été publié dasn Vroutsch Série La Marge N°9-11 "Les conseils ouvriers en Allemagne 1917-1921 -en 1973 à Strasbourg

A) LA SITUATION AVANT L’INSTALLATION DES SOVIETS

La question qui se pose en premier lieu est la suivante : existait-il en Alsace une situation révolutionnaire, ou la révolution n’est-elle qu’ une "marchandise" importée ? Comme nous le notions plus haut, on sent poindre, dès le début du mois de novembre, une certaine inquiétude dans la bourgeoisie alsacienne. Elle lit dans les journaux les progrès de la révolution en Allemagne et les troubles qui sont son cortège. Surtout, elle constate l’attitude inquiétante de certaines catégories de la population urbaine. Dès le mois de septembre on peut noter l’inquiétude du Volksfreund -hebdomadaire catholique de Strasbourg- à propos de l’influence que peut avoir l’idéologie bolchévique sur une population dont la discipline et les mœurs se dénouent [1]. Et il envisage avec inquiétude la période de la fin de la guerre. En effet, les fac¬teurs de troubles ne manquent pas en Alsace.

On constate partout une profonde démoralisation de la population et tout particulièrement de la jeunesse [2]. On constate également l’existence de tensions sociales et des grèves éclatent, en particulier parmi les ouvriers et employés du chemin de fer en Haute-Alsace -ce qui a pour effet de dérégler le ravitaillement des troupes et de la population. Des ouvriers employés dans le cadre du « Hilfsdienst » sont impayés [3]. La pratique du marché noir, possible uniquement pour les personnes riches, n’a fait qu’accentuer les tensions sociales, d’autant que l.1élévation du coût de la vie a érodé le pouvoir d’achat, ce que les classes moyennes ou pauvres ont ressenti très durement. Là-dessus, viennent se greffer les problèmes posés par les relations toujours plus tendues entre indigènes et immigrés. Du côté des militaires on nota un relâchement de la discipline assez inquiétant. Et quelle sera l’attitude des soldats alsaciens-lorrains de retour du front et en particulier de ceux qui ont servi à l’Est au contact des Russes ou dans la marine ? [4] SPINDLER se fait l’interprète de ces inquiétudes en rapportant [5] une conversation qu’il a eue le 1er ou le 2 novembre avec son ami MULLER -il est possible et même probable qu’il s’agit du député de Thann- et au cours de laquelle ce dernier parle de ses inquiétudes : "Il voit déjà des conseils de soldats s’installer partout : une fois que ces millions d’hommes seront démobilisés et reflueront vers leurs foyers où ils se trouveront en face de toute espèce de difficultés ils seront mécontents et sombreront dans l’anarchie. A Strasbourg, les gens du peuple bousculent les bourgeois dans les trams et parlent de se mettre à leur place. Un bonhomme, son ami, le docteur K. avait soigné avec beaucoup se dévouement, a dit en pleine figure à celui-ci "M. le docteur, vous avez joui assez longtemps de votre villa, c’est maintenant notre tour :"

Dans la nuit du 7 au 8 novembre, on assiste aux premières manifestations de rue. Il s’agit de jeunes gens et de permissionnaires. Les rues sont animées, discussions entre ouvriers et soldats. Le lendemain, une proclamation du général FINCKENSTEIN, commandant de la place, exhorte les permissionnaires à s’abstenir de toute manifestation. De même, l’adjoint TIMME, remplaçant du maire SCHWANDER, lance un appel au calme à ses concitoyens. Mais la nuit suivante, les manifestions reprennent ; plus audacieuses cette fois, les manifestants tentent de libérer les prisonniers qu’ils supposent être au gouvernement militaire, place Kléber. La nuit suivante, la manifestation est encore plus importante. Des milliers de personnes se rassemblent place Kléber. Des manifestants essaient de s’emparer de la prison, rue du Fil, mais échouent. Ils se répandent dans divers quartiers de la ville et saccagent l’appartement d’un officier allemand de la place.

On ne peut pour autant affirmer qu’il y a en Alsace une situation révolutionnaire. Il manque à la fois la volonté et l’organisation révolutionnaire. La révolution - son cours nous le montrera abondamment - est importée, d’où son caractère très particulier. Les ouvriers n’y participent presque pas, c’est une révolution de soldats.

B) LA "REVOLUTION" STRASBOURGEOISE [6]

Dans la matinée du 9 novembre, un télégramme du gouvernement annonce que des marins révolutionnaires sont en route pour Strasbourg. Un groupe venant par Haguenau arrive à destination dès midi, un second rencontre des difficultés au pont de Kehl, mais passe néanmoins. La gare de Strasbourg, dans laquelle campent en permanence des milliers de soldats, devient le foyer révolutionnaire. Dans la nuit du 9 au 10, un soviet de soldats s’y constitue qui donne l’ordre au gouverneur militaire de Strasbourg de se présenter devant lui. à 8 heures du matin [7] Indépendamment de cette tentative, mais encouragé par elle, un autre mouvement identique se produit parmi les ouvriers du gouvernement militaire, tandis que le député social-démocrate, BOEBLE, constitue également un soviet. Une entrevue a lieu entre celui-ci et le chef d’Etat-Major du gouvernement militaire, von HOLLEBEN, ordre est donné à tous les régiments de constituer des so¬viets [8]. Sur ordre, les officiers laissent faire ou même se mettent à la tete du mouvement.

Le conseil municipal, convoqué par PEIROTES qui s’est nommé maire pendant la nuit, se réunit le dimanche 10 novembre à 11 heures et élit PEIROTES au poste de maire et NEUNREITER au poste d’adjoint ; Laurent MEYER annonce au conseil municipal que RIEHL, SCHULENBURG, et lui-même viennent de fonder un soviet d’ouvriers qui essayera de prendre la situation en main. PEIROTES convoque, en accord avec les soviets de soldats, les représentants des organisations ouvrières dans le courant de l’après-midi, afin de constituer un gouvernement. L’après-midi, les représentants des différents conseils de soldats et d’ouvriers, réunis à l’Hetel de Ville, élisent un comité exécutif de 13 membres. Parmi ces membres on trouve les Alsa¬ciens Charles FREY et ANTONI, un capitaine alle¬mand, REINARTZ, qui jouera un rôle très important dans la révolution en tentant de la rendre la plus radicale et surtout la plus allemande possible, enfin REBHOLTZ - immigré, secrétaire d’un syndicat d’ouvriers brasseurs dans le civil et sous-officier dans l’armée - qui est élu président du comité exécutif et aura une influence assez modératrice. Ainsi, le soir du 10 novembre, il y a deux pouvoirs à Strasbourg, le comité exécutif des 13 avec REBHOLTZ à sa tête, le conseil municipal avec PEIROTES. La tache principale de ces deux organismes va être le maintien de l’ordre - le conseil municipal crée une garde civique dès le 10 et réellement organisée à partir du 16- et le ravitaillement en vivres et le licenciement des soldats.

Il y aura quelques tentatives pour donner aux soviets une allure plus révolutionnaire Sous l’impulsion de marins venant de Wilhelmshaven à la tete desquels se trouve un certain THOMAS, qui se prétend alsacien, mais est né en réalité dans le Palatinat. Le 16 novembre, une séance orageuse a lieu au Palais de Justice où siège le comité central des soviets. Grâce aux Alsaciens FREY, PEIROTES et ANTONI, le danger de radicalisation est conjuré. Il faut également noter la pression constante qu’exerçait REINARTZ avec ses sbires armés, mais la garde civique leur fait contrepoids. Le 17 novembre, ont lieu huit réunions publiques sur le thème de la révolution et de l’internatio¬nalisme visant à gagner la population aux soviets. Ces réunions ne trouvent que peu d’audience auprès de la population strasbourgeoise. La principale réunion se tient à la salle de l’Aubette. Plusieurs contradicteurs se prononcent ouvertement pour l’union à la France (10).

La dernière séance des soviets a lieu le 20 novembre [9]. Ils constatent qu’avec l’arrivée des Français "toute action politique devient im¬possible... Les camarades allemands socialistes qui repasseront le Rhin se consoleront en pensant que la propagande internationaliste continuera à Strasbourg, afin que nous puissions entrer en contact avec nos frères français et nous entendre avec eux". C’est la fin de la "révolution".

C) QUELS SONT LES CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA "REVOLUTION" EN ALSACE ?

C’est une révolution d’origine militaire. Les chefs militaires ne s’opposent pas à la constitution des soviets, ils encouragent même la participation des officiers afin de canaliser le mouvement. Une des taches essentielles des soviets de soldats c’est la démobilisation dans l’ordre. Les conseils d’ouvriers ne se constituent que par la suite et ont généralement un rôle de contrepoids. A Strasbourg, par exemple, ils se constituent sous l’impulsion des socialistes PEIROTES et MEYER, et non pas spontanément.

Cette révolution a également un autre sens. Très rapidement, elle prend l’allure d’une tentative désespérée afin d’éviter que l’Alsace ne tombe aux mains de la France. A Strasbourg, l’action de BOEHLE va, semble-t-il, dans ce sens ; le commandement militaire, après un moment d’hésitation, appuie le mouvement. Il s’agit de proclamer une république indépendante d’Alsace-Lorraine [10] . Dès le début de la période révolutionnaire -même auparavant, semble-t-il- des affiches et des tracts sont répandus, qui proclament : "Ni allemands, ni français, ni neutres. C’est le drapeau rouge qui est vainqueur". Le drapeau rouge qui est hissé dès le 13 novembre au sommet de la cathédrale a la même signification. L’arrivée de THOMAS et de ses marins va dans le même sens, et ceux-ci se croient obligés de démentir l’accusation qu’on leur porte de faire de la propagande germanophile en affirmant dans la presse qu’ils ne luttent que pour l’Internationale [11]. Il faut ajouter que, dès le 12 novembre, les soviets de soldats ont exigé que tous les drapeaux et cocardes tricolores qui avaient fleuri dans la ville de Strasbourg soient retirés. De même à Colmar, un incident a eu lieu à ce propos [12]. Les partisans de l’Allemagne font également courir le bruit de la révolution en France, de l’assassinat de FOCH. Mais tout cela sans succès.

Dès le début, les Alsaciens francophiles se sont efforcés de "noyauter" les soviets. La social-démocratie de Strasbourg a joué un grand r8le avec PEIROTES, MEYER, RIEHL, etc. Le journaliste Charles FREY a également joué un r8le très important. Averti dès le 9 par l’alsacien ANTONI qu’une révolution se prépare, il participe à la formation du soviet de son régiment. PEIROTES veut faire contrepoids au pouvoir des soviets de soldats en prenant en main la mairie et en provoquant la constitution de soviets d’ouvriers. Dès le 10, d’autres Alsaciens sous la direction du juge de paix LEVY, s’emparent de la présidence de la police et des commissariats de quartiers. La garde civique constituée à Strasbourg est à la fois une police pour le maintien de l’ordre et un contrepoids aux bandes armées par le capitaine REINARTZ. Dans certaines villes d’Alsace les soviets ont eu comme unique rôle le maintien de l’or¬dre au moment de la dissolution des pouvoirs, sans prendre aucune signification politique. On note ainsi à Neuf-Brisach la constitution d’un soviet de bourgeois et d’ouvriers à la tète duquel se trouvent le curé RICHERT, l’entrepreneur de trans¬ports FERRARY et le médecin Otto KISSEL.

En même temps qu’ils s’efforcent de mainte¬nir l’ordre et d’empêcher une radicalisation des soviets, les meneurs alsaciens s’efforcent d’en¬trer en contact avec les troupes françaises afin qu’elles accélèrent leur entrée en Alsace. A Strasbourg, Jean KNITTEL et D. FREYSZ essaient, avec les encouragements de FREY et de PEIROTES, de se mettre en rapport avec les troupes françaises par T. S. F. dès le 10. Mais ils échouent, aussi le second va-t-il à la rencontre des troupes ’françaises auprès desquelles il s’acquitte de sa mission.
De Colmar également, on envoie des émissai¬res qui se rendent en voiture à Cornimont auprès du général LACAPELLE, le 14 ou 15 novembre, afin de demander qù’on accélère l’entrée des troupes françaises dans la ville (18).